Pourquoi et comment tous les maux dont souffrent les Outres Mers découlent principalement de la sphère de l’économie ?
— Par Jean-Marie Nol —
Les dysfonctionnements économiques se situent au cœur des maux sociétaux, sociaux, institutionnels, idéologiques et identitaires qui affectent une société. À travers l’histoire et dans les contextes contemporains, les problèmes économiques ont toujours agi comme un catalyseur des crises et fractures profondes qui secouent les nations. En effet, l’économie structure la vie quotidienne des individus, oriente les dynamiques sociales et détermine les relations entre institutions et citoyens. Lorsqu’elle vacille, les effets se répercutent inévitablement sur l’ensemble des sphères sociétales. Et nous en voulons pour preuve que les récentes exactions commises en Nouvelle Calédonie et en Martinique n’ont pas été entreprises à l’endroit des institutions comme la préfecture, la CTM,les mairies etc…, mais des entreprises. En effet , force est de constater que les émeutes, pillages et destructions d’entreprises observés en Nouvelle-Calédonie et en Martinique s’inscrivent dans des dynamiques économiques complexes, mêlant des enjeux idéologiques, sociaux, historiques et psychologiques. Ces exactions ciblant principalement les entreprises traduisent un mal-être profond et révèlent les tensions accumulées au sein de ces sociétés. Pour comprendre les raisons de cette focalisation sur les entreprises, il faut explorer les contextes spécifiques de ces territoires d’outre-mer et les mécanismes psychologiques à l’œuvre.
D’un point de vue économique, les entreprises, en particulier les grandes enseignes et celles perçues comme étrangères ou extérieures au territoire, sont souvent vues comme des symboles de domination économique. En Martinique, l’économie est historiquement marquée par la mainmise de quelques familles békés, descendants des colons européens, sur les secteurs clés. Cette concentration des richesses alimente un ressentiment dans une population majoritairement d’origine afrodescendante, confrontée à des inégalités persistantes depuis l’abolition de l’esclavage. En Nouvelle-Calédonie, les tensions autour de l’exploitation des ressources naturelles, comme le nickel et autres secteurs pour l’essentiel aux mains des caldoches , exacerbent le sentiment d’injustice économique, particulièrement chez les populations kanakes. Les entreprises, associées à ces dynamiques inégalitaires, deviennent alors des cibles privilégiées pour exprimer une colère collective.
Ces actes de destruction s’inscrivent également dans un contexte social marqué par le chômage élevé, la précarité et un sentiment d’abandon. Les jeunes, en particulier, se sentent souvent exclus des bénéfices économiques et sociaux. Les émeutes offrent une opportunité, bien que destructrice, d’exprimer ce mal-être et de revendiquer une place dans une société qui semble les marginaliser. Dans ce cadre, les entreprises, surtout celles considérées comme des symboles de richesse et de consommation inaccessible, sont attaquées non seulement pour ce qu’elles représentent symboliquement, mais aussi pour ce qu’elles refusent implicitement à ces populations : l’intégration économique et sociale.
D’un point de vue historique, ces actes prennent racine dans une mémoire collective marquée par le colonialisme. En Martinique comme en Nouvelle-Calédonie, les structures économiques actuelles sont perçues comme des prolongements des anciennes logiques coloniales, où une minorité détient le pouvoir économique au détriment de la majorité. La destruction d’entreprises peut ainsi être interprétée comme une forme de révolte symbolique contre ce passé oppressant, un moyen de rejeter les institutions et les figures économiques héritées de cette période. Ce rejet s’accompagne d’une volonté, souvent inconsciente, de rétablir une forme de justice historique par des moyens radicaux, mais sans raisonnement logique et rationnel.
