— par Janine Bailly —
La programmation du Prix Europe pour le Théâtre, qui s’est voulue éclectique, nous a menés aux deux extrémités du spectre, du plus classique au plus novateur, ce que l’on a pu constater après avoir vu le Richard II proposé par Peter Stein, et la performance Filth, du théâtre NO-99.
De Peter Stein, réalisateur berlinois qui en son temps a révolutionné la Schaubühne, je connaissais la réputation, et j’en attendais beaucoup, quand bien même un critique mauvais coucheur avait titré son article « Richard II, ou la fatigue du spectateur ». La représentation il est vrai s’étire sur trois heures coupées d’un bref entracte, et l’on put y voir maint spectateur dodeliner, s’ensommeiller, consulter sous cape son portable, tandis que les plus audacieux rassemblaient leurs affaires et prenaient subrepticement la fuite… Il est vrai aussi que cette pièce austère, qui traite presque exclusivement de la déposition d’un roi, huitième de la dynastie Plantagenêt, et de son remplacement, à la suite de manœuvres tortueuses, par son rival l’usurpateur — ce qui selon Shakespeare engendrera plus tard la Guerre des Deux-Roses — n’est pas la plus attrayante de son auteur. Donnée en italien, sous-titrée en anglais, elle m’est un peu restée étrangère, à moi qui ne parle pas davantage la langue de Shakespeare que celle de Dante.
Pourtant, si je n’ai pas fait partie des fugueurs, c’est que ce qui nous était donné à voir a retenu mon intérêt, et je fus, ainsi que l’aurait dit Giorgio Barberio Corsetti, « condamnée à la beauté ». Là est bien la force du théâtre, au-delà même des mots ! On peut regarder ce spectacle comme une juste représentation historique, la scène serait alors un livre ouvert, le rectangle blanc au sol figurant la feuille écrite, la paroi noire verticale aux deux-tiers du plateau figurant un pan de la couverture. Celle-ci par instants s’ouvrirait en son milieu, comme dans les anciens “livres en relief pour enfants”, et laisserait apparaître le trône du souverain entouré de ses courtisans. Les couleurs de l’ensemble évoquent quelque antique tapisserie, et l’on croit deviner la riche texture de costumes extrêmement soignés. Tout ici est pensé, les gestes, déplacements et attitudes des personnages comme la diction parfaite de chaque réplique. Certaines de ces compositions ne sont pas sans éveiller la réminiscence de tableaux peints par le Rembrandt de La ronde de nuit. L’originalité se niche dans le choix, pour incarner Richard II, de Maddalena Crippa, qui par sa silhouette légère et son élégance féminine donne au personnage une inattendue fragilité, en même temps que se conforte l’ambiguïté de la fonction royale.
Aux antipodes de ce classicisme affirmé, la performance NO43 de la compagnie estonienne NO-99 est une forme de théâtre inédite, troublante au point de générer chez certains un indicible malaise. Que l’on apprécie ou non, on ne sort pas indemne de ce spectacle, tant il distille une impression de violence, physique et mentale, tant il illustre la vilénie de l’être humain, son individualisme forcené, la brutalité de ses instincts et des rapports qu’il entretient avec ses semblables. « Toute la souillure et le mal dont l’homme est capable, en neuf personnages », dit un critique.
Enfermés dans une structure de plexiglas, qui par ailleurs protège le public d’éventuelles éclaboussures, trois filles et six garçons, dont on admirerait d’abord la beauté physique, vont pendant une heure trois quarts se battre et se débattre dans la boue épaisse qui recouvre le plateau en une couche grasse, la piétiner, s’y vautrer éperdument ou y être jetés par quelque comparse. Et bientôt cette boue brune macule les mollets, les jambes, puis tout le corps, elle devient projectile, on s’en enduit, on en couvre ceux qui s’approchent. Si au départ chacun agit seul dans son espace, les corps se frôlant et se repoussant, l’agressivité va crescendo, sur une bande-son qui alterne la douceur de la musique classique à la brutalité de la techno ; on s’en prend à celui qui est proche, on lui crache à la face, on l’arrose à coups de jets ou de seaux d’eau, et ce plus encore si c’est une femme, supposée être vulnérable. Et les visages perdant leur froide impassibilité, exprimeront tout ce mépris, toute cette négation de l’autre, si pareil à soi et pourtant ennemi ! Et la fureur ayant atteint son paroxysme, l’obscurité descend sur l’enclos, percée de la lueur douce de bougies qu’on allume.
Sexualité, sexisme, machisme, colère, mutisme et violence sont mimés sur scène, dans une gradation constante, et les gestes de tendresse, de consolation, ou de timide affection avortent au moment même où ils s’ébauchent. Noir et sans doute désespéré, presque sans mots, ce spectacle est pourtant porté par une grande énergie, et l’investissement des performeurs semble sans faille, comme si ce dynamisme venait contredire l’idée de la décadence du monde.
La compagnie NO-99, basée à Tallinn, entend démontrer la fugacité des choses, le caractère éphémère de la représentation théâtrale : elle se séparera lorsqu’elle aura produit son centième spectacle ; le compte à rebours est commencé puisqu’est en gestation le trente-septième opus !
Par Janine Bailly, Rome, le 18 décembre 2017