— Par Fernand Tiburce Fortuné —
D. poussa un long soupir à la fin de l’émission télévisée et appuya sur le bouton d’arrêt. Il n’avait pas du tout été étonné de la facilité avec laquelle G. avait défendu le projet sur les libertés et la sécurité de l’individu ou de la Collectivité.
Il connaissait bien G. et il l’exécrait. Brillant partout, habile, trop cultivé, répondant à tout avec aisance, G. avait été major de la promotion. Il émettait toujours son opinion avec plein d’assurance et avait largement dominé l’ensemble de ses camarades. D. se souvenait avec amertume qu’il n’avait jamais pu exprimer librement une idée jusqu’au bout. G. la tournait aussitôt en dérision, ou la reprenant quelque temps plus tard à son compte, il l’amplifiait et lui donnait alors toutes les caractéristiques de l’idée fondamentale.
Il alla s’allonger sur le lit proche et se mit à réfléchir intensément à l’émission. G. avait certes été une fois de plus excellent à sa façon, mais il fallait aller au-delà des idées éculées et vieillottes. La thèse sur la sécurité contre la liberté qu’il proposait n’était pas complète, était peu satisfaisante. Aurait-il pu, lui D., parler au nom du Gouvernement ce soir à la télévision qu’il aurait alors énoncé le seul choix possible : « Le système pavillonnaire ». C’était là une idée qu’il caressait depuis peu, son enfant.
Il se réjouissait, à l’abri des critiques et du sourire indulgent de G. de pouvoir enfin développer une idée sienne qu’il porterait à un haut niveau d’élaboration, au service de la seule cause qui vaille : la liberté. Le point de départ en était simple : seul l’individu est libre. Il fallait supprimer les immeubles collectifs, la vie associative pour isoler les hommes, développer le narcissisme et l’égoïsme, tout en flattant quand même l’orgueil national pour les cas d’urgence. Cette nouvelle politique serait une arme contre le chômage et un aiguillon pour l’intelligence et l’esprit de sacrifice.
En effet, la démolition de tous les immeubles collectifs et autres grands ensembles, la reconstruction simultanée de pavillons individuels procureraient du travail à trois générations au moins. Les appels pressants faits à la raison avide de liberté vraie, trouveraient aussi le chemin des cœurs.
Enfin, se disait-il, le Peuple placé devant le bon choix !
Il entrevoyait déjà les fourmilières humaines unies, travaillant à la construction hardie de la liberté pour chacun. Quelque chose en lui cria : « Le système pavillonnaire, ciment de la nation, seul porteur d’unité vraie ».
Il imaginait un Peuple heureux. A chacun son pavillon, son jardin, sa télé, son silence. Des instructions particulières seraient données à la radio et à la télévision pour la prise en charge par chacun de la nouvelle devise nationale : »Mon-Ton-Son. Ma-Ta-Sa ». Exclure à tout prix du langage : « Nos-Vos- Leurs », pour leur sens collectif et leur consonance équivoque. Il était là, content, tranquille dans le silence de sa chambre. L’avenir, il en sera le maître.
D. était en extase. L’Idée enflait, prenait forme, se précisait et donnait déjà naissance aux fragments de la doctrine. Aux systèmes collectivistes, aux univers concentrationnaires, aux goulags, à la société libérale hypocrite qui sécrétait des individus à deux faces et avides de pouvoir comme G., il opposerait « Le régime pavillonnaire pour l’homme intégral ».
Bien sûr, des difficultés pourraient surgir. Il y a toujours des empêcheurs de tourner en rond, des ennemis jurés de la liberté. Mais la force de l’Idée, le parfum de sécurité dans l’air, la terre promise, tout cela ensemble devrait entraîner les hésitants dans le sillage bouillonnant des convaincus. La mise en pratique de l’Idée serait un devoir moral et politique du citoyen nouveau : on y veillerait avec soin : « Impossible d’y échapper en réalité. L’Idée te happe, t’entraîne, te rehausse, te donne le goût de vivre et d’agir. Elle te donne aussi le sentiment de ton unicité, de ton originalité. Elle te plonge dans le bonheur de la solitude. Vaincre le collectif, voici ton but ».
