— par Janine Bailly —
Sur les tréteaux foyalais, trois figures de femmes ont pris corps et vie en ce mois de janvier, si différentes dans leur singularité, et pourtant si proches dans leur combat pour être au monde : il y eut l’Antigone, de Sorj Chalandon, à ressusciter dans Beyrouth soumise à la fureur guerrière des hommes, sœur de l’Antigone antique qui, bravant la volonté du roi Créon, de ses mains grattait la terre pour donner à son frère Polynice une digne sépulture. Puis vint la Médée Kali de Laurent Gaudé, figure triangulaire revisitant les mythes, faite de Méduse à la chevelure de serpents qui pétrifie les hommes, de Kali la déesse meurtrière aux multiples bras, de Médée enfin, amante, épouse et mère assassine, qui par son crime fait expier à Jason sa trahison, qui revient chercher les corps de ses enfants et de ses mains nettoie compulsivement le marbre du tombeau. La troisième, mais non la moindre, se nomme Jaz, qui nous ramène à des temps plus universels.
L’écriture dramatique de Koffi Kwahulé a pu être qualifiée de déambulatoire, et c’est bien la déambulation de la femme violée que nous suivons sur scène, dans la représentation de la pièce Jaz, que nous proposent pour quelques soirs, au théâtre Aimé Césaire, Jandira Bauer et ses acteurs. Jaz, c’est Jann Baudry, qui seule occupe de son errance tout l’espace du plateau. Et cette errance en marche est bien celle de la conscience perdue, de la déshérence du corps meurtri, de l’esprit confus, cherchant une voie vers la lumière que le viol a éteinte, errance de l’inconscient aussi, qui émerge.
Il revient au spectateur de démêler les fils embrouillés de la trame : de qui sont les mots et les cris ? De quelle femme anonyme prenant d’abord à son compte le récit du drame ? De Jaz elle-même, figure complexe qui peu à peu s’affirme et s’impose ? Et qui donc est Oridé, une amie chère et disparue, le double peut-être de Jaz, une femme belle à l’égal de Jaz, femme aussi violée par une main intrusive dont on ne saura rien ? Est-ce Jaz elle-même, qui par ce truchement peut chercher au plus profond de son corps la force de crier la souffrance et la révolte, la force et le désir de faire encore, contre l’iniquité des hommes et l’injustice du monde, triompher la vie et l’espoir ? À ce désordre de l’âme se conjugue le désordre du temps, le passé revécu percutant le présent, mais encore le présent de cet immeuble dégradé, et que nul ne répare, parasitant celui de la femme qui parle. En filigrane, derrière les paroles, se dessine la figure de l’homme, que Jandira Bauer a choisi de faire incarner un moment sur scène par Giovany Germany, dont on n’oubliera ni la reptation douloureuse, ni les sanglots démesurés pour exprimer le désespoir du bourreau. Figure de l’homme coupable, et dont le crime, par touches reconstitué, ne sera vraiment explicité qu’à la fin de l’histoire, comme si Jaz avait enfin exorcisé par la parole le mal qui ronge.
Si je comprends la symbolique des vêtements que revêt tour à tour le personnage, ou le sens donné au fait que ces vêtements sortent de, ou rentrent dans la cuvette de faïence blanche des toilettes inutilisables, si j’aime la nudité, qu’elle soit sans voiles ou sublimée par ce rond de tulle dans lequel on l’enferme, une scénographie plus sobre n’aurait rien retiré au propos, tant est fort le texte de Koffi Kwahulé, tant Jann Baudry habite le corps de la femme en révolte — ou est habitée intensément par elle ? —, tant l’espace est plein de ses gestes sûrs et de ses mots, qui troublent, émeuvent et interpellent. Janna Baudry, en dépit de la densité tragique du récit, illumine la scène de sa blondeur, si forte et si fragile à la fois, nous appelle de son visage qui sait dire la douceur ou la violence, et qu’une juste colère parfois vient à point défigurer !
Et de la représentation, de cette expérience de l’extrême nul ne sort indemne : n’entend-on pas ces femmes dire, au seuil du théâtre, qu’elles ont reçu un choc, mais un choc salutaire, comme il nous en est donné de recevoir quand le théâtre est bon. Jandira Bauer, Jann Baudry et Giovany Germany ont ainsi répondu à la conviction d’Albert Camus qui, dans son discours de Stockholm disait vouloir, par les moyens de l’art, faire retentir le silence, ici cette sorte de silence qui trop souvent clôt, sur leurs lourds secrets, les lèvres des femmes !
Janine Bailly, Fort de France, le 27 janvier 2017
Photos : Paul Chéneau