— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
Originaire d’Haïti, le poète et romancier Gary Klang vit à Montréal depuis une soixantaine d’années. Il est un écrivain majeur de la littérature francophone haïtienne contemporaine et son œuvre comprend des recueils de poésie, des romans, des nouvelles, des essais et une pièce de théâtre (voir son dossier d’auteur sur le site île en île). Je l’ai rencontré pour la première fois à Montréal au domicile d’Anthony Phelps à la fin de mes études secondaires et depuis lors je lui voue une belle amitié et un grand respect. Attentif aux « bruissements de la langue » dont parle le sémiologue et essayiste Roland Barthes et à l’écoute du tumulte entourant divers corps d’idées sur la langue française, Gary Klang vient de faire paraître en France, dans le magazine Le Point daté du 12 mai 2024, une remarquable « Tribune » intitulée « L’écriture inclusive, connerie suprême, selon Gary Klang ». L’accroche introductive de ce texte est ainsi formulée par la rédaction du magazine : « Du Québec, l’écrivain haïtien Gary Klang nous livre sa consternation devant la « défiguration » de la langue française et la « moraline » qui le désole. Mais l’humour est là ! ».
Je recommande la lecture attentive de cette « Tribune » et j’estime d’utilité publique que les vues véhiculées par son auteur soient soumises au débat d’idées.
La toute première chose qui retient l’attention du lecteur, et qui le séduit, est la haute maîtrise de l’écrit chez Gary Klang : la langue qu’il « scripte » est vive, élégante, les idées sont exprimées avec clarté et il ne fait pas de doute que « le Saint Office de la langue française » qu’il mentionne dans son texte devrait lui accorder, sur recommandation des doctes philologues de l’Académie française, sa plus haute distinction : la Légion d’honneur… Car le verdict argumentaire de Gary Klang tient en deux phrases : « J’éprouve la même colère aujourd’hui envers ceux (remarquez que je n’ajoute pas : et celles) qui veulent défigurer notre belle langue française avec leur écriture inclusive que je qualifierais de connerie suprême. Ces obscurantistes, ces faux dévots, au nom d’une prétendue morale égalitaire que j’appelle moraline, prennent plaisir à déformer la langue et à tuer toute fluidité ; or chacun sait qu’il n’y a pas de belle langue sans fluidité » (le souligné en gras est de RBO). Et l’auteur de « Moi natif natal suivi de Le Temps du vide » (Éditions Humanitas, 1995) de se lancer dans un vertigineux plaidoyer contre l’« écriture inclusive » qu’il présente comme étant une « écriture farfelue, un mal qui répand la laideur ».
En quoi consiste l’« écriture inclusive » si ardemment vilipendée par Gary Klang ? « On entend par écriture inclusive (ou rédaction inclusive) un ensemble de principes et de procédés favorisant l’inclusion et le respect de la diversité dans les textes et permettant d’éviter toute forme de discrimination, qu’elle soit fondée sur le sexe, le genre, l’orientation sexuelle, la race, l’origine ethnique, les handicaps ou tout autre facteur identitaire. Les termes « rédaction épicène », « rédaction égalitaire » et « rédaction neutre », parfois employés comme synonymes d’« écriture inclusive », désignent plus précisément les styles d’écriture axés sur la représentation égale des genres » (Termium Plus, banque de terminologie du Bureau de la traduction du gouvernement fédéral du Canada). Exemples de phrases rédigées selon l’« écriture inclusive » et glanées sur Internet : « Cher·e·s lecteur·rice·s, déterminé·e·s à écrire différemment, savez-vous que les professeur.es, président.es et agent.es de notre établissement sont en congé » ? ; « Le client ou la cliente peut contacter son avocat ou son avocate par téléphone quand il ou elle le juge opportun, ou en fonction des consignes qu’il ou elle a reçues de la part de son avocat ou son avocate, si celui-ci ou celle-ci a transmis de telles consignes »…
La seconde chose qui retient l’attention du lecteur est l’enfermement catéchétique du propos de Gary Klang au périmètre du prétoire, au lieudit d’un tribunal où siègent les croisés d’une cause sacrée et inviolable : la défense du français dans son incontestable « pureté » ; la défense du français, sorte d’objet muséologique immuable dans son étincelante parure diamantifère, que des « obscurantistes, ces faux dévots », des « gens obtus et sans humour », ont entrepris de « déformer » et de « défigurer » au motif d’une « totale égalité entre l’homme et la femme, mais ce n’est pas sur le terrain de la grammaire que cette bataille doit se mener » précise Gary Klang. La charge est vive, on l’aura constaté, et voici que les pyromanes-mécréants –tous coupables du crime de lèse-majesté contre sa majesté la langue française–, sont identifiés au fil du propos. Qu’on se le dise, le verdict publié dans les saintes pages du magazine Le Point –sur le mode d’une « bulle pontificale » qui aurait fait honneur aux héraults de l’Inquisition médiévale–, est sans appel et comme gravé dans le marbre du Droit canon.
