— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
« Le créole représente à mes yeux plus qu’un simple procédé pédagogique, mais un moyen d’opérer la réconciliation avec nous-mêmes, susciter le respect de nous-mêmes, gage du respect des autres… Ce que je défends dans ce livre, c’est, au-delà d’un vrai bilinguisme, l’unité et la solidarité nationale sans quoi il n’y a pas de vrai développement. » (Pradel Pompilus : « Manuel d’initiation à l’étude du créole », Éditions Impressions magiques, Port-au-Prince, 1983.)
Diffusé au printemps 2021 sur le site Potomitan, le lexique d’Emmanuel W. Védrine a pour titre complet « Leksik kreyòl : ekzanp devlopman kèk mo ak fraz a pati 1986 » ; il est daté de l’été 2000 et l’auteur ne mentionne aucune mise à jour depuis l’année 2000. Dans cet article nous en faisons une lecture critique à partir des critères méthodologiques de la lexicologie professionnelle et nous nous attacherons en particulier à déterminer si ce lexique a été élaboré selon ces critères. Nous tâcherons ainsi de savoir si ce court travail de 12 pages constitue un apport à la lexicologie créole et s’il peut être recommandé pour l’apprentissage en créole des savoirs et des connaissances, en particulier dans les domaines scientifiques et techniques.
Avant de procéder à cette analyse critique, il y a lieu toutefois de rappeler que depuis la co-officialisation du créole et du français dans la Constitution de 1987, très peu d’outils lexicographiques de type lexique et dictionnaire en langue créole ont été publiés. Une telle rareté s’explique pour l’essentiel par la quasi-inexistence d’une tradition lexicographique en Haïti ainsi que par la quasi-inexistence d’un corps constitué de lexicographes professionnels détenteurs d’une formation universitaire spécifique dans cette discipline. Le corpus lexicographique et dictionnairique du créole haïtien comprend donc un nombre limité de titres, très rarement rédigés uniquement en créole et ils sont conçus la plupart du temps en édition bilingue ou portant plus rarement sur la terminologie d’un domaine spécifique. En voici quelques exemples : « Dictionnaire français-créole » de Jules Faine (Éditions Leméac, 1974) ; « Diksyonnè kréyòl-franse » de Lodewijik Peleman, Éditions Bon nouvèl, 1976 ; « Éléments de lexicographie bilingue : lexique créole-français » de Ernst Mirville (Biltin Institi lingistik apliké, Pòtoprins, no 11 : 198-273, 1979) ; « Leksik elektwomekanik kreyòl, franse, angle, espayòl » de Pierre Vernet et H. Tourneux (dir.), Port-au-Prince, Fakilte lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti, n.d. ; « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » d’Albert Valdman (Creole Institute, Indiana University, 2007) ; « Dictionnaire français-créole / Diksyonè kreyòl-franse » par Jocelyne Trouillot, CUC Université caraïbe, 2007. Quant à lui, le « Diksyonè kreyòl Vilsen » est paru en 1994 en Floride chez Educavision ; certaines sources font remonter la première édition à 1990. Ce dictionnaire créole unidirectionnel, rédigé par Féquière Vilsaint et Maud Heurtelou, a été réédité en 1997, en 2003, en 2007 et en 2009. Nous avons fait un compte-rendu critique de cet ouvrage sous le titre « Le traitement lexicographique du créole dans le « Diksyonè kreyòl Vilsen » (Le National, 22 juin 2020). Plus récemment a été mis en ligne le « Glossary » du MIT – Haiti Initiative » dont nous avons fait l’évaluation critique dans l’article « Le traitement lexicographique du créole dans le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » (Le National, 21 juillet 2020).
