— Par André Lucrèce—
La grande leçon de la sociologie, dont certains sont bien éloignés, c’est de prendre ses distances avec soi, ce qui permet de s’écarter des spéculations idéologiques. Ceci rappelé, notre objet ici est l’analyse du vote des populations des Antilles à propos des présidentielles qui ont mis face à face, au second tour, Emmanuel Macron et Marine Le Pen et qui nous révèlent comme altérité singulière par rapport aux options prises dans l’hexagone.
Or précisément la question de l’autre est au cœur de cette élection : quelle place pour l’autre en France au XXIème siècle ? En votant préférentiellement pour la représentante d’une extrême droite dont le programme est marqué par la xénophobie, – le refus de l’autre – avec des scores de près de 60% des suffrages en Martinique et 70% en Guadeloupe, Martiniquais et Guadeloupéens ont surpris tout le monde et stupéfié une partie de la classe politique.
Il faut se rappeler qu’en décembre 1987, le 6 décembre précisément, un employé de l’aéroport d’Orly signale la présence de Jean-Marie Le Pen (qui parait-il voyageait sous un faux-nom), lequel s’apprêtait à rejoindre la Martinique pour tenir congrès avec un groupe de députés des droites du parlement européen. Les employés de l’hôtel, où devait se tenir ce congrès, déposent immédiatement un préavis de grève en protestation d’une telle présence. Deux comités anti Le Pen sont créés. Et le 7 décembre, des milliers de Martiniquais vont envahir la piste de l’aéroport, aujourd’hui aéroport Aimé Césaire, tout un symbole, afin d’empêcher l’atterrissage de l’avion qui sera finalement détourné vers la Guadeloupe où Jean-Marie Le Pen refusera de quitter l’appareil. Il reprendra en effet le jour même la direction de Paris. Dix ans plus tard, en transit en Martinique afin de rejoindre Porto Rico, Jean-Marie Le Pen va se heurter aux mêmes protestations, au même aéroport, des manifestants lui reprochant ses propos sur « l’inégalité des races ».
Comment donc expliquer ce revirement paradoxal qui se traduit dans les urnes ? Ce n’est ni le changement de nom du parti, ni la personnalité de sa fille, laquelle a contribué tout au long de sa carrière politique à l’ethnicisation de la France, en dépit de sa tentative de dédiabolisation qui n’a pu influer qu’à la marge. Ce qui explique ce vote aussi audacieux que paradoxal, ce sont des processus non maitrisés qui transforment les sociétés en victimes collectives du désordre, lesquelles se tournent vers l’Etat dont l’aide est jugée insuffisante et injuste.
Trois exemples notoires avec des circonstances qui sont intervenues pendant la période électorale.
Premièrement, le chlordécone, ce pesticide qui a transformé nos vies souvent en pathologies et qui touche en premier lieu ceux qui l’on semé sans protection. Le 8 avril 2022, survient un Communiqué du Collectif des ouvriers agricoles empoisonnés par les pesticides : « Le tribunal annonce tranquillement que dans l’empoisonnement massif par le Chlordécone frappant en premier lieu les ouvriers agricoles et leurs familles, il n’y aurait aucun coupable : Ni l’Etat français, ni les fabricants du poison, ni les importateurs, ni les gros planteurs. (…) Le Collectif des ouvriers agricoles empoisonnés par les pesticides ne peut accepter un tel déni de justice et le fera comprendre à ces apprentis sorciers. Le peuple martiniquais doit se lever comme un seul homme… » Signé le Président du Collectif ; Yvon Sérénus.
Ce communiqué montre le degré de colère de ce Collectif qui se bat pour que les ouvriers agricoles empoisonnés par les pesticides soient reconnus comme victimes, dédommagés et pour que les responsabilités soient révélées.
Deuxièmement, les sargasses. Sloterdjik, le philosophe allemand, souligne dans une interview récente au journal Le Point que l’on vote aussi « avec ses entrailles ». Sans aucun doute, mais on vote également avec ses poumons. Car les sargasses, ces algues qui envahissent les Antilles, qui se déversent sur les plages à proximité des maisons et pourrissent en dégageant de l’hydrogène sulfuré, s’attaquent aux poumons. Cela fait plus de dix ans que les Antilles vivent avec ce poison à ce point nocif qu’il vous détruit tous vos appareils ménagers. Tous ceux qui, en responsabilité, ont découvert cette situation, ont fait des promesses sans lendemain, y compris Nicolas Hulot lorsqu’il faisait partie du gouvernement. En ce moment même, les sargasses envahissent profusément les côtes atlantiques des Antilles.
Troisièmement, le problème de l’eau. Beaucoup plus grave en Guadeloupe où des marchands d’illusions sont incapables de garantir aux familles une eau au quotidien, ce problème constitue un véritable scandale qui dure depuis une trentaine d’année. Sur le volume total d’eau mis en disposition, seulement 40% de l’eau est utilisable dans les foyers. Pertes diverses et cassures d’un réseau vétuste ont pour conséquence des robinets à sec. En avril 2020, un rapport indiquait : « On estime qu’il faut détecter et réparer plus de 5000 fuites pour assurer une fiabilisation des tours d’eau avant de commencer à les supprimer« . En pleine crise du coronavirus, des familles ont subi des coupures pendant plusieurs semaines.
A ces problèmes réels, il faut ajouter que pendant la période électorale, les antivaccins ont développé une propagande extrêmement agressive contre Emmanuel Macron. Certains n’ont pas hésité à développer les pires théories complotistes et à encenser le programme édulcoré de Marine Le Pen, en particulier sur le thème du pouvoir d’achat et de l’augmentation des salaires. Ils ont utilisé les réseaux sociaux avec une efficacité qui traduisait très clairement une violente détestation vis-à-vis du candidat Macron, une aversion et une outrance qui pouvaient laisser deviner ce qui est advenu.
L’ensemble de ces éléments montre qu’il y a à la fois un appel désespéré à l’Etat, donc la reconnaissance d’une tragique dépendance, et en même temps le refus d’une tutelle qui ne craint pas de montrer sa colère, quitte à pactiser avec le diable. Cette disruption prenant l’allure d’une pseudo insurrection par les urnes.
André Lucrèce