— Par Robert Berrouët-Oriol, Linguiste-terminologue —
La parution en Haïti, dans Le National du 22 juin 2020, de notre article « Le traitement lexicographique du créole dans le « Diksyonè kreyòl Vilsen », nous a valu un certain nombre de commentaires et de questions pertinentes de lecteurs vivant en Haïti et en outre-mer. Pour mémoire, il faut rappeler que notre évaluation de ce dictionnaire a été effectuée selon trois critères analytiques : (1) le projet/programme éditorial de ce dictionnaire ; (2) le choix et la représentativité de la nomenclature ; et (3) la conformité méthodologique et le contenu des rubriques lexicographiques. Au terme de notre évaluation nous avons conclu que l’examen du « Diksyonè kreyòl Vilsen », à partir de ces critères, démontre qu’en aucun cas cet ouvrage ne peut être recommandé par les linguistes au titre d’une référence dictionnairique car il n’est pas conforme aux exigences de la lexicographie professionnelle. Ses lourdes lacunes conceptuelles, méthodologiques et lexicologiques, l’inadéquation, l’approximation ou la fausseté de nombreuses définitions ainsi que l’absence d’un métalangage adéquat en font un ouvrage très peu fiable, qui se consulte difficilement et qui ne peut servir de référence crédible aux usagers, en particulier aux élèves, aux enseignants et plus largement aux langagiers.
Cette évaluation du « Diksyonè kreyòl Vilsen » a donc suscité nombre de commentaires qui consignent plusieurs questions de fond. Ainsi, en l’absence d’un dictionnaire unilingue créole rédigé selon les règles de la lexicographie professionnelle, en l’absence d’une gamme de vocabulaires scientifiques et techniques élaborés par des linguistes-lexicologues de concert avec des spécialistes de différents domaines, le créole, dans son évolution naturelle, est-il aujourd’hui outillé pour l’enseignement des sciences et des technologies ? Le stock lexical créole actuellement disponible est-il suffisant pour dénommer des réalités nouvelles dans les domaines scientifique et technique ? Comment expliquer la raréfaction d’outils pédagogiques en langue créole (directives ministérielles, manuels d’apprentissage, lexiques et vocabulaires spécialisés, guides du maître, guides de l’élève, etc.) dans le système éducatif haïtien depuis la promulgation de la Constitution de 1987 qui a consacré la co-officialité du créole et du français ? Comment également expliquer le fait que le marché de la traduction en Haïti, depuis la promulgation de la Constitution de 1987, soit encore un marché généraliste et très peu technique/scientifique et que, dans la plupart des cas, les traducteurs vers le créole ne sont pas dépositaires d’une formation universitaire spécialisée en traduction technique/scientifique ou en traduction juridique ? Existe-il un cadre méthodologique recommandé et/ou normalisé auquel peuvent se référer les enseignants engagés dans la transmission en créole des savoirs et des connaissances en salle de classe ? La « didactisation » du créole doit-elle précéder et/ou accompagner la production de matériel pédagogique de qualité en créole, et doit-elle être à l’œuvre dans l’élaboration des dictionnaires et lexiques en langue créole ? (Sur la problématique de la « didactisation » du créole, voir notre article « Aménagement et « didactisation » du créole dans le système éducatif haïtien : pistes de réflexion », Le National, 24 janvier 2020.)
Le présent article apporte des éléments de réponse à ces questions de fond de manière synthétique. Et pour mieux éclairer le propos et débattre de la problématique que sous-tend l’ensemble des questions posées –à savoir l’enseignement des sciences et des techniques en langue créole–, nous procèderons ensuite à l’analyse du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » mis en ligne par la « Platfòm MIT-Ayiti » dans le cadre d’un projet éducatif actuellement en cours d’exécution à l’école Matènwa de l’île de La Gonâve.