Sur un plan plus large mais corrélé, la rareté d’outils pédagogiques en langue créole –élaborés dans la concertation avec les enseignants par des spécialistes de la didactique des matières à enseigner, par des linguistes, par des lexicologues–, s’explique en grande partie par le lourd déficit de vision de l’État haïtien en matière d’aménagement linguistique (voir notre article « Les grands défis de l’État haïtien en matière d’aménagement linguistique », 3 mai 2019). De manière liée, cette rareté d’outils pédagogiques en langue créole s’explique aussi par les faibles investissements budgétaires de l’État dans le système éducatif national et l’inexistence d’un programme national de soutien à la production d’outils pédagogiques de qualité en langue créole en lien avec une politique linguistique éducative qui se fait toujours attendre. Les dictionnaires et lexiques créoles sont des outils pédagogiques de référence indispensables et de premier plan : ils doivent accompagner l’apprentissage en créole des savoirs et des connaissances, en particulier dans les domaines scientifiques et techniques. Leur élaboration, en conformité avec la méthodologie et les principes de base de la lexicographie professionnelle, contribuera au développement du métalangage créole nécessaire à la compréhension des notions liées aux réalités nouvelles, notamment dans l’apprentissage des sciences et des techniques (voir notre article « Aménagement et « didactisation » du créole dans le système éducatif haïtien : pistes de réflexion », Le National, 24 janvier 2020 ; voir aussi le livre « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti », par Robert Berrouët et al., Éditions Zémès, Port-au-Prince, et Éditions du Cidihca, Montréal, mai 2021, 382 pages). Ouvrage phare en créolistique et référence de premier plan en didactique du créole, ce livre a fait l’objet de deux excellents compte-rendus de lecture, le premier sous la plume de Jean Euphèle Milcé, linguiste et romancier, « Parution en Haïti et au Canada du livre « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (Le National, 16 avril 202), et celui d’Alain Saint-Victor, historien et professeur de français, « Langue créole, savoir académique et institutionnalisation : un débat toujours actuel » (Le National, 14 mai 2021).
Le « Leksik kreyòl » d’Emmanuel W. Védrine est-il un glossaire, ou un lexique, ou plus largement une œuvre dictionnairique ? Pour répondre à cette question portant sur la nature même du « Leksik kreyòl » d’Emmanuel W. Védrine, il faut brièvement rappeler les caractéristiques de ces différents ouvrages lexicologiques. La tradition lexicographique moderne permet d’en circonscrire les caractéristiques et les champs d’application. Le GDT (Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française) définit le « lexique » en ces termes : « Répertoire qui inventorie des termes accompagnés de leurs équivalents dans une ou plusieurs autres langues, et qui ne comporte pas de définitions » (domaines d’emploi indiqués : linguistique, édition). Pour sa part, Termium Plus, le dictionnaire terminologique du Bureau de la traduction du gouvernement fédéral canadien, définit ainsi le terme « lexique » : « Répertoire bilingue ou multilingue de termes appartenant à un domaine de connaissances, et ne comportant pas de définitions » (domaines d’emploi indiqués : lexicologie, lexicographie et terminologie). Les traits communs aux définitions du « lexique » consignées dans ces deux banques de données terminologiques sont donc le sème « répertoire », soit un listage de mots, ainsi que le trait « ne comportant pas de définitions », et les termes du lexique ainsi défini sont accompagnés d’équivalents dans une ou plusieurs langues. Dans cette acception lexicologique et terminologique, le « lexique » n’est donc pas un ouvrage unidirectionnel comme le sont les dictionnaires de la langue usuelle (Larousse, Robert, Littré, etc.), et il se distingue du « glossaire » qui est un « Dictionnaire expliquant ou remplaçant par des expressions courantes des mots anciens ou obscurs d’une langue », ou encore le « Vocabulaire spécialisé d’un domaine » [exemple : un glossaire médical] (source : dictionnaire Usito, Université de Sherbrooke). Selon le Grand dictionnaire terminologique, qui reprend la définition datée de 1983 de l’AFNOR (Association française de normalisation), le « glossaire » est un « Dictionnaire, dans une langue déterminée de mots vieillis, rares, nouveaux ou mal connus. » Le GDT précise également que le « glossaire » est un « Répertoire qui définit ou explique des termes anciens, rares ou mal connus. » Cet éclairage notionnel étant exposé, quels sont donc les critères d’évaluation analytique du lexique d’Emmanuel W. Védrine ?
Critères lexicologiques pour l’analyse du « Leksik kreyòl : ekzanp devlopman kèk mo ak fraz a pati 1986 » d’Emmanuel W. Védrine
Conformément à la méthodologie de la lexicologie professionnelle, l’analyse de ce lexique sera conduite selon les critères suivants : (1) le projet éditorial (cible et mission de l’ouvrage) ; (2) le choix, le mode d’élaboration et la représentativité de la nomenclature ; (3) la structure des rubriques lexicographiques et l’adéquation de leur contenu.
