L’écrivain-chamane

 par Yann Garvoz

Auteur du roman Plantation Massa-Lanmaux, aux éditions Maurice Nadeau

  

L’ouverture de l’exposition Les Maîtres du Désordre, au musée du Quai Branly (11 avril-29 juillet), accompagnée de rencontres, conférences, projections et programmes radio (émission Tout un Monde sur France Culture, les 10 17 et 24 avril) est venue consacrer le chamanisme comme un concept dans l’extension duquel pouvaient se croiser de nombreuses tendances, aspirations et réflexions de notre époque. L’écrivain a son tour peut y trouver de quoi penser sa pratique, et aussi un appui pour étendre son exploration du champ de l’expérience humaine sous un nouveau paradigme.

Après avoir été négligés par l’anthropologie structuraliste des années 1970, les rituels africains, asiatiques, nord ou sud-américains, de possession et de communication avec un autre monde, ont retrouvé la faveur des chercheurs, mais aussi celle du public occidental — au point qu’un “tourisme chamanique” se développe, plus ou moins naïf, plus ou moins respectueux, plus ou moins dévoyé.

Que vont chercher ces occidentaux, dans les cérémonies gabonaises associées à la prise d’iboga, ou au festival des “divinités noires” (vaudous) du Togo, ou lorsqu’ils vont quémander leur adoption par des plantes totémiques en Amazonie (le vaudou haïtien semblant hors d’atteinte actuellement) ? L’explication habituelle est celle de la perte de sens dans nos sociétés modernes : des routards jeunes ou vieux, fortunés ou sans le sou, dans tous les cas précipités par leur vide à l’âme sur les chemins de ce que nous avons délaissés sans nous en rendre compte, à un moment de notre parcours occidental. (Moment imprécis mais en tout cas lointain, à en juger par l’incroyable nostalgie déjà suscitée, au début du XVIème siècle, par la découverte des “sauvages” : de Montaigne à Rousseau en passant par La Hontan).

Explication indéniable, néanmoins il me semble que s’ajoute une affinité élective supplémentaire de notre époque pour le chamanisme. Elle relève à mon avis de la difficulté à conserver le sens de la continuité de soi-même, de la cohérence de soi, en ces temps d’identités changeantes, de mutations, et de grands bouleversements qui vous balaient en un instant d’un bout à l’autre de la planète en rendant caduques les structures rassurantes de votre vie. Dans le même temps, ce qu’il est convenu d’appeler la mondialisation organise une énorme déperdition des modes de vie traditionnels et des organisations sociales qui les accompagnaient, tout en disséminant partout les mêmes objets, apparences, comportements, idées. Enfin, sans faire preuve d’irénisme aveugle, les signes se multiplient d’une nouvelle conscience planétaire de l’humanité — conscience tourmentée et en lutte avec elle-même, mais tout-de-même — qui réactualise la grande intuition prophétique d’un Teilhard de Chardin (le Point Omega…).

Or, justement le chaman, s’il est délicat de donner une définition générale d’un personnage, d’un phénomène multiple et divers, est en tout cas celui qui relie les mondes, les consciences, les êtres, et autorise les transmigrations : il peut-être celui qui s’adresse aux instances inconnues qui résident en vous ; être celui qui fera fondre les barrières entre les moi-s individuels, et vous donnera accès à la synesthésie, à la perception, ou à la sagesse d’un autre vivant, animal ou plante. À ce titre, s’il ne soigne pas les disruptions identitaires de l’occidental contemporain, le chamane les apaise en montrant que, loin d’être des anomalies, elles sont des crevasses par où passe un peu de la vraie nature du monde. Il délégitime le moïsme, désormais souffrant, de l’occident, et encourage l’acceptation que l’individualité peut être dépassée. (Au coin de nos rues le psychanalyste est peut-être le chaman rationnel… ou le chaman de l’esprit de raison ?). Il y a, par exemple, à Toronto, un “shamanic centre” qui propose des expériences de dépersonnalisation assez simples, telles que se promener dans la ville en prétendant être quelqu’un d’autre que celui que l’on est. (Des étapes ultérieures d’initiation sont plus coriaces, ainsi passer quelques nuits seul(e) dans les froides forêts du nord.) Tout cela n’est d’ailleurs pas complètement nouveau, et la pensée de l’occident se heurte depuis longtemps au problème de l’identité, de l’autre et du même, ainsi que Pascal l’a illustré dans son magnifique Discours sur la condition des grands. Plus récemment, le Notturno Indiano du regretté Antonio Tabucchi, ou bien au cinéma le Monsieur Klein de Josef Losey, remettent en question les illusions de l’identité, de la singularité et de la séparabilité de l’individu conscient.