La conquête des espaces médiatiques par le créole depuis la promulgation de la Constitution de 1987 peut donner l’illusion que cette langue a véritablement été aménagée par l’État haïtien dans l’espace public et en particulier dans le système éducatif, d’une part, et que, d’autre part, elle serait déjà fortement outillée pour dénommer les réalités nouvelles et assurer un enseignement de qualité en créole dans les domaines techniques et scientifiques. Ce défaut de vision est principalement porté par quelques rares défenseurs de la vulgate « tout en créole tout de suite » qui s’opposent à l’aménagement simultané du créole et du français en Haïti et qui entendent aménager uniquement le créole en excluant le français, l’une des deux langues de notre patrimoine linguistique national (voir notre article « Faut-il exclure le français de l’aménagement linguistique en Haïti », Le National, 20 et 21 août 2017). En réalité, l’observation empirique de la configuration sociolinguistique du pays apporte un éclairage différent, en particulier dans le système éducatif où le créole est encore soumis à une minorisation institutionnelle. Sans perdre de vue que la « didactisation » du créole ne saurait être réduite à la production de lexiques et de dictionnaires créoles, il faut prendre toute la mesure que depuis la promulgation de la Constitution de 1987, très peu d’outils pédagogiques en langue créole ont été élaborés et introduits dans le système éducatif national. Certes, « Le créole [a été] officiellement introduit à l’École haïtienne en 1979. Son emploi dans le système éducatif n’a pas été facile. Il souffre encore d’un problème de méthodes, de méthodologies et de « didactisation ». Ce problème s’est davantage accentué avec la disparition en 1991 de l’IPN [Institut pédagogique national] chargé de l’élaboration de matériels didactiques pour le système. Le créole a été l’objet de résistance et de réactions réfractaires et conservatrices de la part de l’ensemble des acteurs du système. Ces résistances et réactions réfractaires concordent avec les représentations et idéologies collectives et les résultats des actions de politique linguistique arrêtées en Haïti qui ne sont pas toujours en faveur de la langue. Néanmoins, il a toujours été (et est) un facilitateur dans le processus d’enseignement et d’appropriation de connaissances à tous les niveaux. Le cycle du nouveau secondaire dont l’expérimentation a débuté en 2007 est venu prolonger l’enseignement-apprentissage de la langue sur tout le cycle scolaire. Mais la problématique de la didactique du créole comme langue maternelle n’a pas été posée. Cela étant, on navigue encore dans des actions routinières qui ne sont pas éclairées par des méthodes élaborées mûrement construites sur la base d’une démarche réflexive de nature à réduire les chances de tâtonnement qu’on constate actuellement dans l’enseignement/apprentissage du créole à l’école en Haïti. » (Renauld Govain : « L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti », Contextes et didactiques, 4, 2014.) On gardera à l’esprit que la réforme Bernard de 1979 a donné lieu, grâce au soutien de l’IPN (Institut pédagogique national), à la production de quelques ouvrages prenant en compte l’enseignement du et en créole, entre autres : –« Le créole en question » / Auteur : Institut pédagogique national, 1979 ; –-« Créole et enseignement primaire en Haïti : actes » / Auteurs : Albert Valdman, Yves Joseph, Joseph C. Bernard, Institut pédagogique national, Département de l’éducation nationale et Indiana University, Bloomington, 1980. Mais à notre connaissance la réforme Bernard de 1979 ainsi que la dynamique créée par l’adoption de la Constitution de 1987 n’ont pas donné lieu à la production d’une gamme de lexiques et de dictionnaires créoles destinés au grand public et à l’enseignement. De 1987 à nos jours, l’enseignement des sciences et des techniques en langue créole n’a pas non plus donné lieu à l’élaboration d’outils didactiques spécifiques conçus par des spécialistes de la didactique des langues comme de la didactique des sciences.
