— Par Michèle Bigot —
Après avoir mis en scène La Trilogie du revoir en 2015 à l’ENSATT, A. Françon revient à Botho Strauss avec sa pièce la plus déconcertante : Le temps et la chambre. A. Françon avoue sa prédilection pour ces auteurs de langue allemande que sont Botho Strauss et Peter Handke. Cependant, avec Le temps et la chambre, l’entreprise relève de la gageure. C’est qu’on a affaire à un texte à l’agencement très paradoxal. On peut le qualifier de récit, à condition qu’on accepte de débarrasser le récit de toute intrigue et de toute linéarité. Il reste certes des personnages : deux hommes servent de centre à la première partie, Julius (Jacques Weber) et Olaf (Gilles Privat), tous deux âgés, complices dans leur scepticisme, qui observent le spectacle de la rue et assistent à l’irruption des passants qu’ils ont observés dans l’espace de leur chambre. Au centre de la seconde partie Marie Steuber, qu’on a déjà vue apparaître en première partie, entourée successivement d’hommes avec qui elle dialogue de façon plus ou moins orageuse. In fine , le spectateur pourra recomposer une histoire, qui lui aura été livrée à l’état de fragments, dans un montage kaléidoscopique. Au lieu d’être associés comme ils le sont dans un récit traditionnel, le temps et l’espace sont ici dissociés, plongeant le spectateur en plein désarroi. Botho Strauss puise davantage dans les recherches de la science contemporaine que dans la tradition narrative : ses sources d’inspiration sont la théorie du chaos et la physique quantique. Pas la peine de chercher ici un lien de causalité, ou une psychologie. Le texte met en lumière le rapport entre intérieur et extérieur, les conflits multiples entre personnages, les rencontres improbables, les fragments d’anecdotes. Il a ceci de très théâtral que les rencontres et les conflits y fourmillent.
Il ouvre même sur une certaine transcendance lorsqu’on entend parler cette imposante colonne qui divise l’espace de la chambre (voix d’Anouk Grimberg). La dimension onirique vient compliquer davantage l’édifice textuel et le rendre encore plus imperméable à une lecture simpliste. Nous voilà égarés dans le temps, et mal situés dans la chambre : plus que de l’inconfort, on ressent le mal-confort dont parle Camus. Comme on dit aujourd’hui, le spectateur (non moins que les personnages) ne sait plus où il habite !
Autant dire que la pièce exige du metteur en scène plus qu’une lecture : une interprétation, laquelle servira d’ancrage pour diriger le jeu des acteurs. Et ce principe herméneutique, pour A. Françon, c’est le comique. Il est vrai que certains passages relèvent de la farce ou du comique de mots le plus insolite. Cette force comique induit une rythmique spécifique, souvent trépidante, un jeu des acteurs très physique et parfois acrobatique. En un mot, le spectacle reprend ses droits, il fourmille d’événements tous plus paradoxaux les uns que les autres ; l’effet de surprise et d’absurde est garanti et les comédiens s’en donnent à cœur joie. Les spectateurs s’esclaffent beaucoup, tant et si bien qu’un soupçon s’empare de nous : on ne serait pas en train de nous vendre du Feydeau pour du Botho Strauss ? On concèdera au metteur en scène la liberté (et peut-être la nécessité) d’une interprétation, mais là, on se demande s’il n’y a pas quelque facilité ; en somme le comique tend à faire passer au second plan ce qu’il peut y avoir de subversif dans le propos. Il s’agit de ramener de l’inconnu au connu, voire au trivial. C’est dommage !
Il reste qu’on a affaire à du travail magistral : éclairage, scénographie, costume, voix, direction des acteurs, tout est impeccable ! Le langage théâtral est maîtrisé de part en part, tout est réglé comme une horloge, tout a été pensé, soupesé. Nulle place pour l’approximation ou l’improvisation ! Une stupéfiante machine parfaitement huilée, mais on en ressort en s’interrogeant sur sa nécessité profonde et sur la teneur du message (à supposer qu’il y en ait un).
Michèle Bigot
Le temps et la chambre
de Botho Stauss, M.E.S. Alain Françon
Théâtre de la Colline, Paris, 6/01>3/02 2017