Le « Leksik kreyòl » d’Emmanuel W. Védrine est un court document de 12 pages consignant 32 termes simples et/ou syntagmes (termes composés). Les unitermes et les termes composés, présentés en ordre alphabétique, sont suivis chacun d’un texte dont la nature n’est pas précisée (nous reviendrons sur la qualité et les fonctions de ces différents textes). En voici deux exemples.
dechoukay : (n.). Netwayay konplè (tèlke yon tè avan yo kòmanse plante l) [Konbit la ap fè yon ‘dechoukay’ nan tè a avan yo kòmanse plante.]. b) pwòpte pou retire tout vye kras. c) mekontantman anpil Ayisyen nan dat 7 fevriye 1986 pou te derasinen anpil makout ki t ap kraze brize (sou diktati a); youn nan fason yo te fè sa, se te «pè lebren» yo te ba yo. [‘Dechoukay’ la poko fini… (refren yon chante popilè sanba Manno Charlemagne)]. Fè yon ‘dechoukay’ (fr. fam.)
se pa pou lajan non ! : (fr.). Youn nan eslogan Jean-Bertrand Aristide te itilize pandan kanpay prezidansyèl li (oktòb – desanm 1990). Dabitid, lè gen kanpay elektoral Ayiti, anpil kandida konn ap eseye bay kòb anba pou pèp vote yo. Depi Aristide te kòmanse kanpay prezidansyèl li, majorite moun te gentan sipòte l san l pa t ba yo yon peni, diferan de jan sa abitye fèt. Malgre kèk kandida nan eleksyon 1990 la t ap eseye achte konsyans pèp la ak lajan, pèp la te vin rekonèt magouyè sa yo. Yo panse yo te ka lolo pèp la ak kòb oubyen tafya. [‘Se pa pou lajan non!’ ]
1. Le projet éditorial (cible et mission de l’ouvrage)
Accessible en ligne sur Potomitan, le « Leksik kreyòl » d’Emmanuel W. Védrine ne comprend aucun texte introductif (du type « Préface » ou « Avant-propos » ou « Liminaire ») comme c’est habituellement le cas dans les productions lexicographiques et dictionnariques, destiné à en présenter le projet éditorial, ses objectifs, son mode de constitution, ses cibles (les lectorats visés) et, surtout, sa méthodologie d’élaboration. Ainsi, le lecteur est laissé dans un brouillard total par l’auteur qui ne le renseigne pas sur la mission et les qualités de l’ouvrage. De la sorte, l’usager ne sait pas si le « Leksik kreyòl » d’Emmanuel W. Védrine constitue un lexique ou un glossaire ou une étape dans la production d’un dictionnaire unilingue créole. Il s’agit là d’une lourde lacune, au plan conceptuel, puisque la tradition et les principes de base de la lexicologie professionnelle obligent les auteurs à présenter avec clarté leur projet éditorial pour fournir aux usagers les balises conceptuelles et intellectuelles de leurs œuvres. L’absence d’un énoncé de projet éditorial dans le « Leksik kreyòl » exemplifie également une grande confusion conceptuelle quant à la démarche même de l’auteur, qui semble ne pas connaître la nature différenciée des lexiques, des glossaires et des dictionnaires unidirectionnels de la langue : cette confusion se donne à voir dans la nature et le caractère dissemblable, fourre-tout, donc non modélisé de l’information fournie à la suite de chacun des termes –nous reviendrons là-dessus. À titre d’exemple comparatif, le « Vocabulaire d’Internet » publié en 1997 par l’Office québécois de la langue française comprend une « Préface », une « Introduction », les « Abréviations et remarques liminaires », le « Vocabulaire » proprement dit, la « Bibliographie » ainsi que l’« Index des termes français ». En ce qui a trait à sa nature et à son projet éditorial, le « Vocabulaire d’Internet » consigne avec clarté, dans son « Introduction », l’appel au corpus de référence et à la nomenclature, ainsi que le cadre méthodologique général des définitions retenues. Plus près de nous, le « Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti » du linguiste-lexicologue André Vilaire Chery (Éditions Édutex, 2000 et 2002), un ouvrage de grande rigueur méthodologique, est doté d’une éclairante « Introduction » qui présente le projet éditorial de l’œuvre, le dispositif d’élaboration de sa nomenclature, des définitions et des notes à la fois techniques, historiques et parfois encyclopédiques. Nous en avons rendu compte dans l’article « À propos du « Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti » d’André Vilaire Chéry » (Le National, 29 novembre 2019). Dans cet article, nous avons entre autres montré le soin méthodique mis par André Vilaire Chery dans l’établissement de la nomenclature retenue (dépouillement systématique des sources documentaires, choix motivé des entrées du dictionnaire, contexte d’apparition des termes, etc.). Dépourvu d’un cadre éditorial de référence, le « Leksik kreyòl » d’Emmanuel W. Védrine ne remplit aucune de ces exigences, et il présente de la sorte sa première grande caractéristique : l’amateurisme.
