— Par François Cusset (Historien des idées) —
Un Hibernatus à cheveux longs congelé dans les années 1970, enfin sorti de la glace ce printemps, n’y comprendrait strictement rien. Et, face aux slogans rebelles et aux tenues excentriques de ses nouvelles sentinelles, la bourgeoisie à l’ancienne y perdrait son latin, et n’y reconnaîtrait plus les siens.
Car si elle n’exhalait pas une violence idéologique (et même, ici ou là, bien réelle) aux relents fétides, l’interminable opposition au mariage pour tous aurait quelque chose de surréaliste, quelque part entre le Père Ubu de Jarry et Un mot pour un autre de Jean Tardieu.
Ses termes favoris sont la « minorité » qu’elle dit constituer héroïquement contre la « bien-pensance », la « liberté d’expression et de pensée », que censurerait un improbable jdanovisme hollandais, et surtout, étonnamment, l’esprit critique – cette relique voltairienne passée par le petit père Combes (le chef de file des anticléricaux en 1905), puis poussant son dernier souffle entre les bras de quelques prophètes de gauche, Sartre ou Foucault, avant que le « printemps français » des Civitas et autres Manif pour tous ne le sorte enfin, en 2013, de son long coma de trente ans.
Eh oui, à entendre les enragés de l’hétérocentrisme, l’anticonformisme ne serait plus là où on le situait hier, et l’audace résistante serait passée à droite, avec armes et bagages.
Pendant que Frigide Barjot, plus habillée qu’à une autre époque de sa vie, dénonce la « crispation du gouvernement » et son « mépris du peuple » avec des accents de barricadière, ses épigones des beaux quartiers appellent à un « soulèvement populaire », certains allant jusqu’à citer la Commune (n’en déplaise à leurs aïeuls versaillais), et ses émules de bénitier crient à une « lutte sans fin » contre les gaz policiers – le mot n’a pas fait frémir que les âmes sensibles.
Il n’est pas jusqu’aux Homen, ce mouvement que quelques jeunes Blancs torse nu ont eu l’idée d’opposer aux Femen et à leurs seins nus, qui ne pratiquent la confusion des signes : lors de leurs apparitions masquées, on a remarqué peints sur leur abdomen, outre les mots « liberté » et « démocratie », un sigle masculin tracé dans un cercle qui rappelait le symbole anarchiste des belles années – contredit toutefois, si on lève les yeux, par des poings ou même des mains tendus aux références historiques plus claires.
Si bien qu’en ce mois de mai où l’affaire est pliée, mais où ses opposants ne désarment pas, ils invoquent tous un autre mois de mai, que ce soit pour prétendre le prolonger ou l’inverser, mais toujours pour s’y rapporter, fidèles à ce bon sens dialectique qui veut que les blasphémateurs seraient aussi obsédés par Dieu que les bigotes – ou, plus trivialement, que les homophobes seraient plus attirés par les hommes que par les femmes. Mai 68, en tout cas, est sur toutes leurs lèvres.
La pasionaria en chef ne s’en cache pas : « On prépare un contre-Mai 68, explique-t-elle pour élargir le propos, on inverse le libertarisme de 1968 pour dire non à l’ultralibéralisme appliqué aux êtres humains ! » Même son de cloche du côté du député UMP Marc Le Fur, qui prévoit un « Mai 68 à l’envers » pour venger une protestation « bâillonnée par le gouvernement ».
Quant à l’affiche qui appelait à manifester le 5 mai, c’est une copie conforme de celle qu’utilisait le Front de gauche en 2012 pour dénoncer le monde de la finance, elle-même inspirée d’un dessin célèbre de Mai 68. Le 22 mars déjà, Henri Guaino, dans Le Figaro, justifiait le choix des Champs-Elysées pour la grande manif antimariage gay en invoquant la contre-manifestation gaulliste du 30 mai 1968 : « En 1968, c’est là que le peuple français s’est levé pour s’opposer à la destruction de toute la société. »
C’est qu’en fait de confusion le naturel reprend vite le dessus, et que le confusionnisme, même en citant Guy Debord (comme un certain candidat de 2007 citait Jaurès), a vite ses limites : si on les titille, les esprits libres de ce « printemps » se lâchent un peu, parlent souche, nature, sang, vérité, rappelant les fondements biologiques de la famille, bientôt les origines ethniques, sinon raciales, de la nation – le parallèle entre les deux étant crucial pour comprendre à quelle droite on a affaire –, de même qu’un Erwan Le Morhedec, blogueur de la cathosphère, se plaint, évoquant ces manifestants courageux : « On ne les écoute pas, au même titre que l’on n’écoute pas les racistes ou les négationnistes. »
Lire la suite et le débat complet : Vers un « printemps » anti-Mai 68 ?, avec les contributions de Ludivine Bantigny, historienne, Chantal Delsol, philosophe, Jean-Pierre Le Goff, philosophe et sociologue, François Cusset, historien des idées, et Matthieu Grimpret, maître de conférences à l’Institut d’études politiques de Paris.
François Cusset (Historien des idées)
Professeur de civilisation américaine à l’université de Nanterre, il a notamment publié « Contre-Discours de Mai : ce qu’embaumeurs et fossoyeurs de 68 ne disent pas à ses héritiers », Actes Sud, 2008. Il a récemment publié un roman, « A l’abri du déclin du monde » paru aux éditions P.O.L