— Par Jean-Marie Nol, économiste-financier —
La Guadeloupe et la Martinique sont à la croisée des chemins , et cela a été bien compris par la collectivité territoriale de Martinique (CTM) qui a mis comme point central de l’ordre du jour à sa dernière plénière , l’économie sociale et solidaire , comme un enjeu majeur de développement . Force est de constater que l’analyse des défis auxquels notre modèle économique et social au sens large est confronté a été absente du débat politique des élections législatives jusqu’à présent. Elle n’a donc pu être à l’origine de proposition de réformes susceptibles de contribuer à son adaptation compte tenu de la situation des finances publiques et de l’évolution de l’environnement économique de la France. Au cours de ce dernier siècle,avec la départementalisation , nous avons progressivement édifié un modèle politique, social et économique fondé sur quelques principes simples mais d’immense portée : le progrès économique et social basé sur les transferts publics en provenance de la France destiné à dynamiser la consommation . Or ce modèle est aujourd’hui fragilisé : les inégalités économiques se creusent, le chômage et la dette des collectivités locales s’envolent,notre agriculture est moribonde , nos entreprises peinent à grossir comme à satisfaire la demande intérieure ; nos concitoyens dénoncent le caractère peu démocratique et opaque des décisions publiques, se détournent des urnes ou sont tentés par les extrêmes ; la défiance paralyse nos relations sociales et politiques. Les principaux fondements de notre modèle économique et social actuel remontent à l’après-guerre, on le sait, au contexte de croissance des Trente Glorieuses en France hexagonale concomitante à la départementalisation . Ce modèle s’est construit sur des grands principes de stabilité macroéconomique, permis par une internationalisation des échanges encore limitée, une pression de la concurrence maîtrisée et une rareté de l’offre beaucoup plus que de la demande. Aujourd’hui ,l’essoufflement du modèle construit dans l’après-guerre s’est ainsi matérialisé par un niveau de chômage élevé, qui touche durablement les jeunes, les seniors, les faiblement diplômés. Il est de plus en plus difficile d’entrer dans le monde du travail sans diplôme. Emergent des emplois précaires en réponse à la nécessité d’apporter de la flexibilité à un marché du travail de plus en plus figé. De même, l’Etat est mis sous pression financière forte, car le coût du modèle français devient intenable budgétairement.Cette évolution crée un sentiment d’abandon marqué auprès des populations les plus fragilisées, qui estiment n’être plus qu’une variable d’ajustement et n’attendent plus rien, ni des entreprises , ni des politiques locaux , ni de l’Etat. Les classes moyennes salariées et professions libérales craignent le déclassement social et se réfugient dans la résignation ou sont rétifs au changement , avec la volonté de maintenir coûte que coûte un rempart de stabilité en luttant pour le maintien du statu – quo . Or le statut quo n’est plus envisageable tel quel car la France traverse actuellement une période de mutation avec le phénomène de mondialisation , où le peuple Français doit relever quatre grands défis :Le défi de la désindustrialisation , le défi du numérique , le défi écologique, et le défi démographique.
L’émergence actuelle d’une technologie naissante, le numérique,laisse apparaître une potentialité de rupture marquée de notre modèle économique et social actuel .L’objet de cet article est de sensibiliser à la potentialité de ces ruptures qui au fil du Temps pourraient laisser apparaître une organisation sociale et économique très différente. Nous vivons la fin d’une ère économique et nous entrons dans ce que les économistes nomme la troisième révolution industrielle qui va bouleverser nos manière de vivre, de consommer, de travailler et d’être au monde. Des points d’inquiétude se font jour cependant dans un tel contexte : dans une phase de transition de notre modèle qui risque d’être encore longue, quelle va être la capacité de notre système économique et social à intégrer des populations restées sur le bord de la route ? Ce qui signifie : quelle sera la capacité de notre économie à créer de l’emploi, mais aussi à proposer des dispositifs de formation et des contrats de travail qui vont permettre à la fois la stabilité des revenus pour les salariés et une flexibilité sur les ressources pour les entreprises ? Il est ainsi troublant que les efforts de formation servent aujourd’hui encore trop peu les populations qui en ont le plus besoin. Il est difficile d’accepter que le niveau élevé de dépenses publiques ne permettent plus aujourd’hui d’être un facteur de réduction des inégalités sociales. Il est sans doute à ré-interroger un modèle social où sont proposés des CDI à des populations les mieux dotées et les plus mobiles, alors que les populations les plus fragiles se voient proposer des contrats précaires sans filet.Pour autant, à bien y regarder, des premiers signes encourageants apparaissent. La jeune génération, incroyablement plus ouverte, connectée, ne comprend pas le concept de crise (« nous avons toujours vécu dans ce que vous appelez crise »), ni la volonté de préserver un modèle dont elle perçoit qu’il dysfonctionne. Nous ne saurions nous dispenser d’une nouvelle politique ambitieuse, afin de recréer des emplois et des richesses à partager. Pour redonner des marges à nos entreprises, notamment petites et moyennes, il est certes nécessaire de diminuer leurs coûts de production. Mais la compétitivité repose sur bien d’autres facteurs : des infrastructures publiques efficaces, une formation professionnelle et un travail de qualité, une recherche publique et privée performante, une politique commerciale réactive. La Guadeloupe et la Martinique doivent se transformer pour devenir des économies de l’innovation, où l’investissement redeviendra porteur de croissance.
