— Par Harry Durimel, avocat et maire de Pointe-à-Pitre —
Il est vrai que, lors de l’audition des parties civiles qui s’est déroulée les 20 et 21 janvier 2021 en Martinique et en Guadeloupe, les magistrats instructeurs ont évoqué la probabilité que la prescription serait encourue dans cette affaire, la plainte avec constitution de partie civile des concluantes ayant été déposée le 23 février 2006. Mais les parties civiles ont adressé, le 4 mars 2021, une requête démontrant qu’il n’y a point de prescription. Dans le respect du secret de l’instruction, nous nous devons de dire la vérité au peuple. Selon l’article 7 du Code de procédure pénale en vigueur au moment des faits « en matière de crime, l’action publique se prescrit par dix années révolues à compter du jour où le crime a été commis si, dans cet intervalle, il n’a été fait aucun acte d’instruction ou de poursuite. S’il en a été effectué dans cet intervalle, elle ne se prescrit qu’après dix années révolues à compter du dernier acte. Il en est ainsi même à l’égard des personnes qui ne seraient pas impliquées dans cet acte d’instruction ou de poursuite. L’article 8 du même Code, en vigueur jusqu’au 1er mars 2017, précisait qu’« en matière de délit, la prescription de l’action publique est de trois années révolues (…) ». Faisant application de ces dispositions légales, la jurisprudence a posé que :
– « L’action publique en matière de délit se prescrit après trois années révolues à compter du jour où ces infractions ont été commises »
– « L’action publique de l’infraction occulte ou dissimulée court à compter du jour où l’infraction est apparue et a pu être constatée dans des conditions permettant la mise en mouvement ou l’exercice de l’action publique » ;
– La prescription ne court pas lorsqu’il existe un « obstacle rendant impossible la mise en mouvement ou l’exercice effectif de l’action publique » ;
– Enfin, selon l’adage Actioni non natae non praescribitur, l’action ne peut se prescrire avant d’être née. Il apparaît des investigations diligentées depuis 15 ans que l’intoxication au chlordécone est une infraction : intemporelle, car continue ; occulte, car elle ne pouvait être connue des victimes ; qu ‘une fois connue, a été dissimulée par certaines personnes qui y avaient intérêt et par des autorités publiques. Enfin, des obstacles ont empêché les parties civiles d’agir avant 2004.
L’intoxication au chlordecone est une infraction intemporelle. L’impact du chlordécone dépasse le temps d’une vie humaine, de sorte qu’on doit considérer que l’empoisonnement au chlordécone se situe hors du temps. Tout d’abord parce que les infractions ne se sont pas arrêtées en 1994, ensuite parce que l’intoxication va perdurer pendant 700 ans, exposant les plaignants à un risque permanent. L’infraction ne s’est pas arrêtée en 1994 .
La prescription n’a pas commencé à courir
L’infraction continue est celle qui se poursuit dans le temps, dont la matérialité est susceptible de s’étendre sur une certaine durée. Dans ce cas, la prescription ne court qu’à compter du jour où l’infraction a cessé. Il ressort des investigations que, même après le 1er mars 1994, les ventes de Curlone ont perduré. Par ailleurs, il est acquis que, même après 2002, des patates douces contenant entre 30 et 150 g de chlordécone ont été mises sur le marché, distribuées et vendues. Les taux élevés de chlordécone dans ces patates douces démontrent que la molécule a été utilisée à cette époque. Encore à ce jour, des révélations continuent à être faites concernant l’utilisation contemporaine de chlordécone dans l’agriculture en Outre-mer. Par exemple, en novembre 2019, dans le cadre de la collecte des produits périmés non utilisés (PPNU), 108 kg de Curlone, répartis dans des sacs de 25 kg, dans leur emballage d’origine, presque en parfait état, ont été ramenés à la société chargée de la récupération de ces déchets. Autre exemple, en juin 2018 et décembre 2020, l’eau potable était contaminée au chlordécone. La dernière date à laquelle le chlordécone a été mis sur le marché, distribué, vendu ou utilisé ne peut donc être retenue arbitrairement et théoriquement comme étant la date de l’arrêté de dérogation. Les actes constitutifs des infractions n’ayant pas cessé, la prescription n’a donc pas commencé à courir.
Il en est de même des effets de l’empoisonnement au chlordécone, qui n’ont pas pris fin. Indépendamment de la date indéterminable à laquelle la molécule toxique a été utilisée, vendue, distribuée ou mise sur le marché pour la dernière fois, il demeure indéniable que, ne serait-ce que par sa rémanence, l’infraction est continue.
La dissimulation des infractions a suspendu le délai de prescription
La molécule en cause est encore présente dans les sols et elle est en contact constant avec les populations présentes sur place, chaque fois qu’elles boivent (ruissellement des produits qui se trouvent dans les sols vers l’eau) et/ou se nourrissent des différents produits issus des milieux contaminés. Les faits poursuivis portent sur une intoxication des ultramarins, mais également sur un dommage à l’environnement constitué par la contamination des milieux naturels et des produits qui en sont issus par l’utilisation de chlordécone.
En plus d’être une infraction continue, l’empoisonnement au chlordécone est une infraction occulte. C’est celle dont on ne peut avoir immédiatement connaissance, de sorte qu’au lieu de courir à partir de la commission des faits, le délai de prescription commence à courir lorsque l’infraction avait été découverte. Il ressort du dossier lui-même que l’empoisonnement est demeuré pendant longtemps occulte. Ce n’est qu’en 2003 que le grand public a eu connaissance de cette matière chlordécone. L’apparition du mot »chlordécone » sur la scène publique a permis aux ultramarins d’être ensuite informés de sa toxicité et de sa rémanence. L’intoxication au chlordecone est une infraction dissimulée. La dissimulation des infractions a consisté en des manœuvres commises par les producteurs de bananes et certains représentants de la puissance publique, pour éviter que les procédures ne soient révélées au grand jour et la toxicité et la rémanence du chlordécone ne soient découvertes par le grand public. Il en ressort que la dissimulation des infractions a suspendu le délai de prescription, qui ne peut courir qu’à compter de la révélation du scandale au grand public, soit en 2004. La plainte avec constitution de partie civile déposée le 23 février 2006 a donc valablement interrompu la prescription de l’action publique.