— Par Cloé Korman, Écrivaine —
Dans une tribune au « Monde », la romancière Cloé Korman estime qu’il est difficile d’attaquer cette expression dans la mesure elle reflète des préjudices qui existent déjà.
Tribune. Il existe des lieux aveugles, où on ne saura jamais exactement ce qui se passe. Les coups qui s’abattent, les préjugés qui ne se disent pas, les insultes qui s’échangent – la connaissance de ces choses-là, ensuite, ce sera parole contre parole. Ainsi de certains commissariats et gendarmeries d’où certaines personnes interpellées ne sortent pas vivantes. Ainsi de certains lieux à ciel ouvert où des contrôles d’identité infondés tournent mal et font également des victimes. Mais aussi de certains immeubles où l’on visite des appartements à vendre ou à louer, des bureaux où on passe des entretiens d’embauche, sans suite – tant de lieux où se jouent des moments cruciaux et où l’arbitraire peut régner sans contrôle. S’il y a des victimes, il faudra accepter que la preuve soit la parole, car sinon on oppose une violence supplémentaire aux victimes, celle de l’incrédulité. Etre capable de confiance dans un témoignage où il est question de vulnérabilités, de peurs et d’humiliations est une qualité au cœur de la démocratie.
Le 27 mai, le meurtre de George Floyd aux États-Unis est filmé en direct par une jeune femme, Darnella Fraser, qui, n’osant pas s’interposer devant les policiers armés, décide d’enregistrer la scène sur son téléphone. La croyance dans les faits, exceptionnellement, ne repose pas sur les mots des témoins, mais sur des images. C’est l’occasion d’une brèche dans la prise de connaissance mondiale des violences policières – mais pour croire ce qu’on avait sous les yeux et qui dépassait l’entendement, nous avions en mémoire tout ce qu’il y avait avant et qui étaient surtout des mots, des milliers de témoignages de lassitude et de désespoirs accumulés – et nous sommes entrés dans un moment historique.
Pourtant, la suite à donner à notre peine, à notre colère, dépend à nouveau du langage et de la confiance donnée dans la parole de chacun, à égalité. Parler sans crainte d’être moqué, dénigré, et recevoir la confiance de son auditoire – qui ne veut pas dire la crédulité mais, a minima, le préjugé favorable qui permet d’engager la discussion – est une chance, un atout, peut-être un de nos biens les plus précieux.
Certains diront : un privilège, voire le « privilège blanc ». Cette expression a été violemment critiquée pour son caractère belliqueux, pour la constitution d’une culpabilité là où ne se trouve que l’exercice d’un droit. Elle impose des affects honteux à ceux qui sont « privilégiés », alors que la lutte antiraciste implique la solidarité, la création de conditions pour dépasser ses habitudes sociales – ainsi aux Etats-Unis, en ce moment même, le slogan « End White Silence » (« Mettons fin au silence des Blancs ») est l’un des plus présents dans les manifestations. Enfin, je le critiquerais pour ma part à cause du terrain qu’il prend sur une vision économique de la société : « les privilégiés », c’est un mot pour désigner les riches, et il n’est pas question de perdre de vue cette structuration-là des rapports de force qui multiplient ou qui réduisent les possibles de nos existences.
Une expression utile
Disant cela, j’admets l’utilité de cette expression, car je n’admets pas que l’on gomme certaines réalités. Celle-ci nous vient des sciences sociales : le « privilège blanc » (« White privilege ») est une expression importée des Etats-Unis, popularisée par les militants des « civil rights », qui évoquaient alors le « White skin privilege », et conceptualisée par la féministe Peggy McIntosh dans un texte de 1989. Cela nous vient des Etats-Unis, et alors ? Le mouvement antiraciste qui se déploie en ce moment avec tant de force part aussi des Etats-Unis. En outre, l’histoire de l’oppression des Noirs aux Etats-Unis, le passé esclavagiste se nouent au XVIIe siècle en grande harmonie avec la France, qui fait de la traite un élément structurant de son essor économique.
Nous vivons l’histoire sociale et raciale en miroir depuis bien longtemps, avec les Etats-Unis. En traversant l’Atlantique, le mot « privilège » peut être mal pris dans le contexte français car nous avons fait 1789 et l’abolition des privilèges : le terme renvoie à une supériorité qui était institutionnalisée, légale. Mais nul ne prétend que le terme « privilège blanc » servirait à stigmatiser les personnes blanches parce qu’elles auraient des droits supérieurs par décision de l’Etat. Il désigne un fait social, il s’est sécularisé. A moins qu’on ne croie qu’« embastiller » veuille encore désigner le fait de séquestrer quelqu’un à la Bastille (à l’Opéra ?) ou que « couper des têtes » dans un conseil d’administration soit à ce point sanglant.
Le « privilège blanc » sert à nommer le groupe non discriminé à côté de ceux qui le sont. Ceux qui sont « avantagés », ceux qui connaissent le goût de la chance : cette idée que des choses heureuses ou normales arrivent par hasard, en dehors d’un effort considérable de la volonté, et sans trop se poser la question de plaire ou de déplaire. Car contrairement à ce que nous enseignent les manuels d’autoassistance, il n’y a pas toujours de bonheur à se sentir l’auteur de son succès, de sa progression dans la société – il y a de la colère, aussi, à devoir être en permanence sur ses gardes, à ne pas pouvoir laisser faire le destin.
J’ai des doutes sur les raisons d’attaquer l’expression « privilège blanc ». Cela rappelle de sombres hypocrisies sur le mot « race » qui, comme elle n’est pas censée exister d’un point de vue éthique, ne devrait pas exister comme mot, alors que le racisme existe en tant que violence. Cela rappelle d’autres débats récents sur l’émergence de certains vocables militants comme « racisés » ou « féminicides », accusés d’isoler des minorités, alors qu’ils ne font que rendre visibles, officiels, des préjudices qui existent déjà. Les mots ont un cheminement, une vitalité et une raison que connaissent le mieux ceux qui les emploient. Ne pas accepter certains mots peut aussi signifier ne pas vouloir entendre ceux qui les ont choisis, ceux qui les prononcent, pour parler de la réalité de ce qu’ils vivent. Et c’est précisément ce refus d’écouter, de croire, auquel il est temps de mettre fin.
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Cloé Korman est enseignante en Seine-Saint-Denis et romancière, autrice de Tu ressembles à une juive (Seuil, 108 pages, 12 euros).
Cloé Korman(Ecrivaine)
Source : LeMonde.fr