Quant à moi je me suis d’abord rencontré au chamanisme à travers quelques petites manifestations voudouïsantes en Guadeloupe ; il n’y est actuellement que peu présent, limité à la communauté des immigrés haïtiens, mais les témoignages anciens des voyageurs et des habitants de l’île, à partir du moment où l’on y a apporté des esclaves d’Afrique de l’Ouest, affirmaient des cérémonies fréquentes et importantes. C’était l’époque, du XVIe au XVIIIe siècles, sur laquelle devait se déployer mon roman Plantation Massa-Lanmaux, et du fait de mon exigence documentaire il m’a fallu entreprendre des lectures et approfondir ma connaissance des rituels vaudous caribéens. Pourtant, j’ai rendu syncrétiques mes descriptions de cérémonies : en particulier les prières qui sont dites par le prêtre vaudou, “le vieux Candio”, ne sont pas une langue africaine ou ésotérique, mais sont des prières conservées de l’antiquité grecque. Par cette tentative je voulais suggérer qu’il n’y avait pas loin, des nobles religions antiques de l’occident, aux rites des “sauvages” d’hier et d’aujourd’hui. (Même Socrate, le fondateur de notre radicalité discursive, aurait bien pu exercer des fonctions thaumaturgiques et chamaniques au sein de sa cité : voir Le Secret de Socrate pour Changer la Vie, de François Roustang, chez Odile Jacob, et Socrate le Sorcier, de Nicolas Grimaldi, aux PUF.) L’occident, en redécouvrant ces danses et ces transes, transportées dans les Antilles et les Brésils de la déportation, se mirait ainsi, sans le savoir, au miroir de ses origines, et ne les reconnaissait nullement : les voyageurs et les “habitants”, comme on appelait les colons antillais, ne voyaient dans le vaudou qu’une sorte de danse, à laquelle les esclaves se livraient avec une frénésie particulière ; de nos jours encore beaucoup pensent, en Europe et aux États-Unis, que le vaudou est une sorte de sorcellerie résiduelle, et sont surpris d’apprendre qu’il s’agit d’une religion aux yeux de ses fidèles, et de ses anthropologues.

En ce qui me concerne, c’est donc la cohérence interne de mon projet d’écriture qui m’avait conduit à étudier les étranges rites des maîtres du désordre.

Toutefois il m’a fallu rapidement me rendre compte que je ne pouvais m’en tenir au chamanisme des livres de voyageurs et de savants — produit en cérémonie dans mon théâtre intérieur, avant d’être projeté sur la page —, ni ne pouvais-je manier froidement l’objet littéraire et anthropologique : par un curieux effet de contre-influence, décrire les transports et déports du vaudou nécessiterait une mise en condition qui s’apparentait à une entrée en transe (j’utilise à dessein ce mot vague avant de préciser plus loin ce que pour moi il recouvre). Il en allait d’ailleurs de même pour les orgies et cérémonies sadiennes, et l’atroce (je le trouve sincèrement atroce, et n’ai jamais pu le relire, mais le lecteur n’est pas obligé de partager ma sensiblerie) chapitre 5 de mon roman. Écrire Plantation Massa-Lanmaux, d’une certaine manière, était au-dessus de mes forces habituelles.

