— Par Roland Sabra —
2008. Bernard Bloch monte Le « Ciel est vide », un texte d‘Alain Foix. La pièce convoque deux drames shakespeariens, celui de la jalousie avec Othello et celui du ressentiment avec Shylock. Deux comédiens dans les loges d’un théâtre bavardent en attendant de monter sur scène. Cinéma, télévision et théâtre, non seulement comme comédiens mais aussi comme metteurs en scène, leur expérience, plus que trentenaire, et leurs talents sont avérés, attestés. Est-ce Shylock ? Est-ce Othello ? On ne sait. mais au détour de la conversation qui porte naturellement sur Shakespeare une phrase est lancée : « J’aimerai bien faire un Roi Lear !» Moi aussi dit l’autre ! Ces deux-là sont des conteurs. Shylock, Hassane Kassi Kouyaté, héritier d’un longue famille de griots qu’on ne présente plus et Shylock, Philippe Dormoy, grand récitant, chanteur, passionné de musique, respecté par ses pairs, viennent de conclure un pacte qui les mènera tout d’abord aux pays des « sacs à paroles » comme le disait joliment Cheikh Hamidou Kane, le grand griot moderne du Sénégal. De cette rencontre va naître une hybridation entre conte et théâtre qui loin d’être une fusion, un amalgame, un salmigondis, va au contraire à partir d’identités conservées et affirmées, questionner l’un et l’autre au cœur même de leur fondements.
Philippe Dormoy se présente sur le plateau comme conteur prisonnier de la scène qu’il ne pourra quitter qu’à la condition que le public atteste de la véracité de ce qu’il va raconter. Sinon il sera condamné à revenir le lendemain pour une nouvelle tentative. La chose n’est pas gagnée. Les voix multiples des personnages, qui par ailleurs se dédoublent, se travestissent, se cachent, se bousculent chacune désirant monopoliser la parole font voler en éclat la linéarité du récit. Et il en est d’autres à vouloir dire, à voumoir ne pas se faire oublier. Et celle du conteur lui-même ? Et celle de l’homme qui incarne le conteur qui incarne les personnages ? Et celle de l’auteur ? Et celle du metteur en scène ? Et celle du directeur du théâtre ? Et celle du public sollicité pour vérifier qu’il suit, qu’il comprend, et qu’il accordera la liberté ?
Au delà de ce jeu infini en abîme c’est le conte, c’est le théâtre qui sont sur la sellette. Qu’est-ce qu-un griot ? Peut-il jouer les scènes qu’il narre ? Croit-il à ce qu’il rapporte ? Qu’est-ce que « Le Roi Lear », cette histoire que nous raconte Shakespeare dont il a écrit au moins deux versions, et qu’il est allé puiser dans d’autres récits plus anciens, ceux de la mythologie celtique ? De quel Lear s’agit-il ? De quoi ce Conte à rebours est-il le prétexte ? Quel sous-texte jette-t-il au visage du spectateur ? Car jamais celui-là n’est dans une position d’extériorité par rapport au travail sur scène. Sollicité pour nommer les personnages, pour lâcher quelques bribes sur sur ce qu’il sait de sa propre identité, il est à la fois pris dans le récit, captivé par les intrigues croisées et rappelé brutalement à sa position de spectateur. Que vient-il faire au théâtre ? S’entendre raconter des histoires ? N’est-il là que dans la recherche d’un divertissement pascalien ? En quoi cautionne-t-il, qu’il le veuille ou non, ce pourquoi il est sur son siège ? Qu’entend-il? Que construit-il avec ces éléments morcelés ? Nul ne saura sans doute et lui-même pas plus que les autres ! Facette d’une énigme protéiforme que le conteur laissera en partage à la fin du spectacle. Arrangez-vous avec ça!
C’est la conjonction des talents de Philippe Dormoy et d’Hassane Kassi Kouyaté qui fait émerger ce foisonnement interrogatif. Le comédien joue de sa palette avec dextérité pour restituer au plus près la double intrigue du Roi Lear. Il est aussi le Fou, celui qui dit ce qui ne se dit pas et que lui seul peut dire, personnage le plus proche du conteur, du griot avec lequel il noue une étroite intimité. De son registre de chanteur il tire les arguments pour faire entendre les différentes voix des personnages avec les tonalités qui agréent. Elles vont du module le plus caverneux au chant de tête, multiplient les ruptures de tons, se jouent des rythmes et des champs d’énonciation avec bonheur. Il est épaulé soutenu par Valérie Joly à la musique et au chant. A cappella. Elle participe grandement à la mise en abyme des récits et la la distanciation qui sont au cœur du spectacle. Un effet de déréalisation, de déconstruction du rêve à peine est-il ébauché, est enfanté par ses interventions qui toujours rappellent au conteur les fantômes qui le hantent. Elle est maïeuticienne d’une vérité en gésine. Ce qu’il dit n’est pas ce qu’il dit. Il est dit plus qu’il ne dit. Présence en retrait d’une grande efficacité, elle est d’autant plus importante qu’elle est ce refoulé tapi dans l’ombre qui taraude la parole de l’autre. Ses chants s’élèvent superbes vers les cintres, résonnent sur les voûtes de la cathédrale dans laquelle le spectateur est communiant. Bien sûr il faut être un adepte ou un converti pour en apprécier toutes les subtilités, toute la saveur. Bien naïf celui ou celle qui pense entendre, ou pis encore découvrir la totalité du texte shakespearien! Le plaisir est ici dans la reconnaisance de ce que l’on sait déjà et dans la découverte des nouveaux horizons qui s’offrent à partir de rivages familiers.
La mise en scène d’une grande sobriété, comme toujours chez Kouyaté, exige du geste et du mot qu’ils rendent leur vérité du moins ce qu’ils en peuvent. C’est dans la direction d’acteur qu’il excelle et pour peu qu’on lui offre matière de qualité, ce qui est le cas en l’occurrence, il régale l’auditoire. Et pour ne rien gâter il faut ajouter une belle scénographie avec en toile de fond un immense drap aux couleurs dorées, quelques accessoires scéniques réduits à peu, dépouillés dans leur facture et qui participent du sentiment d’assister à une cérémonie. Pas très étonnant quand on sait que HKK fût l’élève de Claude Régy.
Fort-de-France, le 21/10/2016
R.S.
« Lear, conte à rebours »
Auteur et œuvre : Philippe Dormoy, d’après William Shakespeare.
Mise en scène : Hassane Kassi Kouyaté.
Avec : Philippe Dormoy (comédien), Valérie Joly (Musique, chant).
Scénographie lumière : Yves Collet.
Mise en son : Thierry Balasse, Inouie.
Régie lumière : Christelle Toussine.
Durée : 1 h 25.