L’émerveil potager.

par Kenjah

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 Madame Poule prend la plume

Auteur Jacqueline Labbé
Editeur Thot Eds
Date de parution 08/03/2011
ISBN 2849212032

Il se pourrait que le dernier opus de Jacqueline Labbé, « Madame Poule prend la plume », passe pour un livre de « contes » (comme on dit parfois pour ces auteurs retombés en enfance et qui béatifient leur innocence artificielle d’un plat moralisme), Mme Labbé étant connue pour ses bwabwa et sa simplicité. Il se pourrait même que ce petit ouvrage de 120 pages passe pour un bouquin de plus, au sein d’une production antillaise pléthorique, mais ô combien inégale. C’est là, qu’à mont tour, il me faut prendre la plume. Pour dire, « Attention, petite merveille ! ». Le coup du fakir qui tient son naja et ne le lâche plus. Un pur plaisir de lecteur flâneur. Entre du Bach et du Max Cilla, avec des plages de Fall Frèt et de Féfé Maholany, Mona et Chico Jehelman tout semblés, itou Hurard et Barrel en léger fond… Quelque chose d’inclassable, qui relève autant de l’anthropologie que de la poésie. Un art de la rencontre qui est, en vérité, celui du raconter. Ou comment faire palpiter, d’une dramaturgie minimaliste et anchoukée, ces petites questions existentielles qui agitent le plus clair de nos pensées. Parler une parole qui se tait, parler une langue et ses langages. Parler, du Tout et de rien. Ce Tout vivant qui vibre autour de nous ; ce rien à quoi nous sommes bons et qui multiplie dans nos solitudes… Mais qui est Madame Poule ? Certainement pas un personnage (elle ne fait pas rôle), ni même héroïne, à juger-voir coquine… Madame Poule est plus que cela : Madame Poule est possiblement une amie… Comme dans Colombo, je vous livre le secret au début. Car tout l’art impalpable de Jacqueline Labbé est de vous entraîner dans la rencontre. Dans cet improbable de nos modernités planifiées et séquencées qu’est une véritable rencontre : mystérieuse, incertaine, volubile, éclectique, sans queue ni tête, pleine de gloussements… Texte surréaliste, autant que récit témoignage, ce roman de J. Labbé plaide pour le sourire partagé et la mémoire du bèl bonjou. C’est sans doute là sa contribution à la déshumanisation du monde en cours, et c’est un virus redoutable qu’elle inflige à la littérature formatée et à la lecture fast food qui accompagnent, en chevaux de Troie, la mondialisation des imaginaires sous l’égide de LVMH et de Walt Disney. Peut-on encore parler avec tendresse et humilité de l’acte d’écrire ? La littérature peut-elle encore aborder la philosophie du quotidien sans que la volonté de partage ne tourne en didactique, ou le témoignage en procès historique ? Madame Poule prend la plume pour nous parler d’amitié. C’est vite dit. Mme Poule est ronde et grasse. Elle installe la rencontre comme il se doit d’installer, ici-dans, une conversation entre gens bien élevés et consentants. C’est dire si Mme Poule tourne autour du potager. Ah, ce potager ! Dans tous les petits jeux de miroirs que tisse J. Labbé autour du geste d’écriture, il me vient à penser que son habileté suprême tient dans ce potager à travers lequel elle nous ballade, comme une aïeule protectrice, et dont les fruits sont de hautes et douces méditations. Cette poésie, joyeuse et finement ciselée, de nos présences antillaises, m’a enchanté. Ce pari osé d’aborder la création martiniquaise comme un « racontage » est dominé de bout en bout par la sérénité de Mme Poule qui, n’ayant d’autres ambitions que son petit jardin, peut bien se laisser aller à un peu de vérité, Woy ! Cela donne un chant lyrique et familier, où soufflent parfois les grands vents des discours antillais, parfois la bienveillance d’un Khalil Gibran. Le milan coule sans essuyer pièce côté. La parole s’enroule sans fin autour de la rencontre ; chacun donne son avis et ça vrille fond ; comme antan lontan, sur le pas de la porte qui donne sur le potager… Le travail d’écriture est remarquable de fluidité et de musicalité sans jamais perdre la gravité de son exigence. Et, petite jujube sur le gâteau, l’iconographie qui reprend des dessins de l’auteure, concourt à « encrer », par son inspiration naïve et mystique, la rencontre avec le texte dans un imaginaire de la voix-égale, prête au répons, au vif du tibwa de la mémoire… Emerveillée Jacqueline Labbé, qui a su trouver ce ton apaisé pour manier les brûlots. J’ai par moment la même émotion en lisant Tony Morrison : faire vivre et ressentir ces petites tragédies familières (dont nous sommes acteurs) du point de vue resté dans l’ombre et le silence. Le dire sans accusation ni illusions : témoigner d’une condition humaine singulière, mais accessible au Tout-monde par le partage de la souffrance, de la solitude et de la mort. Qu’elle est précieuse cette Mme Poule, avec sa suave bonhommie ! Graver, tant qu’il est temps, les signes de ce qui s’enfuit, à la picorée, en même temps que nos potagers. Nos potagers intimes, désormais plantés de télénovelas et de panneaux photovoltaïques… Dire la belleté effrayante du monde et de l’Etranger, de nos lieux-dits et de nos zombis, avant le prochain tsunami. Dire sa vérité, si humble soit-elle. Simplement, à nu, prendre la plume.

Jacqueline LABBÉ, Madame Poule prend la plume, éditions Thot, 2011