Monchoachi
à François Boddaert, Editions Obsidiane
…Je vous expose ma visée pour Lémistè dont Liber America que vous avez entre les mains, constitue un premier volet : il s’agirait d’un long parcours à travers les mythes, les magies, les rituels cérémoniels qui ont fait la présence des différentes parties ou lieux du monde, présence recouverte totalement de nos jours par la Civilisation : Amérique, Afrique-Océanie, Europe-Asie (se sont mes découpes), non évidemment dans le simple but de rapporter ceux-ci (je ne suis pas ethnologue), mais en les jouant, en les déplaçant, en les retournant, voire en les subjuguant, ceci en vue d’ébranler la vision calamiteuse du monde charriée par la dite Civilisation.
Comme tout poète, je n’ai à ma disposition pour ce faire que la langue, ou du moins j’en ai deux : la créole et la française, ce qui me permet de jouer des facultés de l’une et de l’autre, la française plus portée aux généralisations, la créole plus rythmique, plus sonore, plus imagée, plus sensible, plus traversée aussi par le souffle, non de l’esprit, mais des esprits et des magies, ce qui ne constitue pas un moindre recours pour nous ramener à une vision du monde sensible où toutes choses vivent et pas seulement l’homme. D’où rythme foisonnant et flots d’images, etc… voila la visée globale.
S’agissant à présent de LIBER AMERICA (qu’il faut entendre non pas comme le « livre d’Amérique », mais liber, plus étymologiquement comme le tesson vivant sous l’écorce visible et morte). Je l’ai conçu en différentes parties, différents thèmes ou motifs (plus musicalement) que j’ai répugnés à nommer de façon trop transparente pour ne pas transmettre le sentiment d’un traité de « philosophie ». Ces parties sont successivement : la Mort (Ha Lézange), le Temps (Rara solé), la Terre (Pieds poudrés), la Vérité (Trois fois ça meîme dit cé vré), la Liberté (Quimbé là), auxquelles vient s’ajouter la parole (Les voluptés).
Bien entendu tous ces motifs se recoupent et se répondent les uns les autres comme autant de cercles qui se coupent et se tangentent, sans parler des déroutements et des fugues auxquels s’expose et se livre à tout prendre la parole poétique. J’insiste tout de même sur un point qui je l’espère apparait ou transparait dans l’ensemble, à savoir qu’il ne s’agit aucunement en tout cas dans mon esprit, quand bien même le mouvement rythmique est porté par cette matière du mythe, de la magie et du rite, il ne s’agit pas à mes yeux de choses passées, mais bien d’évocations du présent (ou de la présence à l’ombre du présent) et de l’avenir (ou d’un avènement possible porté par retour en un découvrement).
La beauté noire
La fille à la calebasse
Les ravêtes-léglise
Yves Bergeret, poète
à Monchoachi
J’ai l’intuition que tu as écrit un grand livre, fondamental. Rites, sacrifice, bégaiement, violence et sacrifice, lien de parole et rite…
Rarement un livre m’a autant passionné…
…Sur les Antilles et leurs côtes continentales j’ai beaucoup lu aussi ; moins que toi c’est sûr. Jamais je n’ai lu un livre aussi dense, « exact », efficace, presque performatif, que le tien. ..
…Voici ton livre. Indispensable. Aussi dans son aspect ethnographique non littéraire de collectes des rites, des gestes et des paroles. ..
…Pourquoi ce support, le livre ? Mais comment diable fais-tu ? Qui est le poète qui écrit par ta main ? Qui est donc celui qui atteint à une très grande densité et profondeur d’humanité…
Ce que tu as réussi à mettre ici en forme me paraît un pari irréalisable. Tu l’as réalisé cependant.
…
… J’ai fini ton livre et maintenant reprends tous les jours, dans l’ordre où tu les fais venir, des cycles et des cycles de poèmes. Ce qui me frappe dans cette deuxième lecture, qu’à présent je veux délibérément lente, c’est la violence. La violence partout, dans les rites, dans la langue, dans les invocations. J’ai l’impression que tu te tiens au plus près de cette violence du sacré sur laquelle René Girard a dit des choses si belles ou plutôt si pertinentes au début de son travail (avant de s’égarer complètement dans les deux dernières décennies). Tu étires la langue alors mais rien ne se déchire, bien au contraire.
