Le « Tambour Parleur » : un siècle d’exil avant le retour triomphal en Côte d’Ivoire

— Par Sabrina Solar —
Après un exil de plus d’un siècle, le Djidji Ayokwé, surnommé le « Tambour Parleur », va enfin retrouver sa terre d’origine, la Côte d’Ivoire. Cet événement revêt une signification immense, non seulement pour la communauté ébriée, à laquelle cet objet sacré appartenait, mais aussi pour l’ensemble du continent africain. Il s’agit là d’un symbole de la restitution des biens culturels pillés lors de la colonisation, une première concrétisation de l’engagement pris par la France en 2017, sous la présidence d’Emmanuel Macron, pour retourner les œuvres d’art africaines volées au cours de la période coloniale. Le Djidji Ayokwé sera ainsi la première œuvre à bénéficier de la loi-cadre qui devrait faciliter la restitution des objets culturels pris durant cette époque sombre de l’histoire.

Un trésor sacré arraché par la colonisation

Le Djidji Ayokwé, un imposant tambour de 3,5 mètres de long sculpté dans un tronc d’iroko, n’est pas seulement une œuvre d’art. Il représente bien plus : un gardien de l’identité et des traditions du peuple ébrié, qui vivait sur les rives du Golfe de Guinée, dans la région d’Abidjan. Le tambour, décoré de motifs géométriques et surmonté d’une panthère stylisée prenant appui sur ses pattes arrière, n’était pas seulement utilisé pour rythmer les cérémonies, il jouait un rôle central dans la société ébriée. Ce tambour avait une fonction très précise : en frappant sa peau, il permettait de transmettre des messages sur de vastes distances, par un langage codé compris par quelques initiés. Dans une région où la distance géographique entre les villages était un obstacle majeur pour la communication rapide, ce tambour servait à rassembler les villageois en un temps record, en cas d’agression ou de menace imminente.

Mais le Djidji Ayokwé avait également une dimension spirituelle et judiciaire : il était vu comme un instrument sacré, porteur d’un esprit supérieur, agissant en quelque sorte comme un juge. Selon les témoignages recueillis par l’archéologue Fabrice Loba, lui-même membre de la communauté ébriée, « l’esprit présent dans le tambour était un juge, et lorsqu’un conflit opposait deux personnes, celui-ci se réglait devant lui ». Les mensonges et la malhonnêteté étaient impensables devant cet esprit vénéré, sous peine de conséquences graves, parfois fatales.

Cet instrument était donc bien plus qu’un objet fonctionnel ; il incarnait l’âme même du peuple ébrié. Mais en 1916, la brutalité coloniale allait frapper de plein fouet cette communauté, arrachée à la fois à sa terre et à ses croyances. C’est cette année-là que le tambour fut saisi par les autorités coloniales françaises, dans un contexte de répression et d’humiliation systématique des cultures africaines.

La confiscation : une histoire de pouvoir et de domination

L’histoire de la confiscation du Djidji Ayokwé reste floue et sujette à diverses interprétations, mais les faits sont clairs : le tambour a été pris de manière violente dans les années 1910, une époque marquée par une résistance croissante des populations locales aux tentatives de pacification par la France. Selon certaines sources, comme celles de l’ethnologue Henri Labouret, l’armée coloniale l’aurait confisqué en punition d’une rébellion des ébriés, qui refusaient de se soumettre à des tâches de travaux forcés, notamment dans la construction de routes. D’autres versions, relayées par le colonel Marc Simon, commandant du Cercle des Lagunes, dépeignent la saisie du tambour comme un « cadeau » fait par les Ébriés en signe de bonne volonté, un récit qui semble pour le moins suspect, eu égard aux circonstances violentes de l’époque.

Le Djidji Ayokwé fut donc expédié vers la France, où il fut d’abord exposé sans grande protection, dans le jardin du palais du gouverneur de la Côte d’Ivoire. Il est difficile de savoir avec certitude dans quelles conditions il vécut dans les premières années de sa captivité. Toutefois, une chose est certaine : loin des mains de ses gardiens spirituels, il ne bénéficiait pas de la vénération qui lui était due. Ce n’est qu’à partir de 1930, avec l’ouverture du Musée d’ethnographie du Trocadéro (qui deviendra plus tard le Musée du Quai Branly), que le tambour fut transféré dans les collections permanentes du musée. Mais cette « mise en valeur » ne faisait que déshumaniser l’objet, le réduisant à un simple artefact parmi d’autres, sans référence à son contexte culturel et spirituel.