Le corpus lexicographique et dictionnairique sur le créole haïtien comprend plusieurs titres, rédigés en créole ou en édition bilingue ou portant sur la terminologie d’un domaine spécifique. En voici quelques exemples : « Dictionnaire français-créole » de Jules Faine (Éditions Leméac, 1974) ; « Diksyonnè kréyòl-franse » de Lodewijik Peleman, Éditions Bon nouvèl, 1976 ; « Éléments de lexicographie bilingue : lexique créole-français » de Ernst Mirville (Biltin Institi lingistik apliké, Pòtoprins, no 11 : 198-273, 1979) ; « Leksik elektwomekanik kreyòl, franse, angle, espayòl » de Pierre Vernet et H. Tourneux (dir.), Port-au-Prince, Fakilte lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti ; « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » d’Albert Valdman (Creole Institute, Indiana University, 2007) ; « L’inventaire des ressources lexicales en créole haïtien : présentation d’extraits du lexique de la maternité et de l’accouchement » de Suzanne Allman paru en 1984 dans la revue Conjonction no 161-162. En dehors du corpus lexicographique et dictionnairique sur le créole haïtien, il faut signaler la parution de plusieurs grammaires écrites en créole, notamment : « Premye pa nan gramè kreyòl », de Sè Alodi, Bon nouvèl, Cap haïtien, 1976 ; « Gramè kreyòl, 3zièm ane, liv elèv », de l’Institut pédagogique national, s.d. s.l.é ;
« Gramè kreyòl 4èm ane », Éditions Henri Deschamps ; les auteurs et la date d’édition ne sont pas mentionnés ; « Gramè kreyòl », du linguiste Joseph-Sauveur Joseph, Éditions du Cidihca, Montréal, 2008 ; « Gramè kreyòl Vedrine », de E.W. Védrine, Éditions E.W. Védrine Creole Project, 1996 ; « Gramè kreyòl fasil » de Volvick Derose, Éditions CreateSpace Independent Publishing Platform, 2015 ; « Gramè deskriptif kreyòl ayisyen an » de la linguiste Jockey Berde Fedexy, JEBCA Éditions, 2015. Une étude à venir de ces grammaires écrites en créole permettra d’évaluer leur contribution à la « didactisation » du créole haïtien, y compris sur le plan de l’élaboration du métalangage à l’œuvre dans ces productions. Il importe de signaler qu’en 2020 l’on ne dispose d’aucune étude de terrain permettant de savoir si ces grammaires créoles et les rares dictionnaires et lexiques comprenant le créole sont véritablement utilisés dans les écoles d’Haïti, pas plus que l’on ne sait le nombre d’écoles qui dispensent des cours de créole ou un enseignement des différentes matières en créole au primaire et au secondaire. Le ministère haïtien de l’Éducation, qui ne finance et ne gère qu’environ 20% des écoles du pays, n’est toujours pas en mesure de fournir de données analytiques à ce sujet.
La raréfaction d’outils pédagogiques en langue créole (directives ministérielles, manuels d’apprentissage, lexiques et vocabulaires spécialisés, guides du maître, guides de l’élève, etc.) dans le système éducatif haïtien depuis la promulgation de la Constitution de 1987 qui a consacré la co-officialité du créole et du français s’explique par la convergence de plusieurs facteurs. D’une part, l’État haïtien, tributaire d’une vision rachitique sinon archaïque de la situation linguistique du pays, ne dispose toujours pas d’une politique linguistique d’État, ni d’une loi d’aménagement de nos deux langues officielles à l’échelle du pays, ni d’une loi d’orientation linguistique du système éducatif. (Là-dessus voir notre article « De la nécessité d’une loi d’orientation linguistique de l’éducation en Haïti », Le National, 10 mars 2020.) Les concepteurs de manuels scolaires, de lexiques et de dictionnaires en créole sont donc privés d’un cadre de référence jurilinguistique à partir duquel ils pourraient élaborer des outils pédagogiques de qualité en langue créole. Et l’inexistence de ce cadre de référence jurilinguistique explique également l’incapacité du ministère de l’Éducation à procéder méthodiquement à l’évaluation et à la standardisation des ouvrages scolaires en langue créole actuellement utilisés dans le système éducatif alors même que ces ouvrages sont en nombre restreint. De la sorte, n’importe qui, sans formation qualifiante en didactique et en lexicologie mais se croyant didacticien ou lexicologue, peut produire –en Haïti ou à destination d’Haïti–, un lexique ou un dictionnaire en dehors des normes de la lexicographie professionnelle et en assurer la libre circulation sans une évaluation compétente de l’État. L’amateurisme flagrant, toléré et banalisé qui prévaut à ce chapitre, couplé à l’incapacité de l’État à évaluer et à standardiser le matériel pédagogique en langue créole, s’apparie aussi à la rareté de véritables compétences traductionnelles en créole : ainsi s’explique en grande partie le fait que le marché de la traduction en Haïti, depuis la promulgation de la Constitution de 1987, soit encore un marché généraliste au sein duquel évoluent très peu de compétences en traduction technique, scientifique et juridique issues d’une formation universitaire spécialisée. Selon les informations dont nous disposons, seule la Faculté de linguistique appliquée (FLA) de l’Université d’État d’Haïti dispense des cours de traduction au premier cycle. De concert avec l’Association LEVE, la FLA a mis sur pied il y a quelques années un « Programme de formation en techniques de traduction (PFTT) » d’une durée de six mois. Ce programme pourrait évoluer et donner lieu à la création d’une licence spécialisée de quatre ans exclusivement consacrée à la formation de traducteurs professionnels dans les domaines technique, scientifique et juridique.