Sur le plan psychologique, ces actes sont également alimentés par des mécanismes émotionnels profonds liés à la frustration et à la colère. Les populations en colère ressentent un sentiment d’impuissance face à un système perçu comme inégal et immuable. La destruction devient alors une manière de reprendre un certain pouvoir, même temporaire, en affirmant une présence et une capacité d’action face à des institutions ou des figures économiques jugées intouchables. Le pillage, quant à lui, peut être interprété comme une tentative de s’approprier symboliquement une richesse inaccessible pour des jeunes en déshérence , rééquilibrant temporairement des rapports de force perçus comme injustes.
De plus, le phénomène de contagion émotionnelle joue un rôle clé. Lorsqu’un groupe agit collectivement dans un contexte d’émeutes, les individus sont plus susceptibles de participer à des actions destructrices qu’ils n’auraient peut-être pas envisagées seuls. L’anonymat offert par la foule, combiné à une montée de l’excitation et de l’adrénaline, diminue l’inhibition individuelle et renforce le sentiment d’agir pour une cause collective. Cette dynamique de groupe découlant souvent d’un sentiment d’impuissance de la police et d’impunité vu le laxisme supposé de la justice alimente la destruction ciblée des entreprises, amplifiant les exactions.
Enfin, il est important de noter que ces événements traduisent une forme de désespoir. Lorsque les voies traditionnelles de dialogue, de protestation ou de revendication semblent inefficaces, la violence devient une manière extrême d’attirer l’attention sur des revendications longtemps ignorées. Les entreprises, en tant que symboles visibles et accessibles, deviennent des cibles faciles pour exprimer ce désespoir et tenter de forcer un changement, même au prix d’un chaos temporaire.
En somme, les attaques contre les entreprises lors des émeutes en Nouvelle-Calédonie et en Martinique sont le fruit de multiples facteurs interconnectés. Elles traduisent un rejet des inégalités économiques, une révolte contre des dynamiques historiques coloniales, une frustration face à l’exclusion sociale, et un désir psychologique de reprendre le contrôle dans un contexte de désespoir collectif. Si ces actes peuvent être perçus comme destructeurs et irrationnels, ils témoignent surtout de la nécessité de s’attaquer aux causes profondes de ces tensions, notamment en réduisant les inégalités, en valorisant les populations marginalisées et en créant des voies de dialogue et de justice sociale. Et pour ce faire, il serait bien dangereux de croire que les choses pourraient changer avec une éventuelle évolution institutionnelle et statutaire. C’est à la racine du mal qu’il faudrait au préalable s’attaquer à savoir la réforme du modèle économique.
Le premier lien évident entre économie et société réside dans l’accès aux ressources. Les dysfonctionnements économiques, qu’ils prennent la forme de crises financières, de chômage de masse ou de disparités dans la répartition des richesses, génèrent inévitablement des inégalités. Ces dernières, en s’enracinant dans le tissu social, deviennent des foyers de tensions. Le sentiment d’injustice économique nourrit la frustration et peut dégénérer en conflits societaux et sociaux. Des mouvements de contestation, comme les Gilets jaunes en France ou les révoltes périodiques dans certaines régions d’outre-mer , illustrent comment une économie perçue comme inéquitable mine la cohésion sociale. Les problèmes économiques, en privant une partie de la population de perspectives d’avenir, détruisent le contrat social, rendant les relations entre les citoyens et les institutions particulièrement fragiles.
Sur le plan institutionnel, les dysfonctionnements économiques remettent en question la capacité des structures de gouvernance à répondre aux besoins de la population. Une économie vacillante limite les ressources financières des États ou collectivités et affaiblit leur capacité à financer les services publics essentiels, tels que l’éducation, la santé ou la sécurité. Ce manque d’efficacité nourrit une crise de légitimité des institutions. Les citoyens, confrontés à un État incapable de protéger leurs droits fondamentaux, développent un sentiment de défiance envers leurs gouvernants. Cette méfiance s’étend rapidement à toutes les sphères institutionnelles, accentuant la fragmentation de la société. Par ailleurs, un État en difficulté économique est souvent contraint de recourir à des mesures d’austérité impopulaires, ce qui accentue le rejet des élus et institutions par la population.
