— Par Jean-Marie Nol —
Nombreux sont ceux qui considèrent depuis la dernière crise de la vie chère qu’on a perdu un trimestre de croissance en Martinique . On voit très bien que les entrepreneurs, avant de se jeter à l’eau, de prendre des risques, font attention à leur avenir proche. En effet, la Martinique traverse une mauvaise période de son histoire économique et sociale, marquée par une crise profonde dont les ramifications touchent tous les secteurs de la société. Le deuxième semestre de l’année 2024 a été un tournant, avec l’aggravation des violentes tensions liées à la vie chère et une série de perturbations ayant quasiment paralysé l’activité économique pendant une courte période . Aujourd’hui, l’île est confrontée à une léthargie qui risque d’être durable au vu des difficultés financières de la CTM , un état d’immobilisme inquiétant au niveau de la consommation , une atonie de l’investissement, qui pourrait s’aggraver face à la crise économique et financière nationale prévue selon certains économistes pour 2025. Cette situation soulève de nombreuses questions sur la capacité des institutions locales, en particulier sous la gouvernance de Serge Letchimy, président du Conseil exécutif de la Collectivité territoriale de Martinique, à inverser cette tendance. Depuis la fusion très hasardeuse des anciennes institutions départementales et régionales pour créer la Collectivité Territoriale de Martinique (CTM) en 2015, l’île a expérimenté une nouvelle gouvernance censée offrir plus de souplesse et de cohérence dans la gestion de ses affaires publiques. Toutefois, cette réorganisation administrative n’a pas pleinement tenu ses promesses. D’ailleurs c’est pourquoi une décennie après la création de la CTM, le président Serge Letchimy s’est attelé à une réorganisation totale du fonctionnement administratif et des ressources humaines de l’institution. Le constat de perte de temps et d’argent sera pour plus tard. Le poids croissant des dépenses sociales et l’incapacité à stimuler durablement la croissance économique ont accentué les défis structurels.
Et je cite les propos de Serge Letchimy : » la situation est très compliquée et
nous avons souligné les contraintes financières pesant sur la CTM, les communes et les EPCI, notamment le déficit annuel de 150 millions d’euros entre les aides sociales obligatoires (APA, PCH, RSA) et les recettes allouées par l’État. Ces difficultés contrastent avec la situation de la Guadeloupe qui ne connait pas cette crise de trésorerie dans les mêmes proportions , et où Ary Chalus le président de la région mise sur une politique de l’offre pour revitaliser l’économie, tandis que Serge Letchimy en Martinique applique des principes keynésiens axés sur la stimulation de la demande.
La dichotomie entre ces deux approches résulte de choix politiques et économiques divergents, façonnés par des contextes idéologiques , institutionnels et sociaux distincts notamment l’absence d’une CTM en Guadeloupe . En Martinique, la politique keynésienne conduite par Serge Letchimy repose sur l’idée qu’un soutien accru à la consommation des ménages, par des aides sociales , des subventions aux entreprises ou des investissements publics, pourrait relancer l’économie en augmentant la demande globale. Ce modèle repose sur une gestion redistributive des ressources locales, mais il s’avère coûteux dans un contexte où les recettes fiscales stagnent et où l’économie locale manque de diversification pour absorber ces liquidités. Résultat : l’économie martiniquaise s’essouffle, les investissements privés peinent à se concrétiser, et la création d’emplois reste insuffisante pour endiguer le chômage structurel des jeunes