2. Détermination du choix des termes et du mode d’élaboration et de la représentativité de la nomenclature
Dans son « Leksik kreyòl », Emmanuel W. Védrine ne fournit nulle part des informations sur la méthodologie de sa démarche présumément lexicographique. L’absence d’un texte introductif (du type « Préface » ou « Avant-propos » ou « Liminaire »), comme c’est habituellement le cas dans les productions lexicographiques et dictionnariques, exemplifie la seconde lourde lacune méthodologique de ce lexique : l’inexistence des critères fondant le choix, l’élaboration et la représentativité de la nomenclature retenue par l’auteur. La totale absence de critères lexicographiques dans le choix des termes et du mode d’élaboration et de la représentativité de la nomenclature de ce « Leksik kreyòl » illustre l’amateurisme de la démarche de l’auteur et conforte le constat qu’une telle démarche ne s’appuie guère sur une quelconque méthodologie d’élaboration de ce lexique. Cette totale absence de critères méthodologiques explique le caractère erratique sinon fantaisiste du choix de la nomenclature –on ne sait pas à partir de quel corpus de référence elle a été établie : s’agit-il de sources écrites consultables, de livres, journaux, revues, listes de termes, lexiques antérieurs, dictionnaires unidirectionnels ou bilingues, de productions orales retranscrites ayant fait l’objet d’un dépouillement méthodique ? La notion même de dépouillement des sources documentaires pour le choix des termes est totalement absente de ce « Leksik kreyòl », et l’on n’est pas non plus renseigné sur la datation du contexte de référence des termes choisis. Aucun critère méthodologique n’ayant été retenu et formulé quant au choix des termes consignés dans la nomenclature, l’auteur a introduit pêle-mêle des termes pouvant être des unités lexicales au même titre que des expressions –plus ou moins figées, parfois assimilables à des proverbes, à des citations issues de sa mémoire et plus ou moins syntagmatisées–, alors même que ces expressions ne peuvent en aucun cas figurer en entrée dans un lexique, un glossaire ou un dictionnaire (nous reviendrons plus loin sur cet aspect de son travail en procédant à l’analyse lexicologique de quelques entrées de ce « Leksik kreyòl »). Mais l’on peut déjà mettre en évidence le fait que l’auteur semble ne pas savoir en quoi consiste une unité lexicale (un uniterme ou un syntagme lexicalisé) dans l’établissement d’une nomenclature, et cette lourde lacune est en lien avec le fait qu’aucun critère lexicographique n’a été retenu dans le choix des termes consignés dans la nomenclature. Cette lourde lacune méthodologique se retrouve également, et sur un mode tout aussi systémique, dans le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative », ouvrage pré-scientifique et pré-lexicographique d’une grande médiocrité et qui consigne des équivalents « créoles » aussi obscurs et fantaisistes qu’incompréhensibles pour un locuteur créolophone (ex. : « rezistans lè », « pis kout lè », « epi plak pou replik sou », « konpayèl bazik »). L’amateurisme, la superficialité, l’incompétence et l’absence attestée de critères méthodologiques rigoureux en matière de lexicographie constituent le fort lien de parenté qu’il y a entre le « Leksik kreyòl » d’Emmanuel W. Védrine et le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » (sur ce « Glossary », voir notre compte-rendu critique publié en Haïti, « Le traitement lexicographique du créole dans le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative », Le National, 21 juillet 2020).