Parmi les enseignants et les administrateurs de l’École haïtienne, il existe un progressif consensus quant à l’utilisation du créole, aux côtés du français, dans le processus d’apprentissage des savoirs et des connaissances. Ce consensus croissant ne doit toutefois pas masquer certains faits que révèle l’observation empirique : l’illusion que le créole serait aujourd’hui parvenu à un stade avancé de sa « didactisation » et de son aménagement en raison de sa conquête des espaces médiatiques d’une part, et, d’autre part, l’illusion que la langue créole, pourvu d’un stock lexical suffisant, serait déjà amplement outillée pour dénommer des réalités nouvelles et ainsi assurer adéquatement l’enseignement des mathématiques, des sciences et des technologies. Les difficultés majeures et les défis que nous signalons de la sorte ne doivent pas être banalisés ou niés ou, pire, masqués par les sermons irréalistes des « créolistes fondamentalistes » lorsqu’ils confondent les sciences du langage et les dérives idéologiques. Les difficultés majeures et les défis en question sont pris en compte dans l’appréciation que nous faisons aujourd’hui du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » mis en ligne par la « Platfòm MIT-Ayiti » dans le cadre d’un projet éducatif actuellement en cours d’exécution à l’école Matènwa de l’île de La Gonâve. Cette appréciation est effectuée selon trois critères : (1) le projet/programme éditorial en matière de lexicologie ; (2) le choix et la représentativité de la nomenclature ; et (3) la conformité méthodologique et le contenu des rubriques traductionnelles. L’examen objectif de ce « glossaire » à l’aide de ces critères nous permettra de savoir si le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » répond aux normes de la lexicographie professionnelle et s’il peut être recommandé par les linguistes comme outil dans l’apprentissage en créole des mathématiques, des sciences et des technologies.
Le projet/programme éditorial en matière de lexicologie
Le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » est installé sur la « Platfòm MIT-Ayiti » mais sa date de mise en ligne n’est pas précisée. Consigné à la rubrique « Ressources » de cette plateforme, il est présenté comme un « glossaire » mais en réalité il s’agit d’un lexique de 859 entrées : une liste de termes anglais suivis d’équivalents créoles. (À la différence d’un lexique qui ne comprend pas de définitions, un glossaire est constitué d’une liste alphabétique de mots d’une langue de spécialité accompagnée de définitions, d’explications et de références.) Sur cette plateforme, le « Glossary » constitue le seul document de nature lexicographique en appui à la mission de la « Platfòm MIT-Ayiti » consistant à promouvoir au moyen des technologies l’apprentissage amélioré des mathématiques, des sciences, de l’ingénierie et des technologies dans la langue usuelle des locuteurs, à savoir le créole (« Our mission is to promote technology-enhanced active learning and the use of Kreyòl in science, technology, engineering and math (STEM) disciplines, to help Haitians learn in the language most of them speak at home. ») L’un des premiers constats faits par l’usager dès l’ouverture du lexique de la « Platfòm MIT-Ayiti » est l’absence d’une « Préface » ou d’un « Avant-propos » ou d’un « Guide d’utilisation » destiné à présenter le projet/programme éditorial de ce programme éducatif en matière de lexicologie. Cette lourde entorse aux règles de base de la lexicologie professionnelle ne permet pas de savoir quel est précisément le projet/programme éditorial de la « Platfòm MIT-Ayiti » en matière de lexicologie scientifique et technique en langue créole. Ainsi, l’usager n’est pas renseigné sur les objectifs spécifiques du lexique conçu et utilisé par la « Platfòm MIT-Ayiti »; il n’est pas non plus renseigné sur la méthodologie d’élaboration de ce lexique ni sur ses auteurs (s’agit-il de traducteurs professionnels, de linguistes, de didacticiens ?). À titre comparatif, l’excellent ouvrage du linguiste Albert Valdman, le « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » (Creole Institute, Indiana University, 2007, 781 pages), consigne en amont le rigoureux cadre méthodologique de son élaboration par l’énoncé de son programme éditorial et le mode de consignation des rubriques dictionnairiques. Ces chapitres introductifs ont pour titre « A User’s Guide to the Dictionnary »/« Explanatory Charts » (p. XIX à XXI) et « Detailed Discussion of the Content of Entries » (p. XXIII à XXVIII). Il y a lieu à ce niveau de signaler que le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » ne se positionne pas par rapport aux traditions lexicographiques connues et/ou aux travaux antérieurs des linguistes et des lexicographes relatifs au créole.
