Les soignants font-ils le tri parmi les patients à sauver du Covid-19 comme on criait « Les femmes et les enfants d’abord! » en plein naufrage ? Comme pour les canots de sauvetage, l’histoire du triage des malades est d’abord celle d’une réponse organisée à la pénurie.
Le Conseil d’Etat examine ce vendredi 10 avril [2020] la requête d’une association, Coronavictimes, qui réclame des critères plus transparents pour l’hospitalisation des malades du Covid-19 et craint une inégalité d’accès aux soins hospitaliers. La démarche (techniquement, un référé qui implique une décision en urgence), vise plus précisément les résidents des Ehpad et, au-delà, les malades les plus âgés, dont on a découvert depuis le début de l’épidémie que, faute de lits, ils étaient bien souvent maintenus à domicile, ou dans leur structure, plutôt que d’être hospitalisés. C’est-à-dire, privés de soin.
La question d’une sélection parmi ceux qui pourront survivre à l’épidémie et ceux dont on sait qu’ils ne s’en sortiront pas faute d’accès aux soins est lancinante depuis le début de la pandémie de Covid. Elle a quelque de chose de sidérant, et aussi de spectaculaire. Créée récemment pour faire cette démarche auprès du Conseil d’Etat et, au fond, contraindre les pouvoirs publics à édicter des critères explicites et transparents de prise en charge, cette association est née de plusieurs membres qui militaient jusque-là dans le champ de la sécurité sanitaire, et se mobilisaient notamment sur l’amiante. En réalité, le tri des malades en fonction de leur espérance de vie et de leur chance de survie est une histoire ancienne, qui a peu à voir avec le coronavirus et beaucoup plus à voir avec l’histoire de la santé.
Hôpitaux saturés, patients sacrifiés : relire l’histoire des politiques de santé pour comprendre
En fait, on ne dit pas “tri”, comme le font souvent les médias, mais plutôt “triage”. C’est le mot français qui utilisé à l’international : en anglais par exemple, on dit même “to triage” pour parler de cet acte médical à la fois indispensable et insupportable. Car la France est un berceau central de cette pratique ancienne, théorisée depuis le début du XIXe siècle, et qui est aujourd’hui une pierre angulaire de l’épistémologie médicale. En cherchant à remonter le fil de sa consolidation, et, au fond, de sa banalisation, on croise de nombreuses occurrences guerrières. Ainsi, que ce soit du point de vue des armées ou du point de vue des organisations humanitaires, c’est d’abord sur des terrains de conflits qu’on se déporte pour remonter aux sources du triage. Il est présent dans les traités militaires à partir de 1880 mais la pratique est bien antérieure.
Compter ses troupes
Par exemple, c’est à un certain Larrey, au temps des guerres napoléoniennes début XIXe, qu’on doit largement l’intuition que les effectifs impériaux y perdront moins si l’on décide, précocément, et de sang froid, de qui on soigne et dans quel ordre. C’est-à-dire, qui on abandonne sur le champ de bataille mais aussi, plus finement, de qui doit être pris en charge en premier selon son espérance de vie. Un tri s’installe, qui distingue entre les blessés les plus aigus, ceux qui peuvent attendre qu’on ait pansé les plus graves, et ceux qui ne sont pas même transportables. Dominique-Jean Larrrey, ce médecin des armées de Napoléon, théorisera ces critères de tri, dans un Mémoire dont on trouve une archive numérisée par ici, et qui remonte à 1812. Il y explique notamment que tout l’enjeu n’est pas de sélectionner les blessés soignables selon leur statut social ou les liens d’affinités, mais selon leur gravité. Larrey écrit par exemple :
Il faut toujours commencer par le plus dangereusement blessé, sans avoir égard au rang et aux distinctions. Les moins maltraités peuvent attendre que leurs frères d’armes, horriblement mutilés, aient été pansés et opérés ; autrement ceux-ci ou n’existent déjà plus quelques heures après, ou ne vivent que jusqu’au lendemain, ce qui est encore assez rare.
Cette dimension égalitariste fait office de solivage moral au principe de triage tel que les soignants le connaissent, le reconnaissent, et l’assument aujourd’hui. Avec cette précision dans le texte de Larrey, qui parle depuis une société impériale massivement inégalitaire, on voit que l’idée d’impartialité est présente depuis le début, lorsqu’on s’est mis à utiliser ce mot issu de l’agriculture pour classer les humains selon leur chance de s’en sortir.
Si vous connaissez des salariés de l’humanitaire qui se déplacent sur des terrains décimés par des guerres ou des pandémies, vous aurez peut-être entendu, vous aussi, combien la pratique du triage peut parfois les avoir abîmés, bouleversés, voire traumatisés selon le nombre de corps qu’ils auront eu à écrémer. Mais vous aurez sans doute entendu alors, chez les mêmes ou chez d’autres, combien cette idée d’égalité devant le risque de mort est mise en avant : c’est une valeur centrale, qui rend le triage plus facile à pratiquer pour eux qui trient, et plus acceptable pour tout le monde. Et parfois souhaitable en situation de pénurie.
