« La vie est un rêve », de Pedro Calderón de la Barca
— par Janine Bailly —
Au bourg de Bussang, quand je sirote mon café matinal au seul petit bar du coin, qu’à l’heure de l’apéritif je me mêle incognito aux buveurs du soir pour un vin d’Alsace obligé, je m’émerveille d’entendre parler théâtre, de trouver là ornant le mur un portrait au fusain d’Antonin Artaud ; d’apprendre qu’il fut autrefois dessiné par cette jeune femme au comptoir : entre douceur et autorité, elle règne autant sur les « natifs » du lieu que sur les « étrangers », amateurs de théâtre venus de nombreux « ailleurs » rejoindre la population locale dans sa ferveur inchangée pour la scène. Car telle est la magie de Bussang, qui vit naître et croître et perdurer le Théâtre du Peuple, qui sur des gradins de bois assez peu confortables si l’on ne s’est pas muni du traditionnel coussin de l’année, réunit des publics issus d’horizons divers, réalisant cette belle utopie d’un « théâtre pour tous ».
Cette année, Simon Delétang pour sa deuxième saison estivale a choisi de surprendre, en proposant deux pièces très différentes, et pourtant proches en ce sens qu’elles posent l’une et l’autre des questions essentielles. La « grande pièce », celle qui incarne la tradition, se donne en matinée, offre en raison de sa durée la respiration d’un entracte, se doit de rassembler acteurs de profession — au nombre de trois cette année —, comédiens amateurs et figurants choisis dans la population locale. Le metteur en scène est tenu également de faire qu’à un moment de la représentation s’ouvrent les hautes portes de bois qui ferment le fond du plateau, et disons-le, c’est aussi un peu pour cet instant si particulier que l’on se retrouve chaque été fidèle à Bussang.
« La vie est un rêve », pièce baroque du Siècle d’Or espagnol, écrite en 1635 par Pedro Calderón de la Barca, est ici mise en scène par Jean-Yves Ruf. Considérée souvent comme une œuvre métaphysique, mais soumise à des interprétations nombreuses et diverses, elle mêle à une intrigue fertile en rebondissements propres à tenir pendant deux heures trente notre attention et « jusqu’à la fin le théâtre rempli », des moments de réflexion qui naissent et, se glissant de façon naturelle dans le cours de l’action, interpellent sans paraître le moins du monde surajoutés.
Dans le royaume d’une Pologne imaginaire, un souverain vieillissant, tenu d’assurer sa succession libère de sa geôle le fils qu’il tenait à l’écart du monde au prétexte que sa violence, son absence de sens moral et sa brutalité auraient fait de lui le tyran de son peuple. Sous l’emprise d’un narcotique, Sigismond est transporté au palais pour y vivre en prince. Bientôt reconduit en sa geôle en raison de sa conduite, il n’aura de cesse de s’interroger : a-t-il fait un rêve ? qu’est-ce que vivre ? qui est-il et quel sens a notre être au monde ? comment distinguer de la réalité les illusions ? et qu’est-ce donc que gouverner ? Après des pérégrinations parfois invraisemblables mais qu’importe, on s’achemine vers une fin heureuse : Sigismond libéré par le peuple, qui veut en faire son roi légitime, d’abord entre en guerre contre son père, puis s’étant frotté au reste du monde pardonne à son géniteur, entre en paix avec tous ceux qui l’entourent, se réconcilie avec la vie, se réconcilie avec lui-même dans son identité retrouvée. La modernité de la pièce est avérée dans cette façon de poser les problèmes, de questionner le pouvoir politique, la recherche de puissance, le besoin de vérité, la quête du père, le désir d’être aimé, les pulsions sexuelles aussi.
Le texte loin de paraître univoque, au contraire tout à la fois fictionnel, philosophique et poétique, est dans l’ensemble porté haut par les comédiens, encore qu’à l’inverse des années précédentes la différence se fasse sentir entre professionnels et amateurs : si les critiques n’en font ordinairement pas mention, s’il est vrai qu’en dépit d’un ton par trop déclamatoire le jeune Sylvain, en charge du rôle principal, donne corps à un étonnant Sigismond, si l’acteur qui incarne le serviteur Clairon le fait à la façon parfaite d’un bouffon facétieux, il est des spectateurs qui au sortir du spectacle partageaient sur le jeu mon sentiment mitigé. La scénographie et la mise en scène tiennent, elles, de la féérie et du conte, ajoutant dans leur simple beauté au lyrisme du texte : empruntés au TNP de Villeurbanne, l’un au devant l’autre en quinconce à l’arrière du plateau, deux chevaux de bois ailés, monumentaux, se dressent et suffisent à suggérer un lieu, une époque, une société, sont propres à dire aussi le rêve, l’onirique désir d’envol et de liberté. Par ailleurs, mettre le lieu à profit semble être une constante des mises en scène bussenettes : les comédiens descendent volontiers dans la salle, ou en surgissent. Et l’ouverture des lourdes portes coulissantes se fera fort judicieusement au moment voulu, en deux temps, lorsqu’il s’agira de figurer des combats, que la belle Rosaura, héroïne de l’intrigue subsidiaire tissée en parallèle et en miroir, s’avancera sur son cheval de chair et d’os dans la verte clarté de la forêt vosgienne. Et l’on sort ébloui, méditant les ultimes paroles de Sigismond (dans la traduction de Denise Laroutis) :
« Si je me trompe,
Il suffit que je le rêve ;
Je n’ai pas appris autrement
Que tout le bonheur des hommes
Finit par passer, comme un rêve.
Aujourd’hui je veux profiter
Du bonheur, le temps qu’il me reste,
En demandant le pardon de
Nos fautes : pardonner, c’est le
Privilège des cœurs nobles.
Fort-de-France, le 26 août 2019
Photo Paul Chéneau