C’est là le discours qu’il tiendrait. Et finis alors les débats nauséabonds, ordinaires et faciles sur la liberté, comme tout à l’heure à la télévision. La liberté individuelle sera le bien de chacun, pas à conquérir. On n’aurait même plus besoin d’en parler, de la nommer. Plus de souci à se faire. Plus la peine de se poser la sempiternelle question de savoir ce qu’elle est et ce qu’elle n’est pas. Et en même temps la sécurité de chacun est assurée, car la liberté pavillonnaire, c’est la solitude, c’est l’état de non-communication, de non-discussion puisque la liberté est. On ne se battra plus pour elle. Le repli sur soi-même comme expression suprême de la liberté et garant de la sécurité.
D. rayonnait maintenant de satisfaction. L’Idée était bien ronde. Il la tenait bien dans sa tête, la réchauffait tendrement. Il pensait : quelle grandeur, quelle renommée, quel retentissement historique pour un Peuple qui accoucherait de l’Idée pavillonnaire dans un immense sacrifice pour le plus grand bénéfice de l’humanité ! Bien entendu, se confiait–il, le Système Pavillonnaire serait vendu, exporté. Du Monde entier on viendrait en faire l’étude et louer ses bienfaits. Des militants pavillonnistes iraient de par le Monde planter le pavillon de la liberté. Et quel effet bénéfique pour la balance des paiements et la haute tenue de la monnaie nationale.
D. exultait de joie à penser ainsi à tout, à chaque détail, à chacune des conséquences de la mise en œuvre de l’Idée. Il jubilait même. Enfin, à sa vraie place, il coordonnerait toutes les actions et passerait son temps à expliquer, convaincre et bâtir. Il prévoyait ainsi son glorieux futur:
G. sous ses ordres, appliquerait ses décisions.
G. serait pris en mains par le système qui le rendrait libre en lui imposant le non-échange.
G. en souffrirait, lui, l’insolent, le tyran ! Chacun son tour : « Je ne le connais que trop bien…Si on le laissait faire, il dominerait le Monde entier ».
Soudain, il frissonna et tout s’assombrit.
L’Idée l’avait envahi, lui martelait la tête, donnait de grands coups dans son cœur affolé. Elle le dominait, l’étouffait, l’écrasait. Il en avait peur maintenant. Elle était en réalité trop belle, trop généreuse, trop déterminante, trop décisive. Les autres ne pourraient pas s’en servir : ils la détourneraient. Crime suprême que le détournement de l’Idée !
Son affolement était tel qu’il craignit vraiment que sa réflexion intérieure sur l’Idée n’ait été entendue, voire captée par quelque cerveau sur la même longueur d’onde.
Il eut soudainement peur, très peur même d’un voleur de l’Idée et hurla en lui-même : « Pouvoir l’enfouir au plus profond de moi, ou alors l’extirper, lui tordre le cou, l’enterrer, la brûler, la noyer ou encore la fuir, lui échapper ! ».
On frappa à la porte.
D. fut aussitôt soulagé et retrouva son calme. L’angoisse disparut. Il ouvrit à deux hommes en gris. L’un d’eux lui remit une lettre qu’il lut sans surprise :
« Mon cher,
J’ai découvert à l’instant l’Idée fondamentale à laquelle seul toi aurais pu penser. Elle donne le moyen de surveiller chaque pensée et chaque individu, voire de contrôler les rêves et bloquer l’imaginaire. Elle permet de diviser presque à l’infini les risques politiques et sociaux en isolant au maximum chaque liberté. Ainsi, j’étends mon pouvoir. A partir de ce jour, le pavillon n° 2 t’est attribué. Adieu !
Pour le Système pavillonnaire,
Signé G.
Chartres – Avril 1980
(paru dans la revue martiniquaise CARBET – « La caraïbe des nouvelles » – 3eme trimestre 1988)