Ce qui me frappe aussi c’est combien tu te maintiens dans une vigilance extraordinairement patiente et lucide dans ce que les toro nomu (les gens de Koyo, dans Le Trait qui nomme) appellent le « dawin » : le moment de tous les dangers, dans l’interdit, mais où tout se passe et où les « esprits » sont une énergie extrêmement turbulente. Là, on ne peut pour ainsi dire pas parler, pas nommer. On n’aventure pas le corps ni la pensée ; sauf les initiés bien sûr. Mais toi tu le fais et surtout le fais faire puissamment, intensément à ton lecteur. Si du moins il fait l’effort de te lire lentement et en essayant de comprendre. Tenir cette note juste si longuement est, à mon avis, un formidable pari littéraire et anthropologique, que tu gagnes…
Monchoachi,
à Yves Bergeret
…Je comprends mieux la question centrale que tu soulèves, à savoir celle de la pertinence de l’objet Livre comme support impropre de toute façon à contenir ce débord de vie, de parole, de rites. Alors je dois avouer que le Livre cela était en réalité la seule carte qui me restait à tenter de jouer afin de transmettre tant soit peu tout ce que j’ai accumulé au fil du temps, après l’expérience Lakouzémi qui a tourné court après trois années, où il s’agissait de tenter d’approcher par la parole et les expériences multiples, dans un lakou (une « cour » justement, avec des guillemets), de faire vire en quelque sorte, de frayer en tout cas un chemin de vie à toute cette richesse qui nous constitue. Je sais la dérision du Livre d’autant que je dois tenter d’y faire entendre le créole qui y est absolument rebelle, tellement cette langue est parole et corps (dans sa constitution même, sa syntaxe), et tellement je dois me méfier du français comme du diable, à chaque tournant, à chaque interstice (conjonction, copule…), cette langue, comme tu le notes si bien, travaillée par des siècles de rationalisme…
Bernard Demandre, critique littéraire
Extraits d’un article à paraitre dans la revue Diérèse 22 janvier 2013
Célébrer le pays, non un pays abstrait et ses évocations rapides et convenues, mais celui du poète martiniquais Monchoachi, lieu rude, savoureux, celui de la Rive, de la Terre- jaune, des Buissons-épineux, du pays pierreux, de ces chairs-là qui sont « Graines du ventre », voilà la nouvelle expérience tentée dans son dernier livre : Lémisté, de faire s’épouser plus densément deux langues, le Français et le Créole, se pénétrant comme pour faire vibrer intensément les vers. Mère des mères, cette autre langue, si proche de l’instant et de l’émotion , « Met ses mots dans leur bouche ».
…
Et si la poésie, face à la difficulté de parler et à cette élaboration d’une langue plus neuve, n’était qu’une sorte de bégaiement – un saut, un bond par-dessus les mornes –, élévations et dépressions, non pas seulement répétition, mais affirmation dans l’hésitation, comme lorsqu’on entre dans l’étrangeté de cette langue mêlée et d’un texte flamboyant.
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Monchoachi nous donne à comprendre et à sentir, à travers les mouvements d’un texte éblouissant de variété, d’appels aux ombres et aux éclats, – lieu des contrastes, « broderies sur la chair vive » – , et nous invite au don par un cérémonial de l’accueil : «… alors devant lui ils mangent la terre / donnent un beau à ses pieds nus / Puis mettant leur corps debout / passent à son cou colliers / guirlandes de fleurs / colliers d’hélianthes et de magnolias, / colliers plusieurs rangées / colliers nattés colliers en plumes tressées …. ».
Il ne s’agit pas ici d’exotisme ni de spectacles pour touristes pressés. La magie est ce qui nous met « à l’écoute du nom » et opère en nous, ce qui est vrai de toute poésie, un retournement à travers un voyage des sens, un dépaysement fondamental et permet à cette parole sauvage, comme retrouvée, langue du poète, « Crié par l’âme les morts ou par un rêve-zyéux-clai » ou « chant perché des caroubiers / Le bastringue des carapaces sous les tonnelles ».
Jean-Pascal Dubost, poète
Extraits d’un article paru sur le site Poézibao, février 2013
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Et les mystères, en ce bel emmêlement de langues, Monchoachi les explore, explore ceux de la création, de la nature, de l’homme, offrant au lecteur une vaste architecture verbale et complexe dans la lignée des grandes cosmogonies.
