Si Platon a écrit toute sa philosophie sous la forme de dialogues, transformer ce théâtre des idées en spectacle vivant impose une véritable épreuve dramatique. Derrière chaque mot, le metteur en scène doit déceler (ou inventer) une intention, une situation, des non-dits… Bref, élaborer le sous-texte qui, sur scène, en dit plus long que les paroles échangées ; cet ensemble de signes qu’on appelle théâtralité. Au contraire, s’en remettre aux seules idées philosophiques, se réfugier derrière la force (si grande soit-elle) des sujets traités par Platon, c’est renoncer à tout projet véritablement scénique, et condamner le spectateur au plus opaque des ennuis.
Récemment, au Studio Théâtre de la Comédie Française, le metteur en scène Jacques Vincey avait tenté de faire spectacle à partir du Banquet, l’un des textes fondateurs de Platon, consacré à l’amour. Assis derrière une longue table sombre, trois comédiens vêtus de noir récitaient leurs « discours » avec talent, sans doute, mais comme si ces paroles étaient suspendues en l’air, indépendamment de tout engagement du corps et des âmes. Malgré l’important travail de coupes effectué sur le texte, l’heure et quart de spectacle nous avait parue interminable. En quittant la salle, on en était même venu à se demander si le texte de Platon parlait vraiment d’amour.
A Bruxelles, loin des quartiers chics, la jeune metteuse en scène Pauline d’Ollone parvient à donner chair aux idées platoniciennes. Ces derniers jours, puis en février (et il ne faudra pas manquer cette deuxième cession), le Théâtre Océan Nord, lieu dédié à la création émergente et à l’action culturelle auprès des populations défavorisées, lui prête sa salle de répétition pour préparer son adaptation du Banquet. Cette résidence s’organise selon un dispositif original en trois temps : chaque matin, la metteuse en scène anime, avec un de ses acteurs, des ateliers ouverts à tous. L’après-midi, elle conduit ses répétitions ; et le soir, elle présente un filage (par définition inachevé) de sa création en cours. Ainsi la petite troupe concocte-t-elle au jour le jour son adaptation intitulée « Reflets d’un Banquet ». La formule indique bien la couleur : il s’agit de réunir acteurs, texte et public autour d’un jeu de miroir qui doit éclairer chacun. C’est pourquoi la confrontation permanente avec les spectateurs, depuis les ateliers du matin jusqu’aux présentations du soir, n’est pas un dispositif de plus pour faire de « l’action culturelle », mais bien un outil de travail nécessaire…
« Racontez-moi le Banquet comme si c’était une soirée à laquelle vous aviez participé, avec le beau gosse de service, le donneur de leçon, etc ». Telle était la consigne, un beau matin, lors d’un atelier qui réunissait une quinzaine de collégiens. Entre clichés et audaces, de vraies questions ont émergé, l’air de rien : « moi je l’ai trouvé intéressant ce Socrate ; pas si prétentieux. Il posait des questions qui faisaient douter tout le monde », lança une demoiselle dans la « conversation ». Dès lors que le doute socratique fait ainsi question, c’est la naissance d’un personnage de théâtre qui se fait jour… De fait, le soir même, le morceau du spectacle présenté par la troupe montrait un Socrate vacillant, presque silencieux, perdu au fond du doute dans lequel il plonge d’habitude tous ses interlocuteurs. Dans le texte original de Platon, Socrate évoque un échange qu’il a eu jadis avec la prêtresse Diotime. C’est cette femme, raconte-t-il, qui lui a démontré que l’amour ne relève pas si sûrement du divin, ni même du beau ou du bon. Et Socrate de reprendre à son compte tout le raisonnement. Car Platon ne donne évidemment pas directement la parole aux femmes… Pour son adaptation, Pauline d’Ollone a décidé de lui donner corps sur scène, à cette Diotime qui sème le trouble ; de lui rendre son discours. Au fil du dialogue inédit qu’elle donne à voir entre Socrate et la magicienne, les questions qui se posent prennent alors une acuité singulière : elles semblent surgir d’une nécessité intime ; d’un drame profondément humain. Le morceau de théorie se prolonge ainsi tout naturellement en scène de vie, selon une dramaturgie à la fois savante et toute simple : un jeu sur la nature des discours directs ou rapportés. La force d’une adaptation pour la scène commence peut-être par là : prendre au sérieux la question de « qui parle » et « pourquoi ».