La « Tribune » de Gary Klang, par-delà la présomptueuse radicalité de son verdict pontifical sinon pontifiant, retient l’attention du lecteur attentif par son enfermement doctrinaire : j’observe qu’il s’agit là de l’ignorance des véritables enjeux et des débats documentés sur l’écriture inclusive couplée à l’ignorance de l’apport des sciences du langage à un tel débat (voir plus bas la « Tribune » des 32 linguistes sur l’« écriture inclusive »). Car l’argumentaire de l’auteur –de nature essentialiste et idéologique–, repose sur des clichés et des poncifs têtus qui, oints de naphtaline, entendent conforter une image idéalisée de la langue française engoncée dans sa prétendue « pureté » aussi immuable que fantasmée. Avant de procéder à l’exploration critique des clichés et des poncifs de Gary Klang à l’encontre de l’« écriture inclusive », il est nécessaire d’évoquer la parenté idéologique existant entre lui, brillant intellectuel de gauche ayant combattu la dictature des Duvalier, et les ténors de la droite xénophobe de France dans ce qui est devenu « L’affaire Aya Nakamura »… Gary Klang demeure à mes yeux un intellectuel lucide et courageux, mais dans son empressement à pourfendre l’« écriture inclusive », il s’est emporté et a embrassé, sans doute sans le vouloir, certains aspects du discours essentialiste de la droite et de l’extrême droite ayant cours en France à propos de la langue française… D’Éric Zemmour à Marine Le Pen, de Jordan Bardella à Éric Ciotti et Valérie Pécresse, la droite et l’extrême droite française sont vent debout contre Aya Nakamura accusée de « déformer » et de « défigurer » la langue française dans ses chansons et qui, de ce fait, serait indigne de chanter Edith Piaf aux prochains Jeux olympiques de Paris…
Dans une dépêche de l’Agence-France Presse datée du 11 mars 2024 et reprise par Radio Canada, il est dit que « La vedette franco-malienne Aya Nakamura, qui pourrait chanter Édith Piaf en ouverture des Jeux olympiques (JO) de Paris, se trouve au cœur d’une polémique lancée en France par l’extrême droite. Les organisateurs des JO se disent « choqués » par des « attaques racistes ». Nous avons été très choqués par les attaques racistes visant Aya Nakamura ces derniers jours. Total soutien à l’artiste française la plus écoutée dans le monde, a réagi auprès de l’Agence France-Presse (AFP) le comité d’organisation des JO de Paris. Tout est parti de l’hebdomadaire français L’Express, qui assure que l’intéressée aurait évoqué avec le président Emmanuel Macron son éventuelle participation à la cérémonie d’ouverture des JO (qui se tiendront du 26 juillet au 11 août 2024), avec la possibilité d’y reprendre Édith Piaf. Le chef de l’État et la chanteuse francophone la plus écoutée dans le monde n’ont pas confirmé cette rumeur, mais l’idée hérisse l’extrême droite. Les Natifs, un groupuscule de l’extrême droite, ont publié sur les réseaux une photo d’une banderole tendue par une dizaine de ses membres sur les bords de la Seine proclamant : « Y’a pas moyen Aya, ici c’est Paris, pas le marché de Bamako ! », en référence à la ville natale de la chanteuse, capitale du Mali. L’expression « Y’a pas moyen » est tirée du refrain de son succès Djadja, qui compte plus de 950 millions de vues sur YouTube ». La dépêche de l’Agence France-Presse note également que « Les anti-Aya Nakamura raillent les libertés qu’elle prend avec la langue française, comme dans Djadja, mêlant vocabulaire et images des quatre coins du monde (J’suis pas ta catin, Djadja, genre, en catchana baby, tu dead ça) ».
