Le Surmoi poétique d’Aimé Césaire

— Par Guillaume SURENA —

 

 

Aimé CÉSAIRE est l’homme public le plus important de l’histoire du 20e siècle martiniquais : il réalise à la fois l’aspiration profonde du peuple à l’assimilation et installe en son sein le ferment contraire, l’anti-assimilationnisme, le sentiment national martiniquais. Son influence dépasse la Martinique; sa démarche a aussi contribué’ à la prise de conscience nationale en Guadeloupe et en Guyane.

 

La cohabitation dans l’esprit public de ces deux tendances correspond a une potentialité de la vie psychique : le clivage.

 

C’est Sigmund FREUD, l’un des plus grand novateur scientifique de tous les temps, avec GALLILEE et DARWIN, qui, à la fin de sa vie, en 1938, a théorise’ ce fait clinique passionnant déjà repéré depuis les débuts de l’aventure psychanalytique : le Moi, au lieu de refouler purement et simplement comme sa faiblesse le poussait à le faire jusqu ‘alors va se cliver pour à la fois reconnaître la réalité désagréable et la nier. Un tel Moi capable de cette double opération simultanément est un Moi fort, qu’il faut bien appeler Surmoi, Uber-Ich… en allemand.

 

Cette époque de la transformation du Moi en Surmoi correspond à l’apogée du complexe d’OEdipe et à son déclin. La différence anatomique des sexes va structurer définitivement la vie psychique. Cette absence de sexe viril chez la mère renvoie le Moi à une angoisse de castration qui n’est pas la peur d’être châtré. Cette angoisse est la conséquence de l’impossibilité de la castration réelle, étant entendu que l’excitation sexuelle est source de déplaisir et que le plaisir consiste à s’en débarrasser. La permanence de cette excitation sexuelle est source de ce qu’on nomme masochisme féminin qui par ailleurs, protège le Moi de la mise en acte de la tentation à l’automutilation pénienne. C’est une poussée traumatique qui sera, de mon point de vue , a l’origine du sentiment d’Espace qui est depuis Kant, une des deux dimensions à priori de l’esprit humain.

 

Afin d’échapper à cette souffrance le Moi fort va chercher à sublimer l’excitation sexuelle en destructivité, qui est avant tout auto-destructivité. L’inertie de la pulsion sexuelle limite la portée pratique de cette tendance qui, de mon de vue, n’est pas la pulsion de la mort. Cette dernière est un concept (et non une chose) dont la portée théorique est complexe et n’a rien à voir avec les d’ébats théologiques sur son existence ou sa non existence.

 

Le clivage du Moi devient donc nécessaire et une partie clivée du Moi régresse. Le passé de la prime enfance qui avait succombé naturellement au refoulement revient et sera utilisé par cette partie du Moi contre l’autre toujours aux prises avec l’excitation sexuelle. La destructivité, liée à la sublimation partielle de la pulsion sexuelle, sera tournée contre l’objet (personne, animal ou chose) avec lequel la partie régressée du Moi va s’identifier pour nier la réalité de la différence anatomique des sexes. L’objet présent sera interprété ou ré-interprété en fonction de ce passé infantile : le présent se transforme en passé.

 

Ce mouvement de retour du refoulé est à la source du masochisme moral qui devient le gardien de la vie, en détournant la destructivité de soi vers le monde extérieur. Ce mouvement est une autre tendance traumatique qui sera, de mon point de vue, à l’origine du sentiment du temps qui est, depuis KANT, l’autre dimension à priori de l’esprit humain.

 

Cette époque de grande transformation du psychisme s’accompagne d’une non moins grande transformation verbale: le Moi va remettre en cause l’apprentissage subi du langage pour créer le sien propre et s’autonomiser verbalement. C’est cette activité que reprend et recommence, depuis toujours, le poète.

 

L’existence conflictuelle des deux grandes tendances dans la vie psychique sera à l’origine des basses et grandes œuvres de l’homme.

 

La force du Surmoi ne supprime pas sa faiblesse face aux pulsions sexuelles. La force est en fait aussi sa fragilité première.

 

L’œuvre d’Aimé CESAIRE n’a pas attendu ces considérations théoriques pour être confrontée aux rigueurs de l’espace et aux abîmes du temps, les temps passés tout comme ceux à venir.

 

Le Moi poétique, chez CESAIRE est puissant; ne définit-il pas la poésie comme lieu de force : « la poésie comme un volcan qui émerge du chaos primitif, c’est notre lieu de force » (La poésie)

 

Très tôt CESAIRE s’est donné pour but avec la démarche poétique de s’installer.

