Le temps suspendu de Thuram
Une pièce de Véronique Kanor
Mise en scène et scénographie : Alain Timar,
Théâtre des Halles, du 5 au 27 juillet 2014
Répondant à une commande de L’ARCHIPEL dans le cadre de son projet autour des « Mythologies actuelles de la Guadeloupe », Véronique Kanor a écrit ce texte dramatique autour de l’histoire de Lilian Thuram, promu au statut de mythe depuis la coupe du monde de football de 1998. Dans le match de demi-finale contre la Croatie, Thuram accède au rang de héros national en marquant vaillamment deux buts⋅ Mais c’est surtout le geste de penseur qu’il fait pour marquer l’événement qui le fait entrer dans l’histoire⋅ La suite de sa carrière de star sera marquée par son engagement aux côtés des jeunes des cités, ce qui en fait une notable exception dans le monde du football.
Et c’est justement ce mythe que vient interroger Véronique Kanor. On sait en effet que Thuram est revenu au pays, en Guadeloupe, où il fait figure de « grand grec » sociologue du monde noir. Il est revenu pour être auprès des siens mais aussi pour inaugurer une école qui portera son nom. C’est donc bien autour du nom, de la réputation, de la voix publique que tourne la pièce.
L’argument est puissamment dramatique : un homme perdu, un raté du nom d’Eugène (ironie du baptême) réussit à Kidnapper Thuram sur le sol guadeloupéen. Dès lors on assiste à une confrontation sans merci en huis clos entre le « winner » ligoté et bâillonné et le « looser » qui exerce sur lui un pouvoir discrétionnaire. Le rapport s’est brutalement inversé, et c’est sur ce jeu de rapport de force que repose toute l’efficacité de la dramaturgie.
De cette confrontation, match d’un type nouveau auquel Thuram n’était pas préparé, va naître peu à peu chez Thuram le doute, à son corps défendant. Ce qui vacille c’est l’image de l’un et de l’autre. Un véritable questionnement se fait jour dans la douleur et dans l’enfermement, comme si la solitude et l’abandon à soi étaient les conditions nécessaires d’un retour sur soi. Dans ce duel dramatique entre Eugène, le looser, qui raconte sa vie d’homme piégé, la ruine de tous ses espoirs et Lilian qui se débat férocement contre la révélation de sa propre vérité, se dessine un retournement de situation et un échange entre les deux partenaires, qui peuvent réaliser une alliance. C’est la syndrome de Stockholm, qui sert à lever l’imposture.
Peu à peu Thuram se devine manipulé, victime d’une image qu’il a créée mais qui échappe à son contrôle dès lors qu’elle est amplifiée par les média. Son image se fissure progressivement et point alors la vérité d’un être humain dans toute son ordinaire médiocrité. C’est précisément la douloureuse révélation que chacun cherche à éviter, mais que l’enfermement impose.
Dans cet espace confiné, dans ce temps suspendu, la vérité des êtres surgit inexorablement. L’imposture de l’image n’est plus d’aucune utilité. Le jeu de la vidéo, par le truchement d’une émission , dont les extraits reviennent à intervalles réguliers pour scander l’action rend compte de cette étrangeté de l’image. L’image de Thuram produite par le media télévisuel devient même décalée, absurde voire comique.
La scénographie, qui distribue les jeux d’ombre dans le décor d’un débarras poussiéreux et la métaphore de la boîte, image de notre cerveau donne à voir physiquement l’enfermement dans lequel nous vivons tous, et les fameux « winners » encore plus que les autres. Enfermement dans des conceptions étroites et un langage stéréotypé, fabrication commode d’une image de soi à l’usage des autres, narcissisme imbécile. Dans ce duel entre « winner « et « looser », entre le kidnappeur et sa victime, le plus libre des deux n’est pas celui qu’on croît. Cette tension est rendue par des jeux rythmiques de lumière, la privation de lumière allant avec la privation de liberté, et par le jeu intensément dramatique des deux acteurs (Eugène : Dominik Bernard ; Thuram : Ricky Tribord). À la faveur de l’espace restreint de la chapelle des Halles, le spectateur est en prise directe sur les visages, l’éclairage fournit comme un insert sur les visages, l’expression de chacun marquant tour à tour l’espoir, la déception, le désespoir.
Remarquable spectacle , sous ses allures modeste, dans lequel Alain Timar poursuit son questionnement sur la question de la fraternité (cf. Ô vous, frères humains)
Avignon, le 09/07/2014
Michèle Bigot, correspondante de Madinin’Art dans l’hexagone.
Photo : Le temps suspendu de Thuram – Dominik Bernard et Ricky Tribor en répétition • ©Soylé