Les impacts des dysfonctionnements économiques ne se limitent pas aux sphères sociales et institutionnelles. Ils influencent également les idéologies et les identités collectives. Une économie en crise déstabilise les repères culturels et idéologiques d’une société. Le sentiment de déclassement économique, combiné à l’insécurité sociale, pousse les individus ou même des mouvements citoyens de nature populiste à chercher des boucs émissaires ou des solutions radicales. C’est ainsi que les périodes de récession ou de stagnation économique sont souvent accompagnées de montées en puissance de discours populistes ou nationalistes, qui exploitent les peurs et les frustrations pour proposer des visions simplistes et clivantes. Ces idéologies divisent davantage une société déjà fragilisée par des fractures économiques, exacerbant les tensions entre les groupes sociaux.
Sur le plan identitaire, les dysfonctionnements économiques ont un impact direct sur la perception de soi et des autres. Les inégalités économiques engendrent des clivages identitaires, opposant par exemple les classes sociales, les valeurs culturelles, les ethnies, les générations ou même les régions géographiques. Dans des contextes marqués par des économies inégalitaires, les groupes marginalisés développent un sentiment d’exclusion qui alimente un repli identitaire. Ce repli peut se manifester par un rejet des valeurs communes ou par l’émergence de revendications communautaires, parfois en opposition avec l’idée d’une nation unifiée comme on l’a constaté en Martinique avec les destructions de statues par le mouvement rouge vert noir ou encore en Nouvelle Calédonie par l’incendie des églises catholiques . La polarisation qui en résulte affaiblit encore davantage la cohésion sociale, créant un cercle vicieux où les problèmes culturels, identitaires et économiques se renforcent mutuellement.
L’interconnexion entre les dysfonctionnements économiques et les maux sociaux, institutionnels, idéologiques , culturelles et identitaires se traduit par une spirale descendante. Une économie dysfonctionnelle affaiblit les institutions, érode la cohésion sociale et alimente les tensions idéologiques et identitaires. En retour, ces fractures rendent plus difficile la mise en œuvre de politiques économiques efficaces, perpétuant ainsi les dysfonctionnements initiaux. Cette dynamique est particulièrement visible dans les contextes où les disparités économiques s’accompagnent de crises politiques et sociales. Les exemples abondent, qu’il s’agisse de pays frappés par des crises économiques majeures, de territoires marginalisés ou de sociétés confrontées à une montée des extrémismes.
Pour briser ce cercle vicieux, il est essentiel de reconnaître que l’économie n’est pas une sphère isolée, mais le socle sur lequel repose l’ensemble des dynamiques sociétales. Réformer en profondeur les structures économiques est une condition sine qua non pour résoudre les autres maux d’une société. Cela implique de repenser la redistribution des richesses, de renforcer les services publics, de stimuler la croissance endogène inclusive et de promouvoir une gouvernance économique locale équitable et transparente. Ces réformes, en améliorant les conditions économiques de base, pourraient restaurer la confiance dans les institutions, renforcer la cohésion sociale et atténuer les tensions idéologiques et identitaires.
En somme, tous les maux sociétaux trouvent leur origine, directe ou indirecte, dans les dysfonctionnements économiques. Ces derniers, en touchant les fondements mêmes de la vie en société, fragilisent les structures sociales, politiques et culturelles. Si l’on souhaite bâtir des sociétés stables et harmonieuses en Outre Mer, il est indispensable de commencer par résoudre les problèmes économiques avant que de s’attaquer à la réforme des institutions. Ignorer ce lien dichotomique fondamental, c’est condamner les sociétés à une perpétuation de leurs fractures et de leurs crises , et surtout en l’espèce la société Antillaise.
“Le profit est le sang vital du système économique, l’élixir magique sur lequel repose tout progrès. Mais le sang d’une personne peut être le cancer pour une autre.” citation de l’économiste Paul Samuelson / Conférence à Harvard – 16 Août 1976
Jean-Marie Nol économiste