— Par Roland Sabra —
Je le confesse . Le jeudi est mon jour de sortie préféré pour le théâtre. Après la relâche du dimanche soir et du lundi, la reprise du mardi et la toujours difficile deuxième, qu’elle soit de la série ou hebdomadaire, le meilleur du travail proposé est souvent là au mitan de la semaine. J’évite le week-end, surtout le samedi, par crainte de croiser un public, en sortie peu habituelle et aux réactions décalées. Et pourtant!
Ce samedi 5 janvier 2019 la Troupe Coméd’île, créée en 2008 par Guillemette Gallet de Saint Aurin et qui fête ses 10 ans cette année m’a fait découvrir, avec bonheur, tout un aspect du théâtre martiniquais que je connaissais peu. Au temps pour moi!
La pièce jouée ce soir-là est la dernière création de Coméd’ile, après Treize à table, J’y suis j’y reste, Pique-nique en ville, Le Noir te va si bien. Cinq pièces en dix ans, voilà déjà une indication sur travail de la troupe, qui se donne donc quinze mois de répétition avant de se produire. Le délai de gestation ne s’explique pas seulement par le fait qu’il s’agisse d’une troupe exclusivement composée d’amateurs, engagés professionnellement dans d’autres activités parfois fort éloignées de la scène. Il témoigne d’un sérieux, d’un investissement réel, d’un désir de faire honneur au public dans le cadre d’un bénévolat généreux et engagé. Guillemette Gallet de Saint Aurin, la metteure en scène et cheffe de troupe le déclare tout net: «La recette entière va au Foyer de l’Espérance, nous ne nous occupons même pas de la billetterie. Nous sommes totalement bénévoles. Cette partie aide-à-l-autre est très importante dans notre compagnie. Nous nous retrouvons dans l’idée d’aider notre prochain. C’est cet objectif qui nous lie tous et anime le groupe.»
Le Foyer de l’Espérance accueille 200 jeunes de 6 à 20 ans, qui connaissent de graves difficultés sur le plan familial, scolaire et social. Et c’est là que Coméd’ïle répète et se produit au milieu d’enfants et d’adolescents trop souvent en détresse. Et on aura beau dire sur la dimension totalement unicolore de la troupe, et du public lors de la dernière représentation de la pièce, en matière de générosité que chacun balaie devant sa porte et les rues seront nettes.
C’était donc la treizième représentation «L’emprunt russe» de Dominique Ghesquière et Pascal Chivet qui s’est jouée comme à l’accoutumée à guichet fermé. Dominique Ghesquière est un spécialiste de l’Opéra comique, passionné par la musique du XIXè siècle et plus particulièrement par Offenbach, animé du souci de démocratiser cet art qui connaît son âge d’or à la même époque et à propos duquel il veut «prouver que l’opéra comique, on peut en parler en jean, pas besoin de nœud pap’! Il faut le démystifier, le démocratiser. »
Ce XIXè était un siècle agité, sans télévision, ni cinéma, et le public penchait vers la comédie, ses sous-types (vaudeville, farce, pochade, revues) et leurs hybrides plus à la mode en raison de leur caractère gai et fantaisiste. Eugène Labiche qui signera 176 pièces, est un des éminents représentants de ce courant.
La pièce, qui est un hommage à l’auteur de vaudevilles et à ses pochades passionnelles et domestiques est co-écrite à la fin du XXè siècle avec Pascale Chivet, comédien et metteur en scène. L’action se situe à Paris en janvier 1910, en pleine crue centennale de la Seine, à un moment où de sérieux doutes émergent quant à la solidité de l’emprunt lancé par l’empire russe entre 1888 et 1916 pour financer l’économie du pays. Un couple, bien sous toutes les coutures, du moins en apparence, va tenter de refourguer les titres douteux à deux provinciaux bordelais, mari et femme, en visite dans la capitale. Intrigue, quiproquo, aparté, sous-entendus, grivoiseries, couplets sont de mises comme l’exige le vaudevillisme. Il y a là le bourgeois, le parvenu, le tartuffe ensoutané, la grenouille de bénitier, l’ex-maquerelle reconvertie et ses anciens clients, la progéniture à jamais infantile et tout ce petit monde d’y aller de sa blague, de son calembour, de son jeu de mot dans une profusion qui tire source par instant de l’almanach Vermot. Peu importe. J’ai ri. De bon cœur. Et si l’issue se devine rapidement, si le coup de théâtre final est un pétard un peu mouillé j’ai eu du plaisir à découvrir —tardivement, je sais— le sympathique travail de Coméd’ïle qui se hausse à la hauteur et surpasse même certaines prestations, se revendiquant du professionnalisme, exhibées sur nos scènes et qui relèvent de la médiocrité. Bien des critiques de Madinin’Art en témoignent.
Guillemette Gallet de Saint Aurin effectue un véritable travail de direction d’acteurs. Clair énoncé du propos, incarnation du verbe, discours adressé, le résultat est parfois inégal mais certains d’entre eux, dans les rôles de Bernadette ou de Narcisse, ont une réelle présence sur le plateau, celui d’Armand est aussi bien tenu quoiqu’avec un peu d’inconstance dans la performance. Le reste de la distribution est à la hauteur du travail demandé. C’est la qualité essentielle de ce spectacle que de remplir la tâche qu’il s’est fixée, sans prétention autre que de bien faire sans compter. La cheffe de troupe a choisi de toucher un large public, avec un théâtre populaire de qualité, accessible à tous, dans la joie et la bonne humeur, sans jamais verser dans la vulgarité.
Sans doute mille cinq cents spectateurs en une douzaine de représentations, une belle prestation d’ensemble, la totalité de la recette versée à une œuvre sociale, que demander de plus ? Peut-être une plus grande reconnaissance, pour une troupe martiniquaise valeureuse. Elle a son pendant, son équivalent, en Guadeloupe avec « Courtes Lignes », mais alors que celle-là a porte ouverte chaque année au Théâtre Aimé Césaire de Fort-de-France, on attend encore l’invitation dûe à celle-ci : La Coméd’Île.
Fort-de-France le 06/01/2019,
R.S.,
L’emprunt russe
De Dominique Ghesquière et Pascal Chivet
Par la troupe Coméd’Île
dans une mise en scène de Guillemette Gallet de Saint Aurin
François Barbier, Gabrielle Chomereau Lamotte, François Dabas, Marie-Thérèse Gallet, Antoine Gouyé Martignac,Anne Piketty, Emmanuel de Reynal, Valentine de Reynal