…
Les hommes dansent et chantent, créent des vertiges de langue pour que le monde soit
et le poète les écoute, et récupère en la sienne ; sa langue mêle deux langues qui ont tout pour ne pas s’entendre, il se fait écho de l’une dans l’autre, et vice-versa, charriant mythes et rituels, ainsi, au « Arma virumque cano » de l’Énéide, Monchoachi répond : «Une nouvelle langue dans la bouche/Des plumes la place pour chanter », il chante les hommes au coeur d’une nature divine. Sa langue mêlée alors nous fait goûter la saveur du monde, la possible saveur du monde, ce que la civilisation n’a pas encore détruit, c’est un chant de civilisation, qu’il chante, mais d’une civilisation accordée au corps humain, « La terre tremble sous la fougue des hommes-vaillants », et au moyen de sa langue, il crée de nouveaux mystères, mais enchanteurs, non point alourdis par la peur du divin. Au-delà de la proposition cosmogonique, Monchoachi revendique des langues qui s’entendent entre elles ; des facultés des deux langues qu’il parle, il en rassemble les opposés, voilà bien un dessein farouchement politique, mais sa revendication n’a pas le ton de la colère, mais celui de la joie flamboyante de posséder la faculté de parole,
« Se tenir dans le désordre des choses
sans chercher, avec les mots, les appareiller
Les laisser travèser, s’énivrer
Toujours
en saut
dans la créance encontrer quèque parition
Avec lenvie wouè lans zyé-ou nimpóte quiça
Terribe
Qui parle et ne se refuse
Le signe chaque chose
Qui veut dire
Et veiller à le dédier et à renouveler
le pacte
« vous servirai de guide, vous montrerai le chemin »
….
La beauté noire
Et là ils sont dans les nuages
Errent les enfants
comme cheins fous au gré des vents
dans les tourbillons et les turbulences du vent
Sans rame, sans voile, sans barre, sans mire
Seuls amers les constellations d’étoiles
Seuls paysages
des nuages la teinture fugace.
Lors le criquet divinò poussa sa délirante stridente
Nuages percés vers le bas
tombées les eaux du ciel en-bas
et au dessus du trou
nimbés d’un vert guère comme les nuages
raides penchés ils virent :
Un la-chai’ délectable, ils virent
(Pas une chair, un la-chai, entendez-le, un sacré la-chai’, ouaille !)
Splendeur insoupçonnée en-bas là
Fèves et miel,
Piments et boissons enivrantes
Et des oiseaux oranges dans l’air vert
Et des oiseaux rouges, et des oiseaux diaprés
Et des poissons misant leurs belles lumières
dans les cavernes de la mer
Et des poissons rares
Avec les belles arêtes qui font les belles parures
Et des fleurs, doux-Jésis !
Des fleurs comme tellement les enfants
Ne peuvent en voir sans laisser éclater leur joie
Sans lasser les cueillir
Les tresser et les offrir
Des néfliers, des baumes camphrés
Des amarantes roses
Des fuchsias-montagne aux pétales laineux
Des bégonias, des grappes drues d’amanoa
Et ils crièrent et dansèrent de joie
Et on les envoya demeurer sur terre
On les chassa avec des bourrades
Pour qu’ils ne reviennent pas mélanger les lignages
Et l’un derrière l’autre à la file ils coulissent vers le sol
Et là ils foulent,
Ils pressent la terre en ses teintures
dégraisseurs d’étoffes en leurs teintures
Et les oppresse là-même
Là même tout aussitôt les oppresse la beauté noire.
La fille à la calebasse
« Puis avons tous bu, puisant dans la coupe
Avec nos mains ou un coquillage,
Suçant des cailloux ou des os,
Les serrant ensuite à notre cœur pour nous rendre forts.
Avons gardé la médecine forte et amère
dans nos bouches
Avons pris un morceau d’argile»
Lui, parle de la sorte : « Ecoute mes paroles.
Ne mange pas seul à tes repas, mais fais venir des gens
Et partage ce que tu as »
(Conmèce grand-moun longtemps).
Alors quand vient un homme pieds nus
Quand vient surgir un homme qui marche,
Quand vient paraître un homme
couvert rhades piècetés
Sur la tête chapeau paille en filangue,
chapeau noir de fumée et de crasse,
noir de la patine
noir des concrétions
Alors ils baissent leur corps jusque terre
alors ils flétrissent leur corps
S’inclinent et se rabaissent
alors devant lui ils mangent la terre
donnent un beau à ses pieds nus
Puis mettant leur corps debout,
passent à son cou colliers
guirlandes de fleurs
colliers d’hélianthes et de magnolias,
colliers plusieurs rangées
colliers nattés
colliers en plumes tressées
Le couvrent ainsi de fleurs
le couronnent de fleurs
Et les femmes arrachent leurs parures pour l’en vêtir
Garnissent ses doigts de bagues
Ornent ses oreilles
Lissent ses cheveux et les embaument
Et elles crient, elles s’écrient, elles s’exclament, elles s’étonnent
Elles s’émerveillent, elles restent bèbè
Et, parmi, y’ en a un qui dit en chantant : « Sois le bienvenu, frère.