Pour sa part, Médéric Gasquet-Cyrus, sociolinguiste à l’Université Aix-Marseille, auteur de « En finir avec les fausses idées sur la langue française » (Les Éditions de l’Atelier, 2023), estime qu’Aya Nakamura, loin de « déformer la langue et [de] tuer toute fluidité » comme le ferait ailleurs l’« écriture inclusive », en nourrit plutôt le lexique et la rythmique. Elle s’y emploie « dans la mesure où elle a beaucoup plus enrichi la langue française que la plupart des académiciens actuellement en poste qui ne font que répéter les mêmes choses ». Médéric Gasquet-Cyrus précise également que « Le fait qu’Aya Nakamura ou Jul chante en tordant les mots et en s’amusant avec les sonorités, oui, c’est un signe de vitalité. Tous les écrivains, tous les poètes ont fait ça. Et c’est parce qu’ils ont renouvelé sur le travail sur la langue que la langue s’est développée dans une autre direction » (voir l’article d’Annie Vergnenegre daté du 11 mars2024, « ‘’Un point de vue très arriéré sur la langue » : un linguiste décrypte la polémique autour d’Aya Nakamura ». La perspective est la même dans le magazine « Le Parisien qui rappelle ce que disait le plus populaire des linguistes Alain Rey avec le mot « daron, un mot du XIXe siècle, ressuscité par les banlieues, que Victor Hugo utilisait dans « Les Misérables ». Aya Nakamura contribue au rayonnement du Français « bien plus que la plupart écrivains ou polémistes… qui râlent, mais qui ne font rien pour la langue française, sinon pleurer sa pseudo-disparition, son pseudo-déclin, ou sa pseudo-gloire passée » (voir l’article « Aya Nakamura aux JO : après les artistes, les linguistes prennent la défense de la chanteuse attaquée par des identitaires », Midi libre, 16 mars 2024).
En faisant le rappel de la polémique xénophobe dans ce qui est devenu « L’affaire Aya Nakamura » en France, j’ai voulu montrer sur quel registre fonctionne le propos de Gary Klang et celui des pourfendeurs de la chanteuse franco-malienne : le registre de l’idéologie, celui des représentations fantasmées du français qu’il faudrait défendre face aux assauts mortifères des pyromanes-mécréants, « ces obscurantistes, ces faux dévots » qui, selon Gary Klang, « veulent défigurer notre belle langue française avec leur écriture inclusive que je qualifierais de connerie suprême ».
Les unités lexicales utilisées par Gary Klang sont de l’ordre d’une improbable « morale catéchétique de la langue », elles relèvent d’une « essentialisation idéologique » du français : (1) notre « belle langue française » est (2) « défigurée » par (3) des « obscurantistes », des « faux dévots » responsables (4) d’une « connerie suprême ». Dès lors, à l’encontre de cette vaste entreprise de « dénaturation » et d’« atrophie » de la langue française, il faut porter haut l’estocade afin de « restituer » sa « beauté » et sa « fluidité » au français : vaste programme s’il en faut, qui vise l’éradication de l’« écriture inclusive » et dont les ressorts idéologiques me font penser, toutes proportions gardées il va de soi, à la « Guerre de Sept Ans (1756 – 1763) »… L’une des caractéristiques majeures de la « Tribune » de Gary Klang –et son emploi des unités lexicales du registre de l’idéologie en témoigne–, est précisément la vacuité et la lourde médiocrité conceptuelle et analytique de son « plaidoyer » qui, à aucun moment, de prend appui sur les sciences du langage. Pire : en ignorant l’apport de la linguistique à la réflexion sur l’« écriture inclusive », Gary Klang promeut implicitement l’ignorance au titre d’une catégorie épistémologique (voir plus bas la « Tribune » des 32 linguistes sur l’« écriture inclusive »). J’avais déjà noté ce recours à l’ignorance au titre d’une catégorie épistémologique chez certains « défenseurs » autoproclamés et autres Ayatollahs du créole, promoteurs d’une « lexicographie borlette » aventureusement élaborée en dehors des sciences du langage, en dehors de la méthodologie de la lexicographie professionnelle (voir mes articles « Le naufrage de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative , Le National, 15 février 2022 ; « La lexicographie créole à l’épreuve de l’« English – Haitian Creole computer terms » / Tèm konpyoutè : anglè – kreyòl » d’Emmanuel W. Vedrine », Fondas kreyòl, 13 juin 2023 ; « La « lexicographie borlette » du MIT Haiti Initiative n’a jamais pu s’implanter en Haïti dans l’enseignement en créole des sciences et des techniques , Rezonòdwès, 4 juillet 2023 ; « Konprann sa leksikografi kreyòl la ye, kote l sòti, kote l prale, ki misyon li dwe akonpli », Rezonòdwès, 4 avril 2024).
