— Par Michel Santi (*) —
CHRONIQUE. L’histoire de la Révolution haïtienne fut un moment politique majeur qui donna à l’universalisme ses lettres de noblesse, mais qui permit également de transformer ce qui était la colonie la plus profitable du monde en une nation récusant l’esclavage à une époque où celui-ci écrasait le continent américain.
La Révolution Haïtienne fut, à n’en pas douter, un des événements les plus intéressants et les plus épiques de l’Histoire moderne. Etalé entre 1791 et 1804, ce moment fut bien-sûr fondamental pour le pays lui-même, mais eut également des répercussions globales analysées encore aujourd’hui. Tout d’abord, la Révolution Haïtienne conduisit à la création du premier Etat noir libre du continent Américain. Pourtant, cet événement fut complètement ignoré par les historiens académiques et autres narrateurs «autorisés» du Nouveau Continent, et le reste toujours dans une certaine mesure eu égard à son importance, car ces récits furent toujours contés du point de vue du conquérant et du colon, toujours avec la perspective européenne cruello-paternaliste.
On en parle peu mais l’Océan Atlantique fut au cœur de ces mouvements dramatiques de populations car c’est environ 13 millions d’africains qui furent transportés aux Amériques entre le XVI et le XIXe siècles pour y être réduits en esclavage dans ce qui restera probablement comme le plus important et le plus grave transfert de population de l’Histoire universelle. Près de la moitié de ces africains furent destinés aux Caraïbes et ce ne sont pas moins de 40.000 nouveaux esclaves par an qui parvinrent à Haïti dans les années ayant immédiatement précédé la Révolution. Selon des recherches récentes, 20% des esclaves haïtiens étaient des nouveaux venus vers les années 1790, chiffre significatif qui permet de revisiter la Révolution Haïtienne à la lueur de l’influence profonde du contexte central-africain (avec ses traditions et ses fonctionnements politiques) sur l’histoire de cette nation. Plus encore que les Révolutions Américaine et Française, la Révolution Haïtienne et ses Jacobins Noirs ont placé au centre du débat des questionnements absolument cruciaux comme de savoir si l’être humain avait le droit d’avoir des droits. Comme c’était en effet en Haïti que des humains étaient considérés – et traités – comme du bétail, c’est en Haïti que la défense des droits de ces humains et des valeurs universelles revêtaient une importance vitale et une acuité d’une tout autre dimension qu’aux États-Unis et en France.
La naissance d’un État-nation
Quoiqu’il en soit, l’histoire de la Révolution Haïtienne – qui fait partie intégrante de l’ère des Révolutions – fut un moment politique majeur dans l’Histoire du monde qui donna à l’universalisme ses lettres de noblesse, mais qui permit également de transformer ce qui était la colonie la plus profitable du monde en une nation récusant l’esclavage à une époque où celui-ci écrasait le continent américain. Dans ce contexte, l’attitude française fut odieuse à l’encontre du peuple d’Haïti contraint d’indemniser le pays colonisateur et les anciens propriétaires d’esclaves pour leurs «pertes» subies. Ayant déclaré son indépendance en 1804, Haïti subit dès la Restauration d’intenses pressions et menaces d’expéditions militaires émanant de Louis XVIII puis de Charles X visant à le contraindre, si nécessaire par la force, de payer à la France des réparations dont le montant fut arbitrairement fixé à 150 millions de francs de l’époque, soit 10 fois la somme représentant la vente par Napoléon de la Louisiane en 1803 ! Le Président haïtien Boyer n’eut d’autre choix que de se plier à ce pillage en règle et dut signer un traité en 1825, ayant sous les fenêtres de son Palais une escadrille française riche de 400 canons prête à ouvrir le feu sur la ville en cas de refus. Cette somme de 150 millions de francs n’était rien moins que de l’extorsion car elle représentait 10 fois le budget annuel haïtien de l’époque. Du reste, les 30 premiers millions payés sous Boyer furent empruntés, avant que le pays ne déclare banqueroute sous le poids d’une telle dette colossale.
Celle-ci fut renégociée à 90 millions en 1838 en vertu du «Traité d’Amitié», amitié dont la meilleure preuve était les 12 vaisseaux de guerre dépêchés par la France pour forcer la main des haïtiens. Ce n’est qu’en 1947 que le règlement de cette dette illégitime, assortie des intérêts, fut consommé avec une somme globale en définitive deux fois plus importante que celle qui avait été convenue. Du haut de son attitude indigne vis-à-vis de Haïti, la France peut se targuer d’être une des puissances coloniales les plus voraces, et aussi les plus arrogantes pour avoir exigé des indemnités de son ancienne colonie réduite en esclavage alors que le bon sens et que la morale auraient supposé l’inverse. En finalité, cette taxe fut un boulet permanent tirant vers le bas l’économie et le développement haïtien, au fil des décennies et des siècles. Elle eut des effets dévastateurs sur le système éducatif, de santé et sur les infrastructures de ce pays qui ne purent évidemment pas être destinataires d’investissements qui auraient pu bénéficier à la population.
La narration triomphaliste de l’Histoire de cette période ne fait que commencer à être nuancée et la mise en perspective des implications économiques de l’esclavage dévoile de multiples et aberrants abus. Haïti doit être au cœur des débats, et prioritaire sur la question des réparations des dommages perpétrés aux colonies asservies.
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(*) Michel Santi est macro-économiste, spécialiste des marchés financiers et des banques centrales. Il est fondateur et directeur général d’Art Trading & Finance.
Il vient de publier « Fauteuil 37 » préfacé par Edgar Morin. Il est également l’auteur d’un nouvel ouvrage : « Le testament d’un économiste désabusé ».
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Source : La Tribune