Dans les années 1960-1970, l’État français encourage l’avortement et la contraception dans les départements d’outre-mer alors même qu’il les interdit en France métropolitaine.
Comment expliquer de telles disparités ?
Dès 1945, invoquant la « surpopulation » de ses anciennes colonies, l’État français prône le contrôle des naissances et l’organisation de l’émigration ; une politique qui le conduit à reconfigurer à plusieurs reprises l’espace de la République, provoquant un repli progressif sur l’Hexagone au détriment des outre-mer, où les abus se multiplient.
Françoise Vergès s’interroge sur les causes et les conséquences de ces reconfigurations et sur la marginalisation de la question raciale et coloniale par les mouvements féministes actifs en métropole, en particulier le MLF. En s’appuyant sur les notions de genre, de race, de classe dans une ère postcoloniale, l’auteure entend faire la lumière sur l’histoire mutilée de ces femmes d’outre-mer, héritage douloureux d’un système esclavagiste, colonialiste et capitaliste encore largement ignoré aujourd’hui.
Interview de Françoise Vergès :
L’historienne réunionnaise Françoise Vergès publie « Le ventre des femmes. Capitalisme, racialisation, féminisme », un essai passionnant sur la gestion politique de la natalité dans les Outre-mer et ses conséquences dans les années 60 et 70, à partir du cas emblématique de La Réunion.
Ce nouvel essai de l’auteure retrace une page souvent occultée de l’histoire de La Réunion et plus généralement des départements d’Outre-mer. Dans les années soixante et soixante-dix, invoquant la « surpopulation » de ces territoires, l’Etat français encourage en effet une campagne d’avortements et de stérilisation dans les DOM alors qu’il les proscrit dans l’Hexagone. Interview.
Pouvez-vous me parler de la genèse de cet ouvrage, que vous définissez comme « un acte de réparation historique envers des femmes des Outre-mer racisées, méprisées et exploitées » ?
Françoise Vergès : Plusieurs éléments sont à la genèse de cet ouvrage. D’abord l’invisibilité des « Outre-mer » – expression que je n’aime pas mais que j’utilise par absence de terme plus précis qui dise la situation – dans les débats culturels et sociétaux. Ils sont comme inexistants, notamment dans les théories décoloniales. C’est encore trop souvent soit une grille de lecture binaire –métropole/Outre-mer – qui ne tient pas compte de mutations locales ; soit trop victimaire et laissant de côté les résistances ; soit totalement fantaisiste – idéalisation d’une créolité, ou célébration des Outre-mer comme « richesse de la France ».
Ensuite le désir de réviser le récit dominant de l’histoire du féminisme en France qui efface totalement les contributions des femmes esclaves et colonisées à l’émancipation des femmes. Comme si seules les Françaises avaient compris ce qu’est l’oppression des femmes ! Mais quand les femmes esclaves marronnent, quand elles prennent les armes, participent aux révoltes et aux insurrections, quand elles en prennent la direction, quand, contre tous les obstacles, elles obtiennent leur liberté et celle de leurs enfants, quand elles préservent leur famille, quand elles ouvrent des commerces, puis libres créent des écoles, des associations, que font-elles sinon contribuer à l’émancipation des femmes, de toutes les femmes ?
Les luttes dans les Outre-mer contribuent à l’élargissement des droits, à la compréhension du phénomène postcolonial. Je le dis dans l’ouvrage, au 18e siècle, l’esclavage est une des matrices du féminisme français. C’est au contact des Kanaks que Louise Michel et des Communards comprennent ce qu’est le colonialisme. Les luttes anticoloniales sont pour les mouvements féministes des années 1970 une source de politisation et d’inspiration. Or, l’histoire du féminisme français oublie ses matrices. Il ne reconnaît pas sa dette envers les luttes des femmes racisées. Il fait des luttes des femmes esclaves et colonisées des chapitres mineurs. Mais si l’émancipation des femmes est pensée en intégrant les luttes antiracistes et antiesclavagistes, d’une part l’histoire des luttes pour l’émancipation des femmes est totalement transformée et la question raciale est présente très tôt, d’autre part, on doit admettre que l’universalisme abstrait des droits des femmes tel qu’il s’élabore en Europe – le patriarcat serait le même partout – a toujours été une fiction.