L’« essentialisation idéologique » de la langue française inscrite au creux de la « Tribune » intitulée « L’écriture inclusive, connerie suprême, selon Gary Klang » repose sur le dogme immuable de la prétendue « essence des langues » : ainsi, « certaines langues sont plus belles / plus riches / plus logiques / plus universelles / plus universelles parce que belles / plus universelles parce que riches / plus universelles parce que logiques / etc. que d’autres. On l’a dit du latin, puis de l’italien, puis du français. On le dit aujourd’hui de l’anglais » (voir le blogue de Benoît Melançon, professeur retraité, Département des littératures de langue française, Faculté des arts et des sciences, Université de Montréal, et coauteur du « Dictionnaire québécois instantané » (Éditions Fides, 2004 et 2019). L’« essentialisation idéologique » de la langue a été déconstruite par des penseurs et des linguistes de premier plan, entre autres Cécile Canut auteure de « Une langue sans qualité », ouvrage publié en 2007 aux Éditions Lambert-Lucas avec le concours de l’Université Paul-Valéry – Montpellier III. Sur le registre bien garni du débat d’idées relatif aux usages sociaux de la langue, l’exploration de l’« essentialisation idéologique » va de pair avec celle du « fétichisme de la langue » repérables dans la « Tribune » de Gary Klang. La notion de « fétichisme de la langue » est essentielle pour bien appréhender la « croisade théologique/téléologique » lancée à l’assaut de l’« écriture inclusive » par des auteurs de tous bords « alarmés » par la prétendue « déchéance » de la langue française que l’on s’efforce d’enfermer dans ses « attributs esthétiques » et sa pseudo « mission civilisatrice ». Le « fétichisme de la langue » a été amplement étudié par le sociologue Pierre Bourdieu dans un célèbre article rédigé en collaboration avec Luc Boltanski, « Le fétichisme de la langue » paru dans les Actes de la recherche en sciences sociales (vol. 1, n°4, juillet 1975). Pierre Bourdieu précise sa pensée comme suit : « Lorsqu’on parle de la langue sans autre précision, on se réfère tacitement à la langue officielle d’une unité politique, c’est-à-dire à la langue qui, dans les limites territoriales de cette unité, est tenue pour la seule légitime, et cela d’autant plus fortement que l’occasion est plus officielle (les Anglais diraient formal), c’est-à-dire la langue écrite ou quasi-écrite (i.e. digne d’être écrite), par des agents ayant autorité pour écrire, les écrivains, fixée, codifiée et garantie, par l’autorité d’un corps de spécialistes, les grammairiens, et, plus généralement les professeurs, chargés d’inculquer (au moins) le respect du code linguistique et de sanctionner les manquements » (le segment « est tenue pour la seule légitime » est transcrit en italiques par RBO).
En définitive, faudrait-il adhérer aveuglément à l’« écriture inclusive » et promouvoir ses prétendues vertus curatives ou devrait-on la combattre avec virulence comme le fait le poète et romancier Gary Klang ?