Tirés du « Leksik kreyòl » d’Emmanuel W. Védrine, voici quelques exemples d’expressions et/ou de quasi proverbes plus ou moins syntagmatisés consignés en entrée au titre d’unités lexicales en dehors de tout fondement méthodologique : 15. ipokrit yo sezi : (fr.), 17. ke makak la kase : (fr.), 22. manman poul la : (fr.), 28. se pa pou lajan non ! : (fr.), 30. voye Ayiti monte : (fr). Dans un ouvrage lexicographique élaboré selon les règles habituelles de la lexicologie professionnelle, le rédacteur aurait procédé à la segmentation des séquences pour ne retenir que les unitermes et les syntagmes lexicalisés : il aurait consigné, sources à l’appui, les unitermes « ipokrit », « makak » et « poul », tout en relevant dans un champ « Notes » les dérivés composés à partir de ces termes. À titre comparatif, l’excellent ouvrage du linguiste Albert Valdman, le « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » (Creole Institute, Indiana University, 2007) –qui expose amplement et avec rigueur son projet éditorial, ses cibles/lectorats, sa méthodologie d’élaboration ainsi que ses rubriques lexicographiques–, consigne à la page 446 les différentes acceptions du terme « makak » suivi de ses dérivés « makakre » et « makakri ». Il ne consigne aucune entrée dictionnairique fantaisiste du type « ke makak la kase », et c’est à l’intérieur de la rubrique lexicologique éclairant le terme placé en entrée qu’il consigne les expressions dans lesquelles ce terme est utilisé (ex. : « makak sale », « fè makak », « fèy makak », « foskouch makak », « gwo makak », « lèd tankou foskouch makak », « mal makak », « rad makak », « rèd kon ke makak »).
L’absence de critères lexicographiques fondant le choix et l’établissement de la nomenclature ainsi que l’étape première du dépouillement des sources documentaires s’apparie à la quasi nulle représentativité de la nomenclature consignée dans le « Leksik kreyòl » d’Emmanuel W. Védrine. Là-dessus, l’observation objective conduit à une question de fond : en quoi et de quoi ce lexique serait-il représentatif ? Serait-il représentatif d’un lexique général de la langue créole, d’un état de la langue créole et de sa contextualisation en diachronie ? La réponse est non puisque rien n’atteste que la démarche de l’auteur se situe dans cette perspective. Et l’analyse jusqu’ici fournie dans cet article montre que le « Leksik kreyòl » d’Emmanuel W. Védrine n’est représentatif que de lui-même ainsi que de sa vision rachitique et pré-scientifique du travail lexicologique : en aucun cas il n’est représentatif du lexique général de la langue créole ou du lexique spécialisé d’un domaine particulier.
3. La structure des rubriques lexicographiques et l’adéquation de leur contenu
Le « Leksik kreyòl » d’Emmanuel W. Védrine, qui s’apparente à un glossaire, comprend 32 termes simples et/ou syntagmes (termes composés) consignés en entrée sur 12 pages. Les 32 rubriques, qui tiennent lieu d’articles lexicographiques, sont constituées de termes simples ou complexes immédiatement suivis d’abréviations indéfinies, incompréhensibles puisque non explicitées (n., v.tr, fr, n./ fr.) et de textes divers dont la nature n’est pas précisée au niveau méthodologique : l’auteur, nulle part, ne précise si les textes des rubriques sont des définitions (qu’il a forgées ou qui sont issues de sources attestées) ou s’il s’agit de contextes phrastiques ou de notes de nature étymologique, technique, historique, géographique. Et l’on ne sait pas non plus d’où proviennent les termes retenus dans la nomenclature (au moyen de sources attestées), s’ils sont de nature néologique (forgés par l’auteur ou par des locuteurs natifs), s’ils appartiennent à la langue générale ou à un vocabulaire technique et scientifique, ou encore s’il s’agit d’un emprunt à une langue régionale, notamment l’anglais ou l’espagnol. Voici deux exemples de la configuration de la structure des rubriques lexicographiques ; leur examen permettra d’évaluer l’adéquation de leur contenu.
pentad : (n.). Zwazo, bèt volay.[‘Pentad’ se yon bèt ki malen, pa konprann ou kapab kenbe l fasil.]. [Chasè a fizye de ‘pentad’.]. 2. Sou gouvènman Papa Dòk la, li vin chwazi ‘pentad’ kòm yon senbòl enpòtan. Moun te ka wè yon foto pentad sou lanbi nan anpil bagay ki an rapò ak gouvènman l lan. Apre atanta Roger Lafontant (dat 6 pou louvri 7 janvye 1991) pou l te bay pouvwa a panzou, anpil Ayisyen te vin wè l kòm yon ‘pentad’ (yon bèt malen). Anplis, tèm ‘pentad’ la fè pati de « literati makout yo » e Lafontant te vin pi gwo chèf makout sou gouvènman Janklod la. [Msye tankou yon ‘pentad’ (msye malen anpil).]