Amputé d’une « Préface » ou d’un « Avant-propos » ou d’un « Guide d’utilisation », le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » ne définit pas non plus ses cibles : s’agit-il d’un outil lexicologique réservé aux enseignants anglophones oeuvrant en Haïti, ou aux enseignants créolophones haïtiens, ou aux élèves créolophones du primaire et du secondaire, ou aux rédacteurs d’ouvrages scientifiques et techniques en créole ? La non définition des clientèles visées par le « Glossary » est donc en lien direct avec l’absence de formulation d’un projet éditorial explicite et d’une méthodologie pouvant garantir le caractère scientifique de ce lexique.
Le choix et la représentativité de la nomenclature
L’absence d’une « Préface » ou d’un « Avant-propos » ou d’un « Guide d’utilisation » ne permet pas de savoir quels sont les critères lexicographiques qui ont servi au choix et à la représentativité de la nomenclature du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative ». La nomenclature de ce « Glossary » comprend 859 entrées : pourquoi pas 2 500 ou 7 130 ? En quoi la nomenclature de ce document est-il représentatif des besoins langagiers réels et identifiés des apprenants unilingues créolophones dans l’apprentissage des sciences et des techniques dans l’Haïti de 2020 ? D’où proviennent les termes anglais de départ et leur traduction créole, par qui et dans quels documents de base ont-ils été relevés et selon quels critères de pertinence ? Quelles sont les règles lexicographiques qui ont été mises en œuvre pour élaborer les équivalents créoles ? Ces équivalents créoles figurent-ils déjà dans des documents de référence fiables et consultables ou ont-ils été créés de toutes pièces par les rédacteurs du « Glossary » ? Celui-ci ne fournit aucune réponse à ces questions de fond en lien avec les bases méthodologiques de la conception de ce « Glossary ». D’ailleurs, ses rédacteurs sont-ils des traducteurs professionnels compétents en traduction créole et ont-ils été assistés par des pédagogues créolophones familiers des domaines scientifiques et techniques ? Qu’il s’agisse d’un dictionnaire ou d’un lexique de spécialité, les critères lexicographiques du choix de la nomenclature sont de première importance : ils permettent d’établir la scientificité d’une production lexicographique et de la légitimer au plan pédagogique. La représentativité de la nomenclature du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » n’est nullement consignée dans une « Préface » ou un « Avant-propos » ou un « Guide d’utilisation » : en aucun cas il n’est attesté que ce « Glossary » est représentatif des besoins langagiers réels et identifiés des apprenants unilingues créolophones dans l’apprentissage des sciences et des techniques.
La conformité méthodologique et le contenu des rubriques traductionnelles
Pour savoir si le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » est une œuvre scientifique élaborée selon la méthodologie et les principes de base de la lexicologie professionnelle, nous avons étudié attentivement cette production lexicographique. En voici un échantillon, les termes anglais étant suivis de leurs équivalents créoles :
air resistance |
rezistans lè |
air track |
pis kout lè |
and replica plate on |
epi plak pou replik sou |
at rest |
nan eta repo |
autocollimator |
oto-kolimatè |
bulk modulus |
modil elastisite, modil konpresiblite |
and replica plate on |
epi plak pou replik sou |
circularly polarized light |
limyè ki polarize an sèk |
conjugate base |
konpayèl bazik |
deprotonated form |
fòm depwotonasyon |
dihybrid sex-linked Punnett square table |
echikye Punnett di-ibrid ki asosye ak sèks |
for mating & replica plating experiments not involving tetrads |
pou esperimantasyon sou kwazman ak plak replik ki pa sèvi ak tetrad |
escape velocity |
vitès chape poul |
F1 ATPase |
F1 ATPase |
generate field vizualization |
pwodui vizyalizasyon chan yo |
ideal gas law |
lwa gaz ideyal |
line integral |
entegral sou liy |
mate & sporulate |
fè kwazman & devlope espò |
multiple regression analysis |
analiz pou yon makonnay regresyon |
non-polar/hydrophobic |
ki pa polè / idwofòb |
prior (conjugate) |
konpayèl o pa |
protonated |
an pwotonasyon |
single-slit experiment |
esperimantasyon sou limyè nan yon fant |
think-pair-share |
panse-fòme pè-pataje |