 

 

« au coeur vivant de moi-même et du monde »,

 

 

en dénonçant l’

 

« Espace vent de foi menti

 

Espace faux orgueil planétaire »,

 

(in corps perdu)

 

 

de la colonisation

 

CESAIRE n’a eu de cesse de dresser dans la douleur du face ‘à face avec cette

 

«foule qui ne sait pas faire foule

 

cette foule … à l’animalité subitement grave d’une paysanne,

 

urinant debout, les jambes écartées, roides. »

 

(in cahier…)

 

 

le « cadastre » (pour reprendre le titre d’un recueil) de la grande fosse, de cette lagune, de cette mangrove, cette mare de sang, de

 

« ce pays sans cartes dont la décomposition périphérique aura

 

épargnée je présume l’indubitable corps ou coeur sidéral ».

 

(in Moi Laminaire)

 

Toujours CESAIRE affirme dans le même mouvement sa préférence pour le temps,

 

« la pression … L’historique

 

agrandit démesurément mes maux

 

même si elle rend somptueux certains de mes mots »,

 

(in Moi Laminaire)

 

 

car le temps est

 

« claie sans venaison qui m’appelle

 

intègre

 

natal

 

solennel ».

 

(in corps perdu)

 

 

Dans ma démarche, je me situe à l’opposé de la psychanalyse bachelardienne qui est largement influencée par l’œuvre de Carl Gustav Jung. Je sais l’importance de Bachelard dans la critique littéraire contemporaine. Mais cette méthode ne me convainc pas, pas plus que toutes les théories post-freudiennes qui donnent la primauté à l’environnement extérieur.

 

Au lieu de partir d’un ensemble de symboles communs à toute l’humanité, le fameux Inconscient collectif, le Symbolique selon certains, pour saisir la psychisme individuel de l’auteur, je pars du Moi inconscient individuel et de la problématique personnelle du poète pour saisir sa contribution au langage qui traverse l’ensemble d’un fond culturel commun à l’humanité.

 

Car dit CESAIRE

 

« le poète … cherche et reçoit dans le déclenchement soudain des cataclysmes intérieurs le mot de passe de la connivence et de la puissance » (in Tropiques).

 

Je retiens la quête de puissance

 

Nous commençons donc par le commencement

 

 

 

 

 

-I- MARTINSKA … pays natal

 

 

« Cahier d’un retour au pays natal », le poème le plus connu d’Aimé CESAIRE et qui aurait suffi pour le faire figurer dans le cercle très fermé des très grands poètes, ne se contente pas de dire et de remettre en cause le monde abject du colonialisme.

 

Il nous apprend les conditions psychiques qui permirent à l’auteur de survivre.

 

Nous savons que le poème n’a pas été écrit à la Martinique mais en Europe. Toute vérification faite, il semble bien que la Croatie soit le lieu géographique où se fit le déclic. Voici le jeune CESAIRE, en vacances chez son ami Petar GUBERINA, devant une de ces dizaines petites îles de la mer adriatique, plus précisément au large de Sébenick ; elle s’appelle MARTINSKA en langue croate, c’est-à-dire Martinique. Je l’imagine, « au bout du petit matin » scrutant les contours de cet îlot qui l’instant d’une hallucination, devient son pays natal, surgissant des flots.

 

J’imagine aussi la nostalgie qui reprend ses droits pour rappeler que le vrai pays natal est loin,

 

« loin de la mer de palais qui déferle sous la syzygie suppurante des

 

ampoules, merveilleusement couché le corps de mon pays dans le

 

désespoir de mes bras, ses os ébranlés et, dans ses veines, le sang qui

 

hésite comme la goutte de lait végétal

 

à la pointe blessée du bulbe ». (cahier)

 

 

Et je l’imagine à nouveau, happé par l’hallucination, « au bout du petit matin », se reconstruisant lentement en récapitulant ce qui l’assaille.

 

L’incipit du « cahier… » n’est donc pas une formule gratuite. Le critique sénégalais Alioune DIANE (L’incipit du cahier DIANE Alioune in Ethiopiques n° 63, 1999) attire notre attention sur le fait que

 

« Au bout du petit matin », mots laissant vivre en nous la trace de la fulgurance de l’étincelle poétique, … présente une idée de fin et de commencement ».