rache manyòk : (fr.). Fraz ki refere a rekòt manyòk lè l bon. Nan yon seri tè di, se fouye yo fouye manyòk, men nan tè mou oubyen tè sab, yo pa pèdi tan fouye manyòk la, yo rache l. Gen « manyòk anmè », gen « manyòk dous » tou. Moun manje manyòk dous; yo gendwa bouyi l (nan dlo oswa nan lèt) oubyen boukannen l pou manje. Manyòk anmè gen yon pwazon ladan. « Manyòk matyotas », « manyòk ti Kiba » se ‘manyòk dous’ yo ye. Si yon moun manje ‘manyòk anmè’, li ka touye l. Yo pa manje manyòk anmè a menm jan yo manje manyòk dous la. Lè yo fin rache oubyen fouye manyòk anmè a, yo graje l. Apre sa, yo tòde l pou retire dlo a ki yon pwazon. Lè yo fin tòde l, yo konn pase l solèy avan yo fè bobori (pwès) ak li. Si se farin y ap fè ak li sèlman, yo mete l seche. Manyòk anmè touye kochon. Dlo manyòk anmè touye kochon. « bwa manyòk ». Yo kapab itilize ‘bwa manyòk’ pou plan. « lanmidon manyòk » Yo sèvi ak ‘lanmidon manyòk’ pou mete nan rad. Lè n ap pakouri istwa Ayiti, nou wè kijan manyòk te enpòtan pou Endyen yo. Se ak li yo te konn fè kasav (kasab), doukounou (bobori, pwès), bòy (dounmbrèy). Lè n ap gade tou nan anpil rakwen an(n) Afrik kote ki gen sechrès, manyòk trè enpòtan kòm manje. Yo itilize l menm jan nou itilize l Ayiti. Anpil kote Ayiti, se « farin manyòk » yo itilize pou fè labouyi pou timoun. [Jilyen ap fè yon kòve pou ede l ‘rache manyòk’.]. [Kochon an ‘rache manyòk’ yo.]. 2. Tèm ki vin pran yon dimansyon politik apre dechoukay 1986 la. Monseyè W. Romulus (natifnatal Jeremi) te itilize l nan yon diskou; depi lè a, li rete nan lang kreyòl la. Li te fè referans a magouyè ki t ap dirije yo pou te kraze sa. ‘rache manyòk’ : netwaye tout sa k pa bon; kraze kite sa. Apre, anpil moun te vin itilize fraz sa a. Se konsa li vin popilè. ‘rache manyòk’ nan eleksyon. [Fòk jal la ‘rache manyòk’ li !]. [Fòk magouyè yo ‘rache manyòk’ yo nan eleksyon an! ]
En termes de structure de rubrique lexicographique, le terme « pentad » suivi de la mention « n » (éventuellement pour indiquer la catégorie grammaticale : nom ou substantif), est doté d’une courte définition analogique qui tient la route (« zwazo », « bèt volay ») ; il s’agit en effet d’une « bête », d’une « volaille », d’un « oiseau ». Ce trait définitoire analogique est toutefois insuffisant pour différencier la « pentad » des 11 150 espèces d’oiseaux recensées à travers le monde, et l’ajout du trait « se yon bèt ki malen » ne comble pas cette insuffisance puisque la dénotation « malin » n’est pas exclusivement réservée à la pintade. Au plan méthodologique, le texte qui suit les termes donnés en entrée dans ce lexique ne consigne pas de métalangage adéquat destiné à éclairer l’aire sémantique des termes retenus par l’auteur, et il ne correspond à aucun modèle lexicographique connu : cela constitue la seconde lourde lacune méthodologique du « Leksik kreyòl » d’Emmanuel W. Védrine. Dans la totalité des rubriques lexicographiques comme dans l’exemple cité, « pentad », le texte placé à la suite de l’entrée est un fourre-tout non ordonné où cohabitent des fragments épars –et surtout non modélisés–, de type « définition » et/ou « contexte » et/ou « note explicative », voire une « opinion d’auteur » basée sur ses souvenirs, et dans une même séquence il arrive que l’auteur passe d’un niveau à l’autre ou encore qu’il les « emmêle » indistinctement. Les textes placés à la suite des termes « pentad » et « rache manyòk » sont l’évidente illustration de la confusion/amalgame, chez l’auteur, entre les structures « définition » et/ou « contexte » et/ou « note explicative » et/ou « opinion d’auteur ». À l’intérieur de la rubrique consacrée au terme « rache manyòk », l’auteur consigne les unités « manyòk anmè », « manyòk dous » « manyòk matyotas », « manyòk ti Kiba », « bwa manyòk », « lanmidon manyòk » et « farin manyòk ». Le relevé de ces dérivés est intéressant mais il exemplifie du même mouvement la troisième grande lacune méthodologique du « Leksik kreyòl » d’Emmanuel W. Védrine, à savoir l’inexistence d’un système de renvois qui aurait permis d’accéder à ces termes en entrée suivi de leurs définitions. Au surplus de telles lacunes dans la structure des rubriques lexicographiques de ce lexique, la plupart des « définitions » sont fragmentaires, incomplètes, parfois erratiques et souvent fausses.