Avec la porte d’une certaine maison aimée, dans les bois de Vieux-Habitants, se clorent pour moi les années antillaises (ultime apothéose, sertie de givre dans le hublot, de mangrove et d’écume ; puis l’immense ablation finale, à la pointe de l’aile) mais, durant la période américaine qui suivit, chaque séance d’écriture commença par un combat avec la matière initialement inerte des mots et des affects : un combat propitiatoire de décontenancement de moi-même, de descellement (décèlement ? déseulement ?) du langage, où tous les coups étaient permis pour parvenir à l’état requis. Je ne prétends pas en cela me distinguer, et certains des écrivains contemporains que j’admire le plus — Pierre Michon, Pierre Guyotat —, lorsqu’ils parlent de leur écriture, évoquent la nécessité d’états seconds, induits par érotisation pour l’un et reçus — semble-t-il un peu aléatoirement — comme une grâce, pour l’autre. Le performeur français Jean-Louis Costes, dans une interview, explique s’être privé de nourriture et de sommeil pendant plusieurs jours, avant de commencer à rédiger son roman Grand-Père ; de même que Yannick Haenel s’est abandonné à une sorte de flux langagier extatique pour écrire Cercle. Plus anciennement on connaît le goût d’Hemingway ou Kessel pour les alcools tonitruants, et son préfacier suggère que Martinet — l’auteur de Jérôme, l’un des plus grands livres français du vingtième-siècle — ne lésinait pas sur la bière. Je rangerais parmi les démarches du même tonneau l’addiction caféinique de Balzac (Pierre Michon l’évoque “troué de café”), et bien sûr comment ne pas penser à Antonin Artaud, dont le cerveau lui pourvoyait les distillats poétiques en telle quantité qu’on se demande ce que le peyotl pût lui donner en plus…  “Enivrez-vous”, disait Baudelaire, et les surréalistes lors de leurs séances d’écriture automatique, avec la haute infatuation d’accomplir une révolution, ne faisaient peut-être rien d’autre que tisonner le vieux furor poeticus — furor poeticus qui est aussi la clé de l’oeuvre de René Char, selon Paul Veyne… Tout cela pour rester dans le domaine francophone, sans même parler des écrivains américains de la Beat Generation et d’après, courtisans de la muse chimique, ou des visions du narrateur des Cahiers de Rilke, ou de la fièvre créatrice qui saisit celui, affamé, du roman de Knut Hamsun La Faim… Bref, pour un Flaubert disqualifiant les “bals masqués de l’imagination, d’où l’on revient avec la mort au coeur, épuisé, ennuyé…” combien d’autres furent ravis dans l’extase de l’écriture ? Ce néo-platonisme est réactivé à chaque génération ou presque, réactivé peut-être par Platon lui-même, dans son admiration pour le chamane Socrate… Et comment concevoir le poème de Parménide sans une épiphanie extatique de l’Être ? Plus anciennement encore, à l’exorde de notre culture, les premiers textes, ceux d’Homère, d’Hésiode, ne peuvent manquer de s’ouvrir par un appel aux muses…

En faisant la part de la variabilité culturelle, et aussi du fait invérifiable mais hautement probable que chaque génération ait traduit en mots semblables des expériences en fait socialement construites, et donc contextuellement empreintes, et donc différentes — il n’en reste pas moins que  le thème de l’inspiration reçue ou prise d’au dehors de soi insuffle vingt sept siècles d’histoire littéraire occidentale.

Quant à moi, me heurtant, au seuil de ma tentative romanesque, au besoin de casser les cadres normaux de ma pensée et de ma personnalité, je retraçais aussi les chemins déjà frayés, bien que d’ancienneté plus modeste, d’une poignée d’expériences extatiques adolescentes. Elles ne se répétèrent jamais, aussi je me lassais d’attendre et je m’occupais de vivre. Au fil des années je perdais le contact avec l’autre état (à moins que des remarques occasionnelles que l’on me faisait sur mes “excès d’énergie” ne témoignassent de traces résiduelles — un halo de mana ? — dont je ne me rendais pas compte), jusqu’à un soir de carnaval à Basse-Terre en Guadeloupe, où fatigué de n’imposer à mon corps, dans les cours de danse classique qu’un mouvement extérieur, je me mêlai aux groupes qui suivaient en rythme les chars de carnaval : éjecté d’un coup d’épaule par un gars que ma couleur trop pâle indisposait, la cheville foulée sur le rebord du trottoir, je cabriolais cependant toute la nuit, et effectuais les sauts et les tours auxquels je n’arrivais pas à pousser mon corps par un effort de volonté réfléchie, durant les classes : révélation qu’il était possible d’accéder à une autre source d’énergie que celle qui nous anime d’ordinaire. Avant de bousculer la langue, c’est ainsi dans la danse que j’éprouvais à nouveau, et j’éprouve encore régulièrement, une libération de la fatigante condition humaine. (La dernière fois que j’ai passé la nuit dans un “club” où se jouait de la musique africaine, je remarquai d’ailleurs la similitude entre les “lewoz” guadeloupéens et les us implicites du dance floor : que l’une ou l’un des danseurs, pris par le rythme, se lance dans des mouvements plus amples et plus passionnés, et les autres d’apaiser leur propre tumulte et de lui laisser la place… Comme, dans le lewoz, celle ou celui qui est dans le cercle face au tambouyé, cède tacitement la place au nouvel entrant.)