 

Pour moi, cet incipit est le lieu stratégique ou se situe CESAIRE, l’endroit où il parle, où il parle à lui-même, où il règle « leur comptes à quelques fantasmes et à quelques fantômes » ( in Moi Laminaire) et qui n’est pas l’endroit dont il parle.

 

Ce lieu est l’Europe où il est étranger. Il est radicalement étranger dans ce pays des slaves du sud, il est étranger dans cette gare Saint Lazare, même noir de monde dans tous les sens du mot, il est étranger dans cette intimidante École Normale, il est totalement étranger dans ce Paris des antillais noceurs et qui se définissent eux-mêmes, avant tout créoles-et surtout pas africains. Il est étranger fondamental, seul « avec son corps » comme on dit en créole. Je l’imagine à la façon du tout petit garçon, seul dans son narcissisme, seul dans sa fragilité virile.

 

Toute la question revient à se demander : comment écrit-on l’œuvre poétique la plus implacable, jamais écrite par un noir ou plus largement par un non européen, l’œuvre poétique la plus irrécupérable jamais produite depuis la révolution poétique, au point où l’expert littéraire hors pair, Jean Paul SARTRE, y a reconnu le couronnement de cette révolution du langage, avec la nostalgie d’un passé personnel et familial ?

 

Je crois pouvoir ouvrir une des pistes à l’explication en m’appuyant sur mes conceptions théoriques, mais surtout sur l’œuvre poétique elle-même.

 

Il est certain que la recherche poétique d’Aimé CESAIRE a commencé bien avant d’aller en Croatie. Sa quête d’une forme spécifique, d’un langage personnel à l’intérieur même de la langue française avait déjà connu des progrès significatifs, soutenu en cela par Léon Gontrand DAMAS et Léopold Sedar SENGHOR.

 

Mais jusque là, il lui manquait cette « étrange étrangeté » d’être face à quelque chose de connu, d’intime, de familier, face à soi même, c est-à-dire à ce pays dont

 

« le limon entre dans la composition de ma chair » (in cahier)

 

A partir de là, le vase des émotions et des souvenirs déborde au moment où l’on s’attend le moins. J’imagine des centaines de sons à la seconde, des flots d’images, des ressentis kinesthésiques, des rêves, des récits hachés. Rien de général, mais des affaires très personnelles, des relations familiales, des désirs inavoués et inavouables, des empêchements honteux, des courages dégonflés à la première épine, d’enfantines visions des choses.

 

J’imagine, grâce au contre-transfert, le réveil brutal, « au bout du petit matin », pour échapper à cette

 

« Escouade des sans noms

 

ceux là travaillent dans le furtif le soir la soie

 

lapant souriant l’évidence d’une chaleur – leur proie »

 

(in Moi Laminaire)

 

La souffrance liée au retour en force des souvenirs personnels est un échec du refoulement, de l’effort de faire place nette, de liquider, d’effacer un passé d’où ne surgit aucune grandeur, à la différence de SENGHOR.

 

C’est cette irruption qui est à l’origine de la grave dépression qui accompagne l’écriture de l’œuvre. Dépression qui aurait pu être fatale. C’est SENGHOR qui nous le rappelle de façon pudique mais certaine

 

« Le cahier d’un retour au pays natal » d’Aimé CESAIRE fut une

 

parturition dans la souffrance. Il s’en fallut de peu que la mère y

 

laissât sa vie, je veux dire la raison ». (Ethiopiques)

 

Une activité de résistance inconsciente à cette régression s’est développée pour éviter à CESAIRE d’être submergé par les vagues du passé et lui permettre de ne pas perdre pied dans la réalité.

 

Comment fait il ?

 

Le Moi fort du poète va se cliver. Il sait intuitivement la vanité de sa négation de l’excitation et il connaît les dangers liés à cette dernière. Il régresse : au lieu de refuser l’accès au passé, il l’acceptera pour mieux s’en familiariser, pour lui permettre d’atteindre la conscience qui se chargera d’en faire la critique à la fois tendre et cruelle, parfois ironique, toujours sans concession.

 

Cette activité critique prend appui sur la résistance inconsciente de la partie du Moi aux prises avec la sexualité.

 

C’est l’apparition du mot « Martinska » en association avec celui de Martinique qui permet au Surmoi de transformer le flot des souvenirs individuels de l’enfance en réflexion sur l’histoire de la Martinique et plus tard sur tout ce qui prendra sa place : le passé et le présent du monde noir en général, le monde actuel dans sa totalité et bien sur les mots qui sont « choses » pour le poète. J’ajoute que le mot est aussi corps.

