— Par Annick Cojean —
Le roi Lear a 13 ans, un jean usé, une veste de survêtement, une couronne en papier, une épée en tuyau de plastique vert… et une sacrée autorité. Quand il déshérite la gentille Cordélia (10 ans) pour partager son royaume de Grande-Bretagne entre ses deux autres filles, deux pécores intrigantes et mielleuses, le public sous la tente – sa cour – laisse entendre un murmure de réprobation.
Mais il lui suffit d’un geste impérial et d’une tirade cinglante, en arabe, pour imposer le silence : « L’ingratitude d’un enfant est pire qu’un croc de vipère. » Et c’est d’une voix tonitruante qu’il explique la nouvelle répartition de ses terres, son épée-tuyau dessinant des frontières sur un bout de carton posé dans la poussière.
LOURD DÉSESPOIR
Hors la tente, le soleil d’hiver ne parvient pas à donner des couleurs à ce désert jordanien de caillasses et de sable, dans lequel s’est installé le camp de Zaatari et ses 120 000 réfugiés syriens (le chiffre varie selon les sources).
La frontière avec leur pays n’est qu’à 20 kilomètres ; des échos leur en parviennent, chaque jour plus effroyables. Et un lourd désespoir plombe cette ville-labyrinthe de tentes et de préfabriqués qui s’étire à perte de vue.
Pas une famille indemne de la guerre qui fait rage depuis trois ans. La misère est palpable, la nourriture limitée au strict minimum et l’espoir de revenir rapidement chez soi s’éloigne au fil du temps. Aussi, le petit chapiteau planté dans l’îlot 4 paraît le seul endroit où résonnent les clameurs de la vie. On l’appelle « la tente Shakespeare ».
Le portrait du dramaturge a même été peint sur la toile, en face de la mosquée. Et les chefs de tribu, comme le conseil des cheikhs, qui n’avaient accepté qu’après mûre réflexion son implantation dans leur secteur, ont même décidé que « îlot Shakespeare » était finalement une adresse plus seyante que « îlot 4 ». Et tant pis si le nom est écorché par la plupart des habitants. Ce qui s’y déroule est unique dans le camp : du théâtre.
Le camp de Zaatari, situé à seulement 20 kilomètres de la frontière, accueille environ 150 000 réfugiés.
Quatre matins par semaine, en fonction des horaires d’école, près de 90 enfants, entre 9 et 14 ans, s’y retrouvent et répètent Le Roi Lear et Hamlet. La plupart viennent de la région de Deraa, une ville frontalière où a démarré la révolution syrienne. D’autres se pressent contre la tente ou regardent par les fentes, intrigués et envieux.
Pour l’heure, tout le monde se concentre sur l’objectif du 27 mars, Journée mondiale du théâtre, et date à laquelle les deux pièces seront jouées en plein air, et au milieu du camp. Des invitations de deux mètres de long ont été rédigées, signées par une foule d’enfants et envoyées au roi Abdallah II de Jordanie, au secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon, à Zinedine Zidane et à Angelina Jolie. Oui, les petits acteurs rêvent d’attirer l’attention du monde sur la Syrie.
Faute de projecteurs électriques, le spectacle aura lieu dans la journée. Et faute de rideau ou de noir, les changements d’actes seront rythmés par des rires très bruyants.
Bien sûr, Majd, le petit roi Lear, a le trac. Son père qui était paysan avant d’ouvrir une mini-épicerie à Zaatari, sa mère et ses six frères et soeurs viendront tous voir la pièce. Comme le père de Rawan, la petite interprète de Régane, l’une des méchantes filles du roi Lear, qui a déjà souhaité – stupéfiant dans cette famille traditionnelle – que sa fille rejoue dans un prochain spectacle.
PETIT MIRACLE
Un homme est à la source de ce petit miracle. Un colosse sympathique, expansif et tactile. Une boule d’énergie, catogan poivre et sel et sourire engageant : Nawar Bulbul, une star pour les habitants de Zaatari, qui, lorsqu’il a débarqué un jour d’hiver pour distribuer du lait en poudre aux enfants, ont reconnu l’acteur extrêmement populaire de la série télé « Bab al-Hara » et l’ont accueilli en héros.
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