Dans une « Tribune collective » parue le 18 septembre 2020 dans le magazine Marianne, « Une « écriture excluante » qui « s’impose par la propagande » : 32 linguistes listent les défauts de l’écriture inclusive », les auteurs interviennent dans le débat d’idées avec hauteur de vue. Je cite longuement cette « Tribune collective » dans le but de contribuer à une réflexion dégagée des ornières réductrices de l’« essentialisation idéologique » et du « fétichisme de la langue ».
« Outre ses défauts fonctionnels, l’écriture inclusive pose des problèmes à ceux qui ont des difficultés d’apprentissage et, en réalité, à tous les francophones soudain privés de règles et livrés à un arbitraire moral. » Bien que favorables à la féminisation de la langue, plusieurs linguistes estiment l’écriture inclusive profondément problématique. (…) Présentée par ses promoteurs comme un progrès social, l’écriture inclusive n’a paradoxalement guère été abordée sur le plan scientifique, la linguistique se tenant en retrait des débats médiatiques. Derrière le souci d’une représentation équitable des femmes et des hommes dans le discours, l’inclusivisme désire cependant imposer des pratiques relevant d’un militantisme ostentatoire sans autre effet social que de produire des clivages inédits. Rappelons une évidence : la langue est à tout le monde. (…) Les inclusivistes partent du postulat suivant : la langue aurait été « masculinisée » par des grammairiens durant des siècles et il faudrait donc remédier à l’ »invisibilisation » de la femme dans la langue. C’est une conception inédite de l’histoire des langues supposant une langue originelle « pure » que la gent masculine aurait pervertie, comme si les langues étaient sciemment élaborées par les locuteurs. Quant à l »invisibilisation », c’est au mieux une métaphore mais certainement pas un fait objectif ni un concept scientifique. (…) La langue n’a pu être ni masculinisée, ni féminisée sur décision d’un groupe de grammairiens, car la langue n’est pas une création de grammairiens –ni de grammairiennes. Ce ne sont pas les recommandations institutionnelles qui créent la langue, mais l’usage des locuteurs. L’exemple, unique et tant cité, de la règle d’accord « le masculin l’emporte sur le féminin » ne prétend posséder aucune pertinence sociale. C’est du reste une formulation fort rare, si ce n’est mythique, puisqu’on ne la trouve dans aucun manuel contemporain, ni même chez Bescherelle en 1835. Les mots féminin et masculin n’ont évidemment pas le même sens appliqués au sexe ou à la grammaire : trouver un quelconque privilège social dans l’accord des adjectifs est une simple vue de l’esprit. (…) La langue n’est pas une liste de mots dénués de contexte et d’intentions, renvoyant à des essences. (…) La langue a ses fonctionnements propres qui ne dépendent pas de revendications identitaires individuelles. La langue ne détermine pas la pensée –sinon tous les francophones auraient les mêmes pensées, croyances et représentations. (…) En français, l’orthographe est d’une grande complexité, avec ses digraphes (eu, ain, an), ses homophones (eau, au, o), ses lettres muettes, etc. Mais des normes permettent l’apprentissage en combinant phonétique et morphologie. Or, les pratiques inclusives ne tiennent pas compte de la construction des mots : tou.t.e.s travailleu.r.se.s créent des racines qui n’existent pas (tou-, travailleu-).Ces formes fabriquées ne relèvent d’aucune logique étymologique et posent des problèmes considérables de découpages et d’accords. (…) Tous les systèmes d’écriture connus ont pour vocation d’être oralisés. Or, il est impossible de lire l’écriture inclusive : cher.e.s ne se prononce pas. Le décalage graphie / phonie ne repose plus sur des conventions d’écriture, mais sur des règles morales que les programmes de synthèse vocale ne peuvent traiter et qui rendent les textes inaccessibles aux malvoyants ».
La version originale de cette « Tribune » signée par 32 linguistes a été rédigée par les linguistes Yana Grinshpun (Sorbonne nouvelle), Franck Neveu (Sorbonne), François Rastier (Centre national de la recherche scientifique de France) et Jean Szlamowicz (Université de Bourgogne).
Montréal, le 13 mai 2024