Le trouble à la fête

par Manuel Norvat

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François Piquet, Nou,papier, résine, cordon lumineux, métal, ficelle. Environ 6 kg, 320 x 100 x 50 cm, janvier 2011. Photo : F. Piquet.

   Comment avoir les idées claires lorsqu’on parle du trouble ? C’est à mon sens l’un des défis que nous lance le dernier numéro de Recherches en Esthétique consacré à ce thème. Son chef d’orchestre, Dominique Berthet, lève rapidement l’ambiguïté à ce sujet : « si le plaisir esthétique est certes un moment essentiel du rapport aux œuvres [écrit-il], il ne saurait exclure les autres moments de l’expérience esthétique, comme par exemple l’analyse et le jugement ». De même, pour Sentier : « être troublé ne signifie pas uniquement perdre ses repères ». La revue avait donc tout lieu de raison garder (snobant ainsi quelques mauvais effets de trouble) en rassemblant les contributions en quatre parties : La première met l’accent sur des réflexions à propos l’esthétique du trouble. La deuxième sur les affinités du trouble aux dits « nouveaux médias ». La troisième tente de cerner quelques « figures » du trouble. Enfin, la quatrième porte sur le trouble « ultra marin », formule politiquement trouble dans un monde hors Métropole coloniale où l’on ne saurait demeurer l’outre mer de l’Autre.
L’œuvre de François Piquet figurant sur la couverture fut pour moi (outre ma contribution) mon premier contact avec ce numéro sur le trouble lors de sa remise par Dominique, précédant une rencontre imminente (tout aussi troublante) avec Edgar Morin : en l’espace de quelques secondes j’ai été plongé corps et âme dans le vif du sujet. La légende ne m’était d’aucun secours, sauf plus tard pour nommer le créateur de cette vue quasi-insoutenable mais certainement pas ineffable. Cette création montre un corps pendu et sanguinolent ; en lieu et place de la tête on trouve un graffiti néonisé d’un « NOU » créole : le cou coupé renvoi aussi bien à Apollinaire qu’à Césaire ou qu’à l’actuelle situation d’un « domien » (selon le mot de l’officialité) entre insurrection et consommation. François Piquet a su esthétiquement carnavaler sur le trouble social, il l’a, pour ainsi dire « mis à la fête », au sens créole du terme.
J’ai lu ce numéro consacré au trouble sur un mode un peu aléatoire comme on dit, au gré de mes envies, de mes attirances. Il m’a semblé que dans un « non-accord commun » les contributeurs avaient tous essayé de détourner les clichés et autres lieux communs concernant le trouble. Pour sûr, c’est le sentiment que m’a donné la lecture Marc Jimenez dans son entretien avec Dominique Berthet, relayé par Michel Guérin et Gérard Durozoi : leurs communications tournaient (pour faire court) autour de la même interrogation : pourquoi il y a-t-il du trouble plutôt que rien ?
Dans ce contexte philosophant ma contribution intitulée Esthétique du trouble chez Glissant et Tanizaki propose de mettre en relation les archipels des Antilles et du Japon en hommage à Édouard Glissant, cet écrivain qui réclamait le droit à l’opacité pours tous, et qui nous a quitté il y a un an exactement. Cet homme était un archipel d’imaginaires à lui tout seul. Avec détours, c’est grâce à lui que je suis naturellement rhizomé aux propos d’Hugues Henri dans Le trouble dans l’œuvre de Miyazaki. Hugues Henri nous invite à reconsidérer les dessins animés de Miyazaki où s’exprime un imaginaire mondialisé et déroutant de films qui m’avaient interpellé (le Voyage de Chihiro et Nausicaa la vallée du vent) sans en dissiper le trouble, voire l’effroi nucléaire qui le préoccupe. Après, j’ai lu José Moure dans son analyse de l’incipit cinématographique du célèbre Trouble in Paradise de Lubitsch. On y apprend à composer avec le brouillard. Et de là je me suis plongé dans l’article d’Isabel Nogueira : Cinéma et peinture : visions en dehors et en dedans, en l’occurrence entre Edward Hopper et Wim Wenders. L’image en mouvement fixe l’image fixe, et inversement. Ces considérations me menèrent à l’article de cette martiniquaise (ô trouble de l’identité !) qui se fait passer pour une tunisienne : je veux parler de Samia Kassab-Charfi en son article autour du roman de Patrick Chamoiseau, Les neuf consciences du malfini. Convaincu dès lors que rien n’est vrai et que tout est trouble, je continuais par l’article fort instructif d’Aline Dallier-Popper, Féminisme, genre et trouble dans le genre. Jusque là en la matière j’en restais à ma troublothèque personnelle, à mes impressions de l’œuvre de Pierre Klossowski et de son frère Balthus, mais voilà que j’apprends sous la plume d’Aline Dallier-Popper cette déclaration de Jacques Derrida : « Je suis une femme ». Comme dirait Magritte : « Ceci n’est pas une pipe » ; autrement dit le réel ne se confond pas avec la représentation. C’est dire que le philosophe, l’écrivain est un transtextuel. Mais je préfère les images pas sages. Celles que Frank Popper dans Le virus perturbateur dans l’art des nouveaux médias appelle « l’art visualisé », c’est-à-dire « l’utilisation par les artistes de techniques numérisées » ; cela nous change de l’univers de l’idiot-visuel, des télénovelas. L’article sur L’Assomption du Titien de Pierre Juhasz m’a aussi retenu, me faisant songer à feu mon maître en philosophie, littérature et esthétique, Jean-Noël Vuarnet, et à son beau livre Extases féminines.
Je voudrais bien citer les autres, tous les autres de la revue, mais de toute façon, aussi troublant que cela puisse paraître aux mauvais génies, les contributions de ce numéro sont circulaires et solidaires. Mais il me faut, comme un besoin irrépressible, vous parler de Sentier.
Dans L’ouvert troublé de la figure humaine il nous fait part de sa démarche réflexive de praticien des arts. Il se dit en quelque sorte prisonnier du déterminisme de la langue et de la culture française avec ses « formes fixes », ses us et coutumes. Dans cette mesure, son travail créatif d’assemblage s’emploie à dévier les « a priori visuels » dans lesquels nous sommes jetés. L’artiste devine qu’en dépit de la synesthésie (étudiée par Hervé Pierre Lambert dans ce numéro) qu’aux commencements du trouble il y a la vue. C’est d’ailleurs ce dont nous fait part une photographie d’un assemblage éphémère de Sentier, Regard croisés. Le strabisme évoqué par les flèches me semble provenir de l’arc insulaire antillais, lequel est propre à générer esthétiquement, moins des métamorphoses, que des anamorphoses, c’est-à-dire des troubles sans perte de référents.

Pour terminer, je voudrais juste rappeler combien une revue est littéralement là pour nous permettre de re-voir, de nous re-mettre en cause sans cesse. Au fond, la lecture de ce numéro de Recherches en Esthétique sur le thème du trouble m’a plongé dans le souvenir du trouble, plus précisément de la commotion qui s’est produite en moi il y a longtemps à la vue d’un tableau de Dali au Musée National d’Art Moderne. Il s’agit de Six apparitions de Lénine sur un piano (1931). Malheureusement, des années après, ce trouble initial ne s’est pas manifesté lorsque je l’ai revu. Alors, je voudrais, pour ainsi passer la parole à Sentier, lui demander si, pour lui, le trouble a un devenir, s’il peut se reproduire ?

Manuel NORVAT
Fort-de-France, le 3 février 2012