— Par Loïc Besson —
Les déplacements en début et fin de journée d’un employé itinérant constituent du temps de travail, a tranché la Cour européenne de justice. Une décision qui pourrait chambouler très concrètement le droit du travail français.
L’arrêt est inédit. La Cour de justice de l’Union européenne a jugé ce jeudi que les déplacements des employés itinérants depuis et vers leur domicile devaient bien être comptés comme du temps de travail. Quelles conséquences pour les salariés français?
• Le droit européen prévaut sur le droit français
Si une décision de l’Union européenne peut avoir un impact sur la législation française, c’est parce que le droit européen se substitue à la loi française. Dès lors qu’elle est plus favorable que la loi nationale, elle va être invoquée devant les tribunaux dans l’intérêt des personnes, tant pour les itinérants que pour les travailleurs sédentaires. «Ça prendra des années avant que cette décision puisse réellement être appliquée, nuance Géraldine Boitieux, avocate à Rouen. Les conseils des prud’hommes ne sont pas des juges professionnels et donc peu sensibilisés aux décisions prises par la justice européenne. Il faudra ensuite passer par la cour d’appel puis par la Cassation, seule cour habilitée à trancher les questions juridiques, avant de se référer au droit européen», assure-t-elle. À moins que les législateurs ne décident de se pencher sur la question d’ici-là. La loi française doit de toute façon se mettre en conformité avec le droit européen, tel que le dicte la Cour européenne.
• Que dit le droit français?
C’est une «avancée importante pour les employés», estime un juriste. En effet, «la loi française ne prévoit pas de disposition particulière pour les employés dits ‘itinérants’. Elle prévoit des dispositions pour les travailleurs sédentaires et considère que le trajet domicile-lieu de travail n’est pas du temps de travail effectif», rappelle Éric Rocheblave, spécialiste du droit du travail. Toutefois, lorsqu’un employé part directement de son domicile sur un lieu de mission dont la distance est plus importante que le trajet habituel, il doit bénéficier de contreparties financières ou du temps de repos, selon l’article 3121-4 du code du travail. Les conventions collectives fixent le montant de ces contreparties, qui ne sont pas forcément équivalentes au salaire horaire.
«Ça va faire grincer des dents un grand nombre d’employeurs» Géraldine Boitieux, avocate
«Difficile pour un employeur de maîtriser le temps que prend un employé pour rejoindre son lieu de travail», ajoute l’avocate au barreau de Rouen. «En plus de la contrepartie financière qui doit être équivalente au salaire, se pose la question de la comptabilisation du temps de travail effectif qui ne peut excéder onze heures par jour et 35 heures par semaine», lance-t-elle. Une décision juridique qu’Éric Rocheblave considère comme «une avancée très favorable aux salariés et très préjudiciable économiquement aux entreprises pour qui ça va coûter une fortune». «Ça va faire grincer des dents un grand nombre d’employeurs, notamment dans le BTP ainsi que pour les commerciaux», prévient Géraldine Boitieux.
Une décision de justice de 2006, concernant un formateur appelé à se rendre sur différents lieux, fait office de jurisprudence pour les employés sans lieu de travail fixe. «Il appartient aux juges d’apprécier si leur temps de trajet pour se rendre de leur domicile à leurs différents lieux de travail dépasse le temps normal de trajet d’un travailleur pour se rendre de son domicile à son lieu habituel de travail», note l’avocat au barreau de Montpellier.
• La création d’une discrimination dans le code du travail
Difficile de définir précisément ce qu’est un employé itinérant. «On appelle communément ‘itinérant’ toute personne qui ne passe pas chaque jour par le site de son entreprise», affirme Éric Rocheblave. Dans les textes, rien ne distingue des salariés selon qu’ils aient ou non un lieu habituel de travail. À partir de quelle fréquence de déplacements «exceptionnels», un employé peut-il être considéré comme itinérant? C’est la question qui risque de se poser très rapidement. «Il faut attendre de voir comment les juridictions françaises vont appliquer cette évolution, si elles vont la restreindre à certaines catégories d’employés ou à tous», tempère Géraldine Boitieux.
Cette décision de justice crée une discrimination, assurent des spécialistes. «Pourquoi est-ce qu’un employé itinérant va, par principe, être payé 100% de son salaire – que son trajet depuis son domicile fasse dix minutes ou dix heures – alors qu’il n’en est rien pour un employé sédentaire? Le préjudice de fatigue est le même», lance Me Rocheblave. Dès lors, n’importe quel employé pourrait se rendre devant les tribunaux pour demander que son temps de trajet lui soit dû comme du temps de travail effectif en se basant sur cette décision qui ôte toute distinction entre ce qui est habituel et ce qui ne l’est pas. L’arrêt considèrant que tout trajet depuis ou vers le domicile de l’employé itinérant est de facto du temps de traval. Ce qui est actuellement… l’inverse de notre droit national….