Le premier constat analytique général qui se dégage de notre évaluation est que l’ensemble des termes anglais de départ traduits en créole semble appartenir à des domaines scientifiques et techniques non spécifiés. Dans la mesure où le projet/programme éditorial en matière de lexicologie ainsi que le choix et la représentativité de la nomenclature ne sont précisés nulle part dans ce « Glossary », l’on n’est pas renseigné sur les domaines d’emploi spécifiques des termes traduits (mathématiques ou chimie ?, physique ou mécanique ?, informatique ou téléphonie ?, etc.). Quant aux sources documentaires éventuellement sélectionnées et consultées, l’on ne sait pas non plus si les termes anglais traduits en créole proviennent de manuels scolaires rédigés en anglais ou de catalogues techniques, de revues spécialisées, de spots publicitaires ou, dans le cas des unitermes, de dictionnaires généraux de référence de la langue anglaise. De manière plus essentielle, ce « Glossary » ne renseigne pas sur la méthodologie et les critères lexicographiques ayant conduit au choix des termes simples et complexes à traduire en créole, et les équivalents créoles ne sont pas « motivés » au sens où le champ sémantique qu’ils couvrent ne comporte aucune justification notionnelle explicite et fiable. Par exemple le terme « air track » est maladroitement traduit par « pis kout lè », le terme « and replica plate on » est rendu par l’obscur « epi plak pou replik sou » : l’agrammaticalité de ces termes créoles rend impossible leur compréhension par le locuteur créolophone. Ce type d’équivalents créoles figurant en grand nombre dans ce « Glossary » n’est en aucun cas conforme à deux principes méthodologiques de base en traduction scientifique et technique : la conformité notionnelle et le respect du système de la langue, ces deux principes étant étroitement liés dans la théorie et la pratique de la lexicographie (voir Christine Bagge : « Équivalence lexicale et traduction », revue META, volume 35, no 1, mars 1990, Presses de l’Université de Montréal ; voir aussi Jean-Claude Boulanger : « L’aménagement du lexique spécialisé dans le dictionnaire de langue. Du prélexicographique au microstructurel », dans Pierre Martel et Jacques Maurais (dir.), Tübingen, M. Niemeyer, coll. « Canadiana Romanica », 1994, no8, p. 253-268.).
En l’absence d’une méthodologie justifiant le choix ou l’élaboration néologique des équivalents créoles, le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » ne parvient donc pas à être fidèle au principe de la conformité notionnelle ni à celui du respect du système de la langue, notamment dans ses composantes grammaticale et sémantique. L’usager, jeune élève ou adulte, ne comprend absolument pas le sens de très nombreux équivalents créoles qui, à partir de l’anglais, ont été « habillés » d’une « enveloppe sonore créole » mais qui demeurent privés de repères sémantiques, contextuels et culturels, comme on le constate à l’aide des exemples suivants : « generate field vizualization » = « pwodui vizyalizasyon chan yo »; « multiple regression analysis » = « analiz pou yon makonnay regresyon »; « single-slit experiment » = « esperimantasyon sou limyè nan yon fant »; « think-pair-share » = « panse-fòme pè-pataje ». De plus, sauf de très rares exceptions, la catégorie grammaticale des équivalents créoles (verbe, adjectif, nom, etc.) n’est pas précisée comme c’est le cas habituellement en lexicographie professionnelle, ce qui explique que des périphrases traductionnelles puissent être confondues, en entrée, avec une unité lexicale ; exemples : « for mating & replica plating experiments not involving tetrads » = « pou esperimantasyon sou kwazman ak plak replik ki pa sèvi ak tetrad ». Ce même type de confusion est aussi à l’œuvre dans des pseudo entrées lexicales nulles au plan sémantique comme « F1 ATPase », entrée anglaise, traduite par… « F1 ATPase » en créole. L’équivalent créole « ki pa sèvi ak tetrad » donné pour l’entrée anglaise « involving tetrads », qui charrie un sème définitoire de nature utilitaire, s’apparente davantage à une définition et à un énoncé contextuel qu’à une unité lexicale. Et puisque le « Glossary » ne comprend pas de système de renvois notionnels comme c’est l’usage en lexicographie professionnelle, l’usager n’aura pas accès au terme « tetrad » pour obtenir un éclairage sémantique de « ki pa sèvi ak tetrad ».