Est-ce que, pour autant, le triage est réellement aveugle à tout un tas de catégories sociologiques à commencer par la classe, l’ethnie ou la race, voire l’appartenance politique ? Cette question interroge en réalité une tension profonde. Dans La Raison humanitaire, le médecin antropologue Didier Fassin soulignait, en 2010, combien les travailleurs de l’humanitaire étaient de plain pied engagés dans ce qu’il nomme des “politiques de la vie”. Parce que, justement, ils se prennent ordinairement, et pratiquement toujours dans le feu de l’action, un mur : celui de l’impossibilité de sauver toutes les vies. Et les mêmes se trouvent donc dans l’obligation de hiérarchiser, de prioriser, de cibler. Or comme le souligne Marion Péchayre, aujourd’hui anthropologue mais hier coordinatrice de programmes de terrain pour l’ONG Solidarités International, “l’impartialité est peut-être le seul principe dans lequel tous les humanitaires se reconnaissent ; c’est aussi le moins débattu des grands principes humanitaires hérités du mouvement Croix-Rouge, contrairement aux principes de neutralité et d’indépendance”.
Le triage peut-il fondamentalement être impartial ? Marion Péchayre a suivi, sur le terrain, une équipe de Médecins sans frontières – Belgique dans le nord-ouest du Pakistan, en 2011, dans le cadre d’une enquête ethnographique. Là, pas très loin de la frontière avec l’Afghanistan, elle observe qu’un triage a bien lieu, directement lié avec la rareté des ressources médicales : l’équipe de MSF ne pourra pas soigner tout le monde. L’enquête de Marion Péchayre est éclairante pour comprendre qui au fond, décide des priorités de triage, et sur quels critères, sachant qu’a priori, le triage géographique selon l’origine des blessés est puissamment contraire aux valeurs des humanitaires oeuvrant sur place.
En filigrane, on découvre notamment l’importance des salariés recrutés localement. Et la chercheuse d’expliquer qu’on comprend qu’au fond, le triage est communément admis mais que l’impartialité sert plutôt à l’équipe de MSF-Belgique à sécuriser sa part d’autonomie dans les critères de triage, par exemple en ciblant d’abord les Pachtounes dans cette région-là. Comme s’il y avait de “bons patients”, comme ici les blessés de guerre, et d’autres, moins légitimes ? L’idée est aujourd’hui mobilisée par plusieurs chercheurs qui tentent d’objectiver les critères de choix dans l’accès au soin, jusque dans les cabinets de médecine générale, en ville – par exemple pour des toxicomanes, que l’objet de l’addiction rendra plus ou moins (in)désirable pour le soignant, comme l’explique par exemple la sociologue Lise Dassieu.
Avant de conclure à une discrimination explicite et délibérée, on peut plutôt se représenter le triage comme un balancier, ou un ressort en tension. D’un côté, une logique égalitariste, d’ordre moral, et, de l’autre, une série de décisions pragmatiques. Avec, au centre, un processus d’arbitrage. C’est cet arbitrage-là que vient questionner la requête devant le Conseil d’Etat qui, dans le fond, pose une question : est-il acceptable de considérer que certaines catégories de patients seraient d’emblée exclus d’une filière de soins ? Sur ce ressort en tension, l’horizon égalitaire sert notamment à rendre la sélection tolérable, et même honorable car valable moralement.
Rendre acceptable l’impensable
Ces considérations morales n’engagent pas seulement les soignants qui pratiquent le triage : elles traversent toute la société. Sans la dimension égalitariste, il y a quelque chose d’inouï, et aussi d’un peu angoissant, à se représenter aussi froidement, le pouvoir de vie et de mort du médecin. Car la mécanique du triage actionne une petite musique de fond : l’idée que, peut-être, toutes les vies ne se vaudraient pas. En tous cas, pour le grand public. En fait, sur le terrain, on ne dit pas des patients qu’ils sont “condamnés à mort” ou même, “sans espoir”. Souvent, on dira qu’ils sont “en attente” (et souvent, “expectant” dans le jargon international humanitaire). On peut se représenter la chose comme une sorte d’antichambre où les soins se borneraient à soulager parce que les espoirs seraient trop minces pour engager davantage de moyens. Mais ceux qui ont témoigné racontent qu’il s’agit aussi d’éloigner les malades dont le pronostic est le plus funeste de la vue des autres, et en particulier de ceux dont on vient de trancher qu’ils avaient une chance de s’en sortir.
Parmi ces témoignages, les chercheurs Guillaume Lachenal, Céline Lefève et Vinh-Kim Nguyen citent en particulier celui d’un médecin militaire qui servait en Irak en 2003, et qui tiendra un journal, River Teeth: A journal of Nonfiction Narrative. Ils mobiliseront à plusieurs reprises le témoignage de ce médecin à l’occasion d’un colloque universitaire qu’ils organisaient à Paris, en 2012, pour penser cette “routine d’exception” qu’est le triage. Vous trouverez, en ligne et en libre accès, les actes de ce colloque (publiés depuis dans la revue Les Cahiers du centre George Canguilhem), qui permettent aujourd’hui de replonger aux racines de cette pratique tandis que l’épidémie de Covid rend soudain plus visible que jamais une pratique un peu taboue pour les profanes.