Finalement, j’ai éprouvé une révolte, une colère contre l’effacement de la douleur et de l’humiliation de femmes dont les corps ont été charcutés, stérilisés, avortés sans leur consentement par des médecins confortés par leur privilège blanc, mais qui ont osé porter plainte dans une société qui les méprisait. Il faut se rendre compte de leur courage pour prendre la parole dans ce temple de l’ordre colonial où règnent des hommes blancs – le tribunal – ce symbole du déni des droits de leurs ancêtres, de la répression de leurs frères et sœurs de combat. J’ai connu des femmes semblables dans mon enfance, courageuses et ne se résignant pas. Je voulais leur rendre hommage, elles ont contribué à faire de moi une femme révoltée.
« Ce que les féministes du Sud ont démontré, c’est que le féminisme, ce n’est pas la parité ou l’égalité formelle, mais une profonde remise en question de l’organisation sociale, culturelle et économique. Elles ont démontré que le patriarcat est racialisé tout en refusant d’être prises en otage par leurs communautés. » (Françoise Vergès)
Dans votre livre, vous questionnez les stratégies du féminisme français face au racisme, au colonialisme et au capitalisme, en parlant de cécité. Vous dites également qu’il faut « repolitiser le féminisme »…
Le Mouvement de libération des femmes (MLF) émerge publiquement en 1970, à la suite de 1968, soit même pas dix ans après l’indépendance de l’Algérie qui a profondément divisé la gauche française et contribué à signaler l’importance de la question coloniale et raciale. Les femmes algériennes ont fait surgir de nouvelles problématiques autour du genre et des luttes d’émancipation. Les luttes pour les droits civiques aux USA, où le rôle des femmes noires est fondamental, ont fait apparaître les liens entre construction de la race et inégalités, classe, genre et suprématie blanche. Les femmes du MLF sont inspirées par ces luttes. Or, si elles s’engagent activement contre le fascisme, les dictatures, l’impérialisme, le racisme, l’exploitation des femmes au travail, à la maison, contre les normes sociales et culturelles répressives, elles vont se montrer aveugles à ce qui se passe dans leur propre société c’est-à-dire à la colonialité du pouvoir s’exerçant donc de manière raciste dans les Outre mer et en France. C’est comme si tout ça se passait « là-bas », mais pas dans la république française.
Elles voient dans le racisme une survivance du passé au lieu de le voir comme structurant, comme ayant protégé leurs privilèges. Les avortements et stérilisations forcés dans les DOM, l’organisation racialisée et genrée de l’émigration (BUMIDOM), la destruction des industries locales et de l’environnement, les emprisonnements politiques, la censure, et plus tard, les essais nucléaires dans le Pacifique ou la répression en Kanakie, ne constituent pas des terrains de réflexion pour la théorie de l’émancipation des femmes et les luttes féministes. Or, ce que les féministes du Sud ont démontré, c’est que le féminisme, ce n’est pas la parité ou l’égalité formelle, mais une profonde remise en question de l’organisation sociale, culturelle et économique. Elles ont démontré que le patriarcat est racialisé tout en refusant d’être prises en otage par leurs communautés.
Je veux ajouter que je ne me disais pas « féministe » dans les années 1970, je trouvais le terme trop marqué par une idéologie universalisante et bourgeoise, mais l’adoption de ce terme par de jeunes femmes aujourd’hui – afro-féminisme, féminisme musulman, féminisme décolonial – leur vigueur, leur énergie, leur désir de créer des intersections, fait que je peux l’adopter mais je le qualifie aussitôt, il doit être anti-impérialiste, antiraciste et anticapitaliste.