 

Écoutons ce que CESAIRE dit lui-même sur sa façon de procéder:

 

« Il y a longtemps que j’ai dressé la carte des subterfuges

 

Mais il ne sait pas qu’au moment du répit

 

Le sortant de ma poitrine j’en ferai un collier

 

de fleurs voraces » ( in Moi Laminaire)

 

 

Le sens du mouvement est bien celui-ci : de la « carte des subterfuges » du monde intérieur vers

 

« la carte du monde faite à mon usage… à la géométrie de mon sang répandu »

 

(in cahier)

 

en traversant les portulans des îles et tous les débarcadères du crime de lèse-humanité.

 

Ce passage de soi vers l’extérieur n’épuise pas le monde de monstres qui menacent l’équilibre boiteux que nous construisons pour supporter notre destin et assumer ce que les hindous appellent notre Dharma. C’est pour cela que l’activité poétique est infinie chez celui qui a adopté cette solution pour obtenir ce que Holderlin a nommé, parlant de l’art, « la représentation la plus authentique soi ».

 

Nous pouvons trouver cette élaboration à l’œuvre dans tous les poèmes. Continuons avec « Samba ».

 

 

-II- L’ANSE

 

Le travail psychique qui permet de passer de la souffrance du retour des souvenirs de la prime enfance au drame collectif se poursuit toute la vie. C’est ainsi que dans le poème « Samba » du recueil « Soleil cou coupé », le mot « anse » va servir de point d’appui au poète pour ne pas sombrer face à la violence des réminiscences.

 

L’ «anse» fait penser à une commune du littoral de la Martinique ou des petites antilles. Puisque le Lorrain est un village où vécut une part importante de la famille de l’auteur et que celui-ci y a séjourné dans l’enfance et l’adolescence, et que ce lieu s’appelait la « Grande Anse » on peut croire que c’est de cette plage dont parle CÉSAIRE.

 

La partie régressée du Moi identifie le contenu du retour du refoulé avec cette anse dont les formes sont transformées en seins maternels que l’enfant a convoité avec violence

 

« les fauves boiraient aux fontaines »

 

« fontaines » étant une métaphore des seins.

 

Le SURMOI poétique ne se laisse pas engloutir par ces seins de la prime enfance. Il va chevaucher « le long du jour » comme

 

« les norias avec dans les godets le parfum des bruits les plus neufs

 

dont se grise la terre dans ses plis infernaux ».

 

Ceci nous donne toute une histoire géologique de la constitution de cette anse : l’agglutination des « cloches d’hibiscus », d’« huîtres perlières » de « pistes brouillées qui forment une mangrove » de « soleil en réserve dans les lézards de la sierra », d’ « iode », et de « nacre »

 

La résistance permet de subordonner cette récapitulation aux préoccupations présentes : comment devenir une nation ?

 

La question nationale est déjà à posée, certes non résolue, dans son esprit.

 

Tout un mouvement d’élévation qui part du plus bas dans il échelle géologique va aboutir «dans nos têtes »

 

« … dans nos têtes

 

Les patries de terre violente

 

Tendraient comme un doigt aux oiseaux l’allure sans secousse des

 

hauts mélèzes ».

 

 

I.I.I. NEGRE

 

Dans le recueil « Corps perdu », nous sommes face à ce même processus. Les mots de connivence qui ont permis à l’auteur de refaire le passage des profondeurs inconfortables vers la lumière de la nuit étoilée s’impose à moi:

 

« Nègre » dans Mot

 

« désastre » dans Elégie

 

« Coupeur de cannes » dans De forlonge

 

« Iles » dans Corps perdu

 

« fleuves » dans Ton portrait

 

« temps » dans Sommation

 

« serpent » dans Naissances

 

«pamplemousse » (qui a disparu dans les autres éditions) ou

 

« le fruit coupé » dans « Dit d’errance »

 

 

Je ne parlerai -pas de tous ces textes. J’ai choisi deux poèmes « Mot » et « Dit d’errance ».

 

Le mot nègre

 

Dans ce superbe « Corps perdu », le ton est donné dès le premier poème « Mot ».