L’Etat a délaissé sa fonction stratégique. C’est la raison pour laquelle la dépense publique a perdu de son efficacité tant en Guadeloupe qu’en Martinique . Corriger par la subvention publique les inégalités d’accès à la connaissance ou à l’emploi et la perte de compétitivité des entreprises n’est plus tenable. Mon constat est le suivant, et il ne vaut pas que pour la Guadeloupe et la Martinique , mais pour l’ensemble de l’outre- mer : dans nos économies sous perfusion des transferts publics , continuer de dépenser de l’argent public pour tirer de l’avant la consommation ne fonctionne plus pour relancer une politique d’emploi . Il faut relancer le moteur économique d’une autre façon, et il faut pour cela être capable de penser autrement. Deux des verrous qui empêchent aujourd’hui d’entamer cette mutation se nomment défiance et corporatisme. Le nouveau modèle ne consiste pas uniquement à quelques variables d’ajustement sur un modèle existant que l’on ferait certifier pour poursuivre comme avant. Il révèle que le monde à venir et les enjeux à dépasser appellent un véritable changement de paradigme, nécessitant du temps, de l’imagination et une volonté sans faille. En effet, les raisons d’agir sont nombreuses : la révolution numérique , l’accès de plus en plus difficile aux ressources financières , les nouvelles tensions sociales du fait de l’accroissement des inégalités , la crise économique ou encore la nécessité de dynamiser l’emploi et de créer du consensus sociétal sur notre territoire.
La Guadeloupe et la Martinique doivent changer de modèle économique et se diriger vers le modèle de l’économie sociale et solidaire . C’est une évidence. Parler d’économie sociale et solidaire, c’est parler d’engagements individuels porteurs de changements pour tous dans le cadre d’un projet collectif, c’est dire que les valeurs de cette forme d’économie sont ancrées dans leur temps et dans une autre conception de la vie en société, en mettant en avant une approche humaniste. Les pouvoirs publics ont un rôle majeur à jouer, notamment au niveau de notre région car l’économie sociale et solidaire est un formidable levier de développement : – Elle crée de l’activité et des emplois locaux – Elle est source d’innovations puisqu’elle propose des solutions locales et adaptées aux enjeux et besoins de chaque territoire – Elle est moteur de dynamiques collectives puisqu’elle consolide et dynamise le tissu socio- économique local en encourageant les individus à développer des démarches de coopération et de mutualisation – Elle lutte contre l’exclusion et les inégalités. De par son adaptabilité et sa flexibilité, elle se développe dans des quartiers populaires, des milieux ruraux éloignés,et dynamise la production de biens et services à échelle humaine … Elle apporte des solutions en matière de transition écologique et énergétique, en favorisant une économie plus durable et des modes de vie plus responsables : économie circulaire, circuits courts de consommation , production d’énergie verte, mobilité douce,…L’économie sociale et solidaire donne naissance à des organisations dont le but premier est l’utilité sociale. De plus, elle propose d’autres façons de produire, de consommer et d’échanger, comme le commerce équitable , l’économie circulaire , ou le maintien d’une agriculture paysanne respectueuse de l’environnement. A nous d’y parvenir sans renoncer à notre système social protecteur. Cela exige avant toute chose de remédier à nos propres faiblesses, et de mieux tirer parti de nos innombrables atouts en adoptant un nouveau modèle basé sur l’économie sociale et solidaire .
Soyons clairvoyants pour identifier les causes de nos difficultés et de nos succès, et soyons audacieux pour procéder aux réformes nécessaires : c’est ainsi que nous rendrons notre modèle économique et social plus compétitif et plus solidaire, et que nous assurerons l’avenir de notre jeunesse. Notre nouveau modèle de développement doit apporter une réponse raisonnée aux défis de l’emploi ; l’équité sociale l’exige aussi, car les ménages les plus modestes souffrent le plus du renchérissement du chômage.Les principes et objectifs qui ont été mobilisés il y a quelques décennies pour construire notre modèle économique et social dans ce domaine doivent s’adapter à notre environnement actuel. Nous sommes dans une économie globalisée plus complexe requérant plus de compétences en évolution rapide et dans laquelle seront bien peu nombreux les travailleurs qui ne connaîtront qu’un seul employeur au cours d’une carrière professionnelle toujours plus longue. Education, santé, lutte contre les inégalités, développement durable, insertion,… autant de champs où doivent intervenir les entrepreneurs sociaux qui ont la volonté de changer les choses en profondeur. L’action de l’État pour appuyer l’économie sociale et solidaire peut prendre de multiples formes, directes et indirectes : contribuer à mettre en place un contexte législatif, institutionnel et économique favorable ; faciliter l’accès aux crédits, à la formation ; offrir un accès privilégié aux marchés publics ; etc. Constituer une alternative au modèle actuel dépend, en dernier ressort, de la transformation de l’économie sociale et solidaire en mouvement solidaire et endogène , ayant explicitement une stratégie politique, qui se décline en autant d’objectifs de transformations sociales et économiques. Elle se doit donc de faire mouvement, et converger avec les autres acteurs désireux de transformer la société , afin de se muer en un véritable levier de changement.
Jean-Marie Nol, économiste-financier