Cependant, peut-on encore raisonnablement parler d’inspiration — autrement que comme un commode et naïf raccourci sémantique — en 2012 ? “Le Rêve est une seconde vie. Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible… » Citation souverainement belle de Gérard, dans Aurélia, en même temps que vieille lune. Aux derniers arrivés au lieu du carrefour, le topos de la vaticination git dans la poussière, trivial depuis cinquante ou soixante ans. On ne le ressuscitera sans doute pas : éteinte, la bouche d’ombre, profératrice de colombes… L’inspiration vécue comme une révélation convenait à des époques et des créateurs farcis de transcendance. Le vieil Hermès usé a certes cligné quelquefois encore de l’oeil (malice de vieux trickster, après l’émasculation décrétée par les papes) : Perse, Anabase, “J’aviverai du sel les bouches mortes du désir“, mais c’était en 1920. Il faut par la suite accorder tout son prix à l’adjectif que les surréalistes accolèrent au mot si ancien d’écriture — “automatique”. Automatique comme les automates de Vaucanson, comme la machine de Türing, leur contemporaine. Le langage autonomisé, livré à ses propres règles ? Puis dans leur lignée, et peut-être celle d’Antonin Artaud, la source oraculaire de l’inspiration a enfin trouvé à se loger dans une fascination pour la folie, restaurée à ses fonctions sacrées archaïques. J’ai payé tribut à cette dernière créance, je le confesse, mais quelques déceptions m’ont à-peu-près convaincu que schizophrénie n’est pas poésie.

Pour autant je me garderai bien de conclure… Après tout, “que savons-nous du songe, notre aînesse?” (Perse, encore et toujours).

Car il n’en reste pas moins que l’inspiration demeure, évidente — fût-elle détricotée des anciennes ficelles, et rendue, pour l’artiste, à l’état d’écheveau de pratiques plus ou moins spontanées, et non élucidées. On pourrait s’en contenter, mais depuis quand ne voudrait-on plus mettre de mots sur les choses ? D’où l’envie — plutôt que la nécessité — de comprendre l’inspiration par un nouveau modèle, qui lui même pourrait être dérivé de l’acceptation dans le champ du raisonnable, d’une plus grande palette d’états de conscience et de conditions humaines. D’où le chamanisme, en concept liant d’un faisceau de pistes.

Je voudrais donc maintenant laisser de côté les anciennes explications théologiques, pour une simple exposition de mon expérience de l’inspiration.

D’autres s’aiguisent sans doute à d’autres aigues-vives mais, en ce qui me concerne, l’inspiration s’avance sur deux côtés, avec la démarche insinueuse du crabe  (cette image me provient d’un réveil en sursaut, une nuit, en Guadeloupe, avec un crabe sur la tête).

D’un côté, il y a le besoin de laisser parler le langage, de le laisser étaler sa superbe et aussi sa rouerie, en roue libre, si je puis dire. Conflagration des mots, crissement des sphères entrechoquées, désaxées. Des associations surgissent, et des archipels volcaniques de sons et de sens, qu’une énergie souterraine relie, laquelle n’appartient pas au domaine de l’activité ou du besoin. Il y a des logiques spontanées à l’enchaînement des mots arrimés à leurs champs d’inscription, à leur tout venant, à leur habitus, leurs locutions et leurs affinités — sans parler de certaines de leurs constellations qui vous ont jadis sidéré, et se sont figées, parfois en tiares étincelantes, et parfois en pieuvres glaireuses. Mais bien sûr il ne faut pas exagérer, il y a aussi la logique extrinsèque que vous voulez leur imposer, aux mots, votre propre harnachement dont il faut les couvrir, la livrée que vous leur avez dessinée, à ces valets rétifs, avant que de les avoir vraiment mesurés. Ainsi le double attelage du langage, comme celui de l’âme chez Platon, tourne autour de la signifiance en cercles malaisés, à la fois excentriques et concentriques, sur le fil du rasoir : un peu trop concentriques et c’est l’orbe refermée sur elle même, plate aveugle univoque (sans que puissent s’ouvrir, du langage, les yeux et les ouïes) ; un peu trop excentriques les cercles, et les étoiles alors de se faire étrangères, dissolues — l’on s’est perdu dans les espaces, ainsi que le disait Rousseau de Madame de Warens.