 

Le Moi chez CESAIRE n’est pas l’abstraction de la philosophie cartésienne qui s’appelle le « Sujet », cette fameuse substance distincte du corps. Le Moi est le Moi Corps; son essence est le nègre concret. Affirmation nègre -qui répond à sa non reconnaissance par le reste- de l’humanité et singulièrement par les «vainqueurs omniscients et naïfs. »

 

Certes depuis le magistral aveuglement du Grand Hegel niant que l’histoire ait pu fréquenté l’Afrique, l’avant-garde artistique avait succombé, foudroyé par la force de l’art et de l’esprit nègres. Une minorité, mais une minorité qui à elle seule vaut toute une civilisation. Elle a eu l’audace de reconnaître, contre l’esprit de son temps, la dette du reste l’humanité devant ces expressions sublimes de l’Afrique, qui allaient bouleverser à tout jamais l’art en Occident. Il n’est pas étonnant de voir ce recueil illustré par Picasso, l’un des esprits novateurs les plus libres de tous les temps. Je ne ressens pas cette collaboration comme une faveur accordée par un grand homme à un jeune colonisé, encore inconnu pour le pousser en avant.

 

Je la ressens comme la rencontre inévitable de deux hommes qui « s’investissent avant même de se percevoir » à « Corps perdu » dans l’humaine aventure de transformation des données immédiates de la matière, chacun avec ses moyens, couleurs pour Picasso, mots pour CÉSAIRE.

 

Quand ce poème paraît en 1949, toute la bonne société martiniquaise niait avec violence tout lien avec la nègrerie. Vivre avec cette violence depuis son enfance marque une existence.

 

Son histoire personnelle depuis la prime enfance l’avait confronté à l’obligation de prouver sa capacité à être une personne humaine, en étant aussi intelligent et instruit qu’un blanc, comme le

 

« commis de la seconde classe en attendant mieux avec la possibilité

 

de monter plus haut » (in cahier)

 

Ce que cette situation lui a demandé empiriquement en compromis, en mutilation, nous le saurons pas directement puisqu’il a répondu à la violence du ressouvenir par le poème.

 

Nous pouvons seulement l’imaginer pour l’avoir vécu à un degré moindre en utilisant des passages du poème : être noir c’est être mauvais,

 

« pire que le curare le plus amer »

 

sale comme la merde, laid comme

 

« tout pouacre de parasites »

 

faibles à la manière

 

« des mères qui crient

 

d’enfants qui pleurent »

 

Pour échapper à ce passé infantile démoralisant le poète se saisit du mot « nègre », tel un instrument et le fait vibrer avant toute chose. Ce qui importe, ce n’est pas la sonorité externe du mot, mais sa vibration interne qui doit atteindre le gosier et traverser jusqu’à « Ignivome » sa bouche. Il investit le mot nègre pour le purger de tous les qualificatifs négatifs de l’expérience coloniale. A la différence de Mallarmé du «Coup de dé » qui ne saisit le sens que dans une constellation de mots, CESAIRE se confronte au mot nègre,

 

« hors toute constellation »

 

afin d’ouvrir la voie

 

« des libertés incrédules »

 

Le procédé psychologique nous est fourni de la façon la plus nette et claire au début du poème :

 

« Parmi moi

 

de moi-même

 

à moi-même » :

 

La confrontation des parties clivées du SURMOI.

 

 

-V- Dit d’errance … ou sortie d’enfance

 

Le mot sur lequel l’auteur prend appui pour abattre

 

« les arbres du paradis »

 

est « pamplemousse » qui a disparu dans l’édition finale, c ‘ est

 

« … le fruit coupé de la lune »

 

D’emblée la question du morcellement du Moi est posée : ce qui est déchiré dans le Moi se déchire à nouveau et ce qui est déchiré se reflète déchiré dans le Moi ou (et) ce qui est mutilé dans Moi se mutile à nouveau et ce qui est mutilé se reflète mutilé dans le Moi. Tout dépend de la ponctuation.

 

Pour supporter la tension du Moi poétique tout puissant, une de ses parties va régresser

 

« Et pourtant que te reste-t-il du temps ancien »

 

Certes

 

« à peine peut être certain sens »

 

mais rien de bien apaisant, au contraire

 

« tout est du tout déchu

 

les paroles les visages les songes

 

l’air lui-même s’est envenimé»

 

A partir de là, appui pris sur le mot « pamplemousse » ou le mot «fruit », le SURMOI poétique va se livrer à une vaste déconstruction et reconstruction de la réalité.

 

La régression orale

 

« le jour avait un goût d’enfance

 

de chose profonde de muqueuse »

 

va déclencher une histoire de démembrement

 

« Elle pièce par morceau

 

… son dépecé

 

et les quatorze morceaux

 

s’assirent triomphants dans les rayons du soir »

 

 

A cette histoire va succéder celle du remembrement de l’île par la transmutation de la régression anale.