Ce qu’il faut également retenir quant à la structure des rubriques lexicales et l’adéquation de leur contenu, c’est le fait généralisé que l’on ne sait pas d’où proviennent les données lexicologiques fournies par Emmanuel W. Védrine à l’usager alors même que l’auteur confond allègrement et obscurément l’unité lexicale et la phrase. Pareille confusion est entre autres exemplifiée dans la définition qu’il donne du terme « rache manyòk » : « Fraz ki refere a rekòt manyòk lè l bon ». Le terme est ainsi assimilé à une « phrase », ce qui l’autorise à consigner dans son lexique, parmi d’autres, l’unité « mistè klin » (surnom de Marc Bazin, ministre jean-claudiste) : le terme « mistè klin » étant défini comme une « phrase » (« Fraz ki gen rasin anglè »).
Sur les aspects théoriques, épistémologiques et méthodologiques de la lexicologie, voir, entre autres, Gérard Petit (Université de Paris Ouest, LDI (UMR 7187, U. de Paris 13) : « Décrire le lexique en diachronie : problèmes théoriques et méthodologiques », s.d.é., dans Academia.edu. Voir aussi Sophie Comeau : « Partager le savoir du lexicographe : extraction et modélisation ontologique des savoirs lexicographiques » – mémoire de maîtrise, Département de linguistique et de traduction de l’Université de Montréal, 2009. Pour une analyse élargie et un éclairage supplémentaire, quoique daté, sur le mode de constitution des dictionnaires et des lexiques, voir Jean-Baptiste Marcellesi et Christiane Marcellesi : « Les études du lexique : points de vue et perspectives », revue Langue française, 1969 / 2. Voir également l’étude « Présentation de la diversité lexicale », par R. P. Roberts et Jacqueline Bossé-Andrieu, Université d’Ottawa, dans « La variation dans la langue standard » Office québécois de la langue française, 2004.
L’examen attentif du « Leksik kreyòl » d’Emmanuel W. Védrine, à partir des critères méthodologiques de la lexicologie professionnelle, monte bien qu’à l’instar du « Glossary » du MIT – Haiti Initiative » nous sommes en présence d’une œuvre fantaisiste, médiocre et dénuée de rigueur lexicographique. De la sorte, lui non plus ne saurait constituer un modèle en lexicologie créole et il n’est en aucun cas représentatif d’une démarche descriptive compétente de la langue créole. En raison de ses lourdes lacunes conceptuelles et méthodologiques comme de son amateurisme et au même titre que le fantaisiste « Glossary » du MIT – Haiti Initiative », ce lexique ne peut être utilisé dans l’enseignement, en créole, des matières générales et dans celui des sciences et des technologies. La lexicologie créole doit impérativement et nécessairement dépasser le stade du bricolage amateur et incompétent que croit pouvoir « modéliser » en Haïti le lobby américanophile du « MIT – Haiti Initiative » et s’arrimer dans la plus grande rigueur à la théorie et à la méthodologie de la lexicographie professionnelle. Cet impératif doit guider aussi bien l’enseignement de la lexicologie en Haïti que sa pratique de terrain, en particulier la production d’outils lexicographiques de qualité en langue créole.
Montréal, le 10 août 2021