Viens manger un peu, puisque tu es passé devant notre maison
et que tu as faim,
Assurément tu dois manger.
Restez ici, assise vot’ corps
pose vot’ sang »
Et on lui donne à manger,
on lui porte à manger toutes qualtés :
Paniers gâteaux galettes manioc galettes maïs
bol sang caillé bouc
Toutes sortes viandes : dindes et zoeufs dindes poules cabrites
Toutes sortes fruits : sapotilles jaunes prines, griyaves
figues-pommes jujubes caroubes
Et à boire bons rafraichis sirop l’orgeat
Sirop l’anis laloë.
Et il mange puis il se lave les doigts.
Et disant qu’il a bien mangé, il dit comme ça :
« J’ai bien mangé, frère. Je désire me préparer à partir. »
Et on lui répond : « Va sans crainte, frère. Tu es venu chez nous
j’ai honte de la nourriture que je t’ai donnée. »
Et un à un, tous viennent le saluer tour à tour
les vieillards les premiers,
viennent au devant de lui,
viennent le voir
les vieillards douvant-douvant
Tous devant lui placent leurs corps rangés
Devant lui frottent leurs lèvres de farine
Et ils soufflent trois fois vers l’Est.
Et ils lui demandent de discourir
Faire un causement tout simplement,
un laudience
« Tout simplement voyez et envoyez »
Et il dit, il déclare, il indique, il raconte,
il dépose en leur cœur
Un petit maintenant un petit message
Une petite offrande une petite fumée
« Quoi que ce soit, de quelque façon que ce soit,
nous en serons émerveillés »
« …ET ELLE TOMBA BLIP A TERRE SUR LE DOS, SON CORPS GONFLA LA-MEME
ET DE SES SEINS SORTIRENT DES COURS D’EAU QUI FORMERENT UN LAC ».
Et après ça, ils vont pour dire, ils parlent pour lui dire,
ils disent
ils veulent l’entendre
tout simplement,
seulement écouter le bruit de sa voix
tout simplement,
une petite fleur de montagne un petit oiseau bleu
une petite rosée
« Quoi que ce soit, de quelque façon que ce soit,
nous en serons émerveillés »
« …ET IL OTA LES HUIT CORDES DE JONC QUI COUVRAIENT SA POITRINE
ET IL PRIT LA FORME D’UN POISSON POUR S’INTRODUIRE DANS LA CALEBASSE
QUE LA JEUNE FILLE REMPLISSAIT D’EAU A LA RIVIERE »,
Il dit, il raconte, il dépose en leur cœur.
Ainsi l’offrande dispose la parole,
Et la parole est offrande portée dans le ventre fertile
comme telle la vie naissante
Portée devant ce qui est devant
et jetée bouler à côté craps
comme un coute zos monté
Et l’on donne à manger aux mendiants
Comme on donne à manger aux dieux.
Les ravêtes-léglise
Sitôt sitôt de l’angélus du soir l’âme aspergée
Landi pè, lédi fis
Et di Saint
Tèsprit
Si soit-il (les mains jointes) coiffées sinon
Tête-marée sinon chapeau paille sinon mouchouè-tête
Sous chapeau paille
Grand bonne-heure débarquant Ravêtes-léglise ravêtes-délice
Ravêtes-malice Les Dites une à une
Chacune collé-serré contre son corps une tite cahier toute flapi
Leur corps serré l’un contre l’autre sur les chaises paille flapies
Prèmier-douvant tel rang à elles souverainement dévolu de part
Et d’autre le long de Qui
ô telle une araignée circonspecte
interminablement à travers le désespoir re-
Gade ses zôteils gade ses soleils « en mannière »
Et dans la mire un tit genre seau d’l’eau
bénite flanqué
D’un lourd goupillon d’argent
Enluminé des flammes vacillantes les deux bougies
ça et là a-
Postées prèmier-douvant modulant
Et de leurs lèvres encore
Maintes prières aux morts
Et pitôt aux mânes le mort Tit-Mélisia ainsi qu’il faut côté-cite
Tendre les diminutifs comme une forme de révérence infinie
Un paquet d’moune mandibulant
Cueille Seîgnè ceuille Mélisia en ta favè cueille-le
En ta dèmèure étènèl, rache-le aux ténèbes
Rache-le rache-le Seîgnè
Miséicôde pou tes zenfants garés
Piez poul pôves péchè
…