Par ailleurs, et il convient encore de le souligner, les auteurs des équivalents créoles du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » ne sont pas identifiés : sont-ils des traducteurs scientifiques et techniques, des lexicologues professionnels, des pédagogues et enseignants créolophones formés à la traduction scientifique et technique ? Ont-ils déjà publié des lexiques et/ou des dictionnaires bilingues comportant le créole ? Les termes créoles du « Glossary » sont-ils en majorité des emprunts, des calques, des néologismes (de forme ou de sens) et s’il s’agit de néologismes comment ont-ils été créés et validés ? Dans l’hypothèse non avérée que ce « Glossary » comprend un nombre indéterminé de néologismes, il aurait fallu que leurs auteurs consignent les fondements méthodologiques d’une telle production néologique. À ce niveau, il n’en est rien quant à la production des termes créoles éventuellement néologiques donnés en entrée. À l’inverse, et comme nous l’avons vu, un très grand nombre d’équivalents créoles –y compris les sigles obscurs et les périphrases traductionnelles–, ne constituent même pas des unités lexicales créoles devant figurer en « vedette » (en entrée) dans un lexique ou dans un dictionnaire rédigé selon la méthodologie d’élaboration de ce type de documents.
L’examen attentif et objectif du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative », à l’aide des critères lexicographiques que nous avons présentés, atteste que cette production est en réalité une œuvre pré-lexicographique plutôt qu’un travail scientifique. En raison de ses lourdes lacunes conceptuelles, méthodologiques et lexicologiques, il ne répond pas aux normes de la lexicographie professionnelle et il ne peut être recommandé par les linguistes comme outil dans l’apprentissage en créole des mathématiques, des sciences et des technologies. Ce « Glossary », pour l’essentiel, est un bricolage fantaisiste d’équivalents donnés pour des termes créoles mais qui à l’analyse sont des mots « habillés » d’une douteuse « enveloppe sonore créole » et qui sont dépourvus de rigueur d’équivalence notionnelle. La plupart du temps les équivalents créoles sont faux, inadéquats, erratiques, hasardeux, handicapants et non opérationnels. L’examen de ce « Glossary » vient également à point nommé nous rappeler que la traduction comme la lexicographie est une activité professionnelle qui exige, pour la mener de manière crédible et sur le terrain de la science, une solide formation universitaire spécialisée.
Le caractère hautement fantaisiste et pré-scientifique du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » autorise le questionnement critique de l’ensemble des interventions éducatives du « MIT – Haïti Initiative » en Haïti : peut-on véritablement enseigner les mathématiques, les sciences et la technologie à l’aide d’un outil lexicographique dépourvu de rigueur scientifique ? Peut-on généraliser en Haïti le modèle pédagogique en créole préconisé par le projet « MIT – Haïti Initiative » ? Alors même que l’enseignement en langue maternelle créole fait désormais consensus chez un nombre grandissant d’enseignants en Haïti, le modèle pédagogique préconisé et mis en œuvre par le projet « MIT – Haïti Initiative » présente-il les mêmes caractéristiques que le modèle lexicographique consigné dans le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » ? Les linguistes, les pédagogues, les didacticiens, les enseignants et les cadres scolaires doivent s’interroger de manière objective sur les finalités et les conséquences d’un modèle pédagogique qui prend appui et s’exprime, dans le processus de transmission des savoirs et des connaissances en créole, à l’aide d’un modèle lexicographique dépourvu de rigueur scientifique.
Alors même que le « MIT – Haïti Initiative » revendique, sur son site, le support de prestigieuses institutions –l’Université d’État d’Haïti/Campus de Limonade, le Massachusetts Institute of Technology (MIT), la National Science Foundation (NSF) des États-Unis, la Soros’s Open Society Foundations et la Fondasyon konesans ak libète (FOKAL)–, auxquels il faut ajouter le soutien du ministère haïtien de l’Éducation, il y a lieu également de s’interroger sur la signification et la portée de ces supports institutionnels et/ou financiers dans l’élaboration ou dans la diffusion d’un « Glossary » d’une si piètre qualité lexicologique.
Montréal, le 20 juillet 2020