Les chercheurs, qui sont historien des sciences (Lachenal), philosophe de la médecine (Lefève) ou anthropologue et médecin (Nguyen) soulignent tous cette tension qui traverse l’éthique du triage entre “morale utilitariste” (soigner le plus grand nombre de patients, donc arbitrer pour ne pas perdre de temps à soigner ceux qui ont moins de chance, pour le dire crûment) et “morale égalitariste” (traiter tous ceux qui ont le même pourcentage de chance de manière équitable, et aveugle à leur prestige social par exemple). Ainsi, c’est parce qu’il y a pénurie qu’il y a triage. C’est vrai aujourd’hui pour l’épidémie de Covid-19, et c’était vrai hier, pour tous les théâtres d’opération et la plupart des champs de bataille où le triage s’est installé- y compris la Grande guerre, grand tournant qui voit le triage se généraliser et s’internationaliser, depuis la pratique française.
Car c’est bien la faible capacité de soins au regard du nombre de patients à soigner qui implique le triage. Parce qu’on tient la faiblesse des moyens pour acquise, on a non seulement intégré le principe du triage. Mais on l’anticipe, même : il est désormais un levier de politique publique. Ainsi, les modélisations des catastrophes naturelles, qui donnent lieu à des simulations, tablent sur la pratique du triage. Au point qu’on savait, à ce point-là, que les Noirs, aux Etats-Unis, paieraient un tribut aussi lourd à mesure que la pandémie de Covid gagnerait du terrain ? Selon les chiffres du Washington Post, ils représentent 67 % des décès pour seulement 32 % de la population à Chicago, dans l’Illinois, et 70 % des décès pour 32 % de la population en Louisiane. Les facteurs de comorbidité, qui traduisent au fond une vulnérabilité directement enracinée dans l’exposition aux risques et dans les conditions de vie, sont essentiels pour comprendre ces écarts béants. Et il est établi que cette vulnérabilité est directement majorée par des discriminations.
Katrina où le dilemme de l’eau qui monte à l’hôpital
Pour l’instant, rien ne permet d’affirmer que ces populations-là ont été spécifiquement victimes de discriminations dans l’accès aux traitements contre le Covid. Mais aux Etats-Unis, l’histoire du triage a quelques fantômes aussi sinistres que médiatiques. Par exemple, en 2005 et déjà en Louisiane, le triage effectué tandis que le cyclone Katrina ravageait la région de la Nouvelle-Orléans a fait scandale. Au point qu’une enquête avait été ouverte, pour juger d’éventuels dysfonctionnements dans le pilotage de la crise qui fera 1836 morts. Et, notamment, répondre à une question lancinante : des médecins avaient-ils abandonné, voire euthanasié des patients intransportables, tandis que l’eau montait au point d’inonder leur hôpital de la Nouvelle-Orléans ?
L’affaire s’achèvera sur un non-lieu devant les tribunaux. Mais dans la foulée de Katrina, des standards seront édictés par les autorités fédérales, qui impliquent un ordre de priorité. Parce qu’on admet qu’il faudra bien trancher, on monitore et on élabore désormais des simulations de triage. Dans une communication au même colloque parisien de 2012, l’anthropologue Frédéric Keck expliquait ainsi que, depuis une vingtaine d’années, “la simulation est devenue une technique ordinaire de gestion des catastrophes naturelles” :
À Lima, capitale du Pérou, d’anciens militaires reconvertis en dirigeants d’ONG organisent la simulation d’un tremblement de terre en faisant porter des blessés par des secouristes. Au Sri Lanka, des victimes du tsunami reçoivent de l’argent pour revenir sur les lieux de la catastrophe et se préparer à la prochaine vague.
Le chercheur expliquait aussi qu’on simule également le triage en situation de pandémie, qui ne répond pas exactement aux mêmes priorités : depuis le SRAS en 2003 notamment, on cherche aussi à isoler des “superspreaders” (en anglais dans le texte, ou autrement dit, des “super-contagieux”). Les soignants sont parmi les superspreaders. Aujourd’hui que l’épidémie de Covid n’a même pas atteint son pic, on lit avec une lumière particulière Frédéric Keck qui disait :
Alors que la simulation numérique est de plus en plus utilisée pour apprendre à soigner des patients, les simulations d’épidémies visent plutôt à mettre en scène des dilemmes moraux de la santé publique. Ces exercices ont en effet un double objectif, qui les distingue des autres catastrophes naturelles. D’une part, il s’agit de répartir adéquatement des ressources rares en situation d’urgence tout en évitant la panique des populations. D’autre part, il s’agit de limiter les mouvements de patients potentiellement contagieux tout en respectant leurs droits civiques. L’épidémie, à la différence d’autres catastrophes naturelles, suppose un processus de contagion : ce n’est pas l’émergence d’un pathogène qui est catastrophique, mais le fait qu’il peut se transmettre de personne à personne en causant éventuellement une pandémie.
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