 

« Corps souillé d’ordure savamment mué »

 

Le corps féminin, qui est île, est redevenu puissant

 

« Corps féminin île retournée

 

Corps féminin bien nolisé

 

Corps féminin écume né

 

Corps féminin île retrouvée

 

Corps féminin marche de palmier »

 

Le SURMOI retrouve sa force, sa confiance en lui-même

 

« mon soleil est celui que toujours on attend »

 

Toute cette « nigromancie » fait partie des armes miraculeuses de la poésie.

 

Ainsi la parole libre du poète peut se déployer: « dit d’errance »

 

 

-V- CONCLUSION

 

« La faiblesse de beaucoup d’hommes est qu’ils ne savent pas devenir ni une pierre, ni un arbre » dit CÉSAIRE.

 

Je dirai plutôt que notre faiblesse réside dans le fait de ne pas savoir que nous sommes devenus pierre, arbre, animal, personne autre. Nous devenons tout cela très tôt dans notre existence, sans que notre conscience s’en aperçoive et nous y restons fixés bien plus longtemps que souhaitable.

 

Ce sont ces identifications inconscientes qui nous attachent à telle ou telle géographie, à tel ou tel paysage, à tel ou tel récit, à telle ou telle mer , à tel ou tel cours d eau, à telle ou à telle famille, clan, tribu, ethnie, nation, à tel ou tel rythme corporel ou musical, à tel ou tel grand homme, à tel ou tel moment d’une même personne.

 

Notre ignorance de ces identifications nous enferme dans un passé précoce qui vient entraver notre libre mouvement dans le monde présent.

 

Même notre reconnaissance à Aimé CESAIRE doit être interrogée. Car l’adhésion à l’oeuvre d’Aimé CESAIRE peut être en conflit avec l’idée que nous avions de lui à différents moments de notre enfance et adolescence. Nos identifications d’enfant ou d’adolescent à CESAIRE peut entraver notre investissement actuel de son oeuvre.

 

Je ne veux pas oublier l’hostilité de ce que la Martinique compte de plus réactionnaire de toutes couleurs, y compris des nègres, pour qui CESAIRE était, pire que « le bolchevick le couteau entre les dents », le roi Africain qui viendra nous arracher à notre lit douillet pour nous faire revenir à la barbarie des jungles et brousses.

 

Ceci nous amenait à nous identifier à un CESAIRE dangereux pour notre liberté, un CESAIRE démoniaque, même en adhérant à lui.

 

Je ne veux pas oublier toute la critique gauchiste contre la soi-disant capitulation de CESAIRE face au colonialisme, un CESAIRE qui serait « une façon noire d’être blanc » (sic). Soit dit en passant aucun de ces gauchistes n’ont après 20, 30, 40 ans osé le plus petit acte de rupture avec le système.

 

Ceci nous a amené à une identification à un CESAIRE hésitant, en recul zigzaguant par rapport à ses intentions initiales, Hamletien dans le meilleur des cas.

 

Entre les deux extrêmes, il y a une palette de démarches nuancées et ambivalentes. C’est dire qu’on ne saurait lire CESAIRE innocemment. Nous avons tout un travail qui s’impose à nous, de catabase en anabase et même en diabase, pour nous extraire de ces points de fixation qui limitent l’intégration de l’oeuvre.

 

On s’est posé la question horrible de savoir, si, à partir du « Moi Laminaire », il n’y avait pas une chute, une retombée de l’élan révolutionnaire de la poésie de CESAIRE. Quelle erreur!

 

Au contraire, j’y vois un immense orgueil à continuer à écrire dans une situation aussi désespérée où le succès de l’Occident paraît si total et si irréversible. Continuer à écrire dans ces conditions, suppose un extraordinaire enthousiasme dont on aurait tort de sous estimer la valeur exemplaire et l’effet différé.

 

Oui la poésie de CESAIRE est toujours révolutionnaire

 

Je le vois encore et toujours, « cet Aimé », loin de se noyer dans

 

« le grand trou noir »,

 

«pécher maintenant la langue

 

maléfique de la nuit en son

 

immobile verrition ».

 

 

Guillaume SURENA

 

psychanalyste, Fort-de-France

 

Texte publié à l’occasion du 90 ème anniversaire d’Amé Césaire

 

Colloque du 24 juin au 26 juin 2003