« Pour la société française, le chapitre colonial est clos. Or, les Outre-mer montrent qu’il n’est pas clos, qu’il est reconfiguré. Pas de développement économique autonome, des prisons surpeuplées, une jeunesse discriminée, des taux de chômage impressionnants, un racisme structurel ; des assassinats, la répression, le mépris culturel, une postcolonialité républicaine s’installe. » (Françoise Vergès)
Comment expliquez-vous le lien que vous établissez dans votre ouvrage entre les politiques en œuvre dans les Outre-mer et la gestion politique des banlieues, cette dernière ayant une résonance particulière actuellement ?
Bien que le prisme de la guerre d’Algérie domine pour expliquer le racisme, la violence policière, les discriminations et les politiques d’abandon des banlieues, je pense que l’étude des politiques étatiques dans les Outre-mer contribuerait à l’analyse de la gestion politique des banlieues. L’année 1962 (indépendance de l’Algérie, ndlr) ne signe ni la fin de politiques « coloniales », ni leur simple déplacement dans les banlieues. Comme je l’explique dans mon ouvrage, la république procède à des reconfigurations de son espace pour répondre à des revendications des peuples des Outre-mer ou des immigrés et de leurs enfants, mais tout en préservant ses intérêts ; 1962 est l’une de ses reconfigurations. Pour la société française, le chapitre colonial est clos. Or, les Outre-mer montrent qu’il n’est pas clos, qu’il est reconfiguré. Pas de développement économique autonome, des prisons surpeuplées, une jeunesse discriminée, des taux de chômage impressionnants, un racisme structurel ; des assassinats, la répression, le mépris culturel, une postcolonialité républicaine s’installe. Mais cette gestion n’est pas exclusivement répressive, et là aussi, c’est une leçon pour les banlieues. Le « multiculturalisme », la « diversité », ou le « métissage » y sont des instruments de pacification promettant l’intégration de quelques personnes non-blanches dans les institutions de pouvoir mais sans que soient abordées les questions de décolonisation des pratiques et des institutions ou la déconstruction du privilège « blanc ». Si l’ordre néolibéral et la dépendance ne sont pas remis en cause, les institutions peuvent envisager la diversité. Cette dernière est alors une stratégie pour gérer la question raciale sans remettre en cause les relations de pouvoir. Et le féminisme corporate peut très bien accepter la diversité.
En contrepartie, les mouvements des Outre-mer ont beaucoup à apprendre des mouvements de lutte d’antiracisme politique dans les banlieues. Dans les années 1970, les mouvements anticoloniaux des Outre-mer refusaient que leur situation soit comparée à celles de la France, ils craignaient, à juste titre, qu’esclavage et colonialisme soient effacés. Mais aujourd’hui, nous voyons bien que les stratégies et les politiques postcoloniales s’exercent partout dès qu’il s’agit de stigmatiser et d’appliquer une grille de lecture raciale et donc qu’il est possible de penser une politique décoloniale de tous les territoires de la république.
Je cite souvent l’analyse d’Aimé Césaire sur l’effet-boomerang du colonialisme, le fait qu’inévitablement les politiques raciales d’exclusion font retour dans la « métropole ». C’est ce qui émerge plus clairement que jamais aujourd’hui. Une stratégie décoloniale sera sans doute celle qui saura rendre visible à la fois l’éclatement de la colonialité de l’espace républicain – banlieues et Outre-mer dans toutes leurs différences – et ce qui les rassemble dans la lutte pour la justice sociale, contre le racisme structurel, contre l’islamophobie, toutes les phobies, pour construire des routes de solidarité en ravivant la mémoire de celles qui ont été tracées dans les luttes contre le colonialisme et pour l’émancipation des femmes.
Source : Le Cetri
Édition brochée
20.00 €
1er Mars 2017
145mm x 225mm
240 pages
EAN13 : 9782226395252