— Par Michèle Bigot —
L’Ecriture ou la vie est un récit publié en 1994 mais que, de son aveu même, Jorge Semprun a commencé à écrire en 1987, le 11 avril 1987, au moment où Primo Levi se donnait la mort. Ce fut l’événement déclencheur, qui l’a décidé à consentir l’effort de se tourner vers le passé, de le laisser refluer en lui avec l’angoisse de mort qui l’accompagne. Au soir de sa vie, il ressent l’urgence de témoigner sur l’horreur du camp de Buchenwald, parce qu’il est un des derniers à en conserver un souvenir vécu dans sa chair. Longtemps, il avait fait le choix de se tourner vers l’avenir, en militant politique, mais voilà qu’avec la mort de Primo Levi, le retour au souvenir est inévitable. Entre écrire et vivre, il choisit alors écrire, car c’est l’unique façon de faire face à l’angoisse de mort qui l’assaille. Après avoir banni de sa mémoire ces heures atroces, voilà q’il y revient, mêlant le récit autobiographique, le dialogue, la poésie et la réflexion philosophique sur le mal absolu. Car comment dire l’expérience des camps? « Se taire est interdit, parler est impossible » dit-il dans son entretien avec Eli Wiesel. Mais il comprend alors qu’écrire n’est pas parler. C’est user du langage dans toute sa force d’évocation si on accepte de lui conférer une part de travail littéraire, d’en appeler à l’imagination, à l’empathie, à l’intelligence sensible.
C’est ce travail proprement artistique que prolonge avec bonheur la mise en scène et l’interprétation de Jean-Baptiste Sastre et d’Hiam Abbass, avec la compilcité de Geza Rohrig à l’interprétation, de Caroline Vicquenault, Dominique Borrini et Erhard Stiefel, respectivement à la scénographie, à la création lumière et masques. La dimension collective de cette performance souligne l’importance du partage dans la transmission. Il fallait ce travail de plateau admirablement réparti entre lumière, masques, chant, costume et déplacement pour faire ressentir la prégnance de l’angoisse de mort qui rôde. Expérience sensible immédiate pour le spectateur dans cet espace étroit et confiné de la Chapelle du Théâtre des Halles. L’émotion est à son comble quand il s’agit d’évoquer ces frères humains qui meurent sous les yeux de l’auteur, qui se défont dans leur corps au milieu de l’horreur et la honte. Tout le respect et l’admiration de Jorge Semprun pour son ancien professeur sont là pour lui témoigner de sa qualité d’homme jusqu’au bout.
On l’aura compris, ce qui se donne ici est plus qu’un spectacle et laisse loin derrière soi les comédies de divertissement ( le feel good théâtral) encore trop nombreuses, hélas! dans le off d’Avignon qui peine à freiner sa marchandisation la plus vulgaire.
Michèle Bigot
Texte Jorge Semprún
Mise en scène et adaptation Jean-Baptiste Sastre et Hiam Abbass
Avec Hiam Abbass, Caroline Vicquenault, Geza Rohrig et Jean-Baptiste Sastre
Scénographie Caroline Vicquenault, création lumière Dominique Borrini, régie en cours, masques Erhard Stiefel
Texte publié aux éditions Gallimard