D’un autre côté, et lorsqu’il plaît au crabe désultoire de l’inspiration de s’y aventurer, comme Gérard je hante et j’adore le trouble et beau pays des songes. Ce n’est plus le domaine du langage, mais celui des images, des presciences informulées. La méditation, avec ses longues stations d’éclaireur sur les seuils de l’esprit, n’a pas peu contribué à disposer ma pensée à être l’écran que viennent lécher de grandes ombres sans noms, jaillies du pays germinal. Parfois je reste immobile sur mon faldestoed de méditant et comme, à Trapani, l’arrivée par la mer des vierges vénériennes, les caboteurs du rêve viennent me présenter leurs visions (il est difficile de les rapporter intactes, cela est bien connu).

Parfois encore ma passivité n’est pas rétribuée, et ce sont les lévriers de la conscience qui doivent étendre démesurément leur course à l’arrière d’un horizon obvie, en me laissant sans voix jusqu’à leur retour avec, dans leur gueules, les fragments d’ailes écarlates d’oiseaux que je ne verrai jamais.

 Et parfois les phénomènes sont purement intérieurs, sans que s’ouvre un autre espace, tout en synesthésies : sensation d’un corps différent, jeux de muscles, appartenance à d’autres espèces : le ploiement, par exemple, d’une grande nageoire caudale, qui serait presque tout mon corps, à la brisure d’une surface liquide (défilement annelé sur mes flancs de l’onde glacée)…

Ce sont ces transports, ces voyages, ces fléchissements de la réalité commune et de ses structures, qui nourrissent démesurément mon écriture. Qui l’inspirent et même, à mes yeux, la justifient.

Que dire alors de la réalité des états rencontrés — au delà de la vieille doctrine de l’inspiration ? Une vulgate contemporaine un peu imprécise prétend en attester de la connexion de tout et tous, et ma foi pourquoi pas. Il est vrai que se sont parfois surimposées à ma pensée, dans des états de très grande fatigue, des tranches de vie et de perception de gens très éloignés de moi, géographiquement et humainement ; sans négliger la part que peuvent avoir à ces transports les tout aussi impressionnantes capacités d’auto-conviction, voire d’auto-hallucination, de l’esprit humain. Dans une approche plus construite, un anthropologue comme Bertrand Hell, un psychiatre comme Édouard Collot (ils ont écrit un livre ensemble : Soigner les âmes, l’invisible dans la psychothérapie, Dunod) voient dans le chamanisme le fondement, ou l’occasion de fondement, d’un nouveau modèle anthropologique (à la manière des sciences exactes renouvelant un paradigme pour y rendre acceptable une nouvelle expérience ininscriptible dans l’ancien consensus). Sans vouloir me faire le devin de l’avenir promis à leurs propositions intellectuelles, et pour rester dans le ressort artistique, il me parait que les pouvoirs, les rôles de l’artiste, ressortissent du chamanisme. Plus spécialement l’écrivain, fonctionnellement, se doit d’être chamane ! Car n’est-il pas après tout celui qui doit comprendre, faire vivre et animer avec empathie toute une galerie de personnages, ou au moins d’instances narratives, de projections de consciences, grandes et petites ? (À cet égard, on trouve au milieu du roman de Jim Harrison The Road Home, une très belle mise-en-abîme de la position de l’écrivain, métaphorisée par les projections de conscience successives du chamane spontané Nelse vers les corps de différents animaux passant alentour).

Et non seulement l’écrivain doit être chamane, mais il doit aussi permettre au lecteur de se faire chamane, il doit pouvoir lui offrir ce processus de transhumance, de dépersonnification. De même que, dans les rituels, les possédés à leur tour entreprennent les voyages et les incarnations de la conscience, les chevauchées des esprits, après qu’ils ont assisté aux préparations et aux excursions spirites du chamane. Nous jouissons tous de sortir, peu ou prou, de nous-même, nous souhaitons tous cet Ensorcellement du monde, pour citer Boris Cyrulnik. On peut exulter à l’occasion d’un dépaysement du langage et des mots, permis par les mots de l’écrivain. Mais aussi, et sans doute plus communément, de la catharsis permise par la projection dans d’autres vies, d’autres expériences, qui sont celles des personnages et des narrateurs. Avec la catharsis promise à nous par la Poétique d’Aristote, nous ne sommes plus très loin de Socrate-le-Chamane, et la boucle est bouclée. C’est la belle collaboration entre l’écrivain-chamane et le lecteur-chamane qui leur permet à tous deux les plus belles échappées hors de la finitude d’un seul vivre-humain.

 “sa façon d’appeler l’inexplicable donne la survie à ce cristal spirite : l’art”

René Char, En Vue de Georges Braque