La mémoire vive : un symbole didentité et de résistance

Pendant plus de 70 ans, le Djidji Ayokwé restera dans les réserves des musées français, figé dans le silence. En Côte d’Ivoire, l’absence du tambour se faisait ressentir profondément. Sa perte avait frappé le cœur même de la communauté ébriée, qui voyait en lui un pilier de son existence spirituelle et sociale. Pour les Ébriés, il ne s’agissait pas d’un simple objet d’art, mais de l’âme de la communauté, un gardien des traditions et des liens sociaux.

Les demandes de restitution du Djidji Ayokwé ont commencé à émerger dès les années 1950, mais les autorités coloniales et françaises n’ont jamais pris ces demandes au sérieux. Ce n’est qu’avec l’avènement des indépendances africaines, dans les années 1960, que la question du retour des objets d’art africains a commencé à être abordée. Toutefois, même à cette époque, la France se montrait réticente, convaincue que ces œuvres appartenaient désormais à l’histoire européenne. Ce n’est que dans les années 2010, avec la montée de la conscience postcoloniale et l’activation de la mémoire historique, que des demandes formelles et soutenues ont été adressées à l’État français pour le retour des objets culturels pris durant la colonisation.

En 2017, lors de son discours à l’université de Ouagadougou, Emmanuel Macron a pris un engagement fort : celui de restituer à l’Afrique les œuvres culturelles arrachées durant la colonisation. Cette déclaration, novatrice et sans précédent, a constitué un tournant dans la gestion des collections coloniales et a ouvert la voie à la restitution d’objets comme le Djidji Ayokwé.

Un retour imminent :le Tambour Parleur réintègre la Côte d’Ivoire

En octobre 2021, lors du Sommet Afrique-France de Montpellier, Emmanuel Macron a annoncé la restitution du Djidji Ayokwé, un acte symbolique qui marquait un tournant dans la politique de la France vis-à-vis du patrimoine culturel africain. La Côte d’Ivoire, par l’intermédiaire de ses autorités et sous l’impulsion du ministre de la Culture, a rapidement pris les devants pour organiser le retour du tambour. Dès 2019, le pays avait placé le Djidji Ayokwé en tête de la liste des objets qu’il souhaitait récupérer.

Cependant, la restitution du tambour n’a pas été un processus simple. En raison de la législation française qui rend les collections muséales inaliénables, une loi-cadre a dû être envisagée pour permettre un retour rapide des biens culturels, sans que cela ne nécessite un texte spécifique pour chaque objet. Le gouvernement français a ainsi opté pour une convention de dépôt, permettant à la Côte d’Ivoire de recevoir le tambour sans qu’il soit officiellement transféré de manière définitive. Cette démarche, bien qu’efficace à court terme, soulève des questions sur le processus juridique qui, à terme, devra aboutir à une loi définitive pour régler la restitution des autres objets africains.

Le Djidji Ayokwé sera accueilli à Abidjan dans le cadre d’une cérémonie solennelle. Il prendra place au Musée des Civilisations de Côte d’Ivoire, un établissement qui a déjà entrepris des travaux pour l’accueillir dans des conditions appropriées. Son arrivée marquera une étape majeure dans le processus de réparation et de réconciliation entre la France et ses anciennes colonies, mais aussi un acte symbolique de réappropriation culturelle pour la Côte d’Ivoire. Le tambour parleur ne sera pas simplement exposé comme un artefact, mais sera célébré comme un esprit sacré, un pilier de l’identité ébriée, un témoin de la résistance du peuple africain face à l’occupation coloniale.

Un symbole du retour de la mémoire

Le retour du Djidji Ayokwé s’inscrit dans un contexte plus large de reconnaissance du patrimoine africain et de l’impact du colonialisme sur les sociétés africaines. Il témoigne d’un changement de paradigme dans la façon dont les anciennes puissances coloniales considèrent leur rôle vis-à-vis du patrimoine culturel des pays qu’elles ont autrefois occupés. Plus qu’un simple
retour d’objet, c’est une question de justice historique, un acte qui vise à réparer les torts du passé et à restaurer la dignité des peuples africains. Pour les Ébriés et la Côte d’Ivoire, le Djidji Ayokwé est un symbole de cette mémoire vive qui résiste et qui, aujourd’hui, revient enfin chez elle.

Ce retour ne marque cependant pas la fin du combat pour la restitution des objets culturels. D’autres pièces précieuses, dispersées dans les musées du monde entier, attendent toujours d’être rendues à leurs communautés d’origine. Mais la restitution du tambour parleur est une étape fondamentale, un espoir pour l’avenir. Le Djidji Ayokwé, tel un ancêtre bienveillant, retournera enfin à ses racines, prêt à raconter son histoire aux générations futures, à ceux qui sauront entendre la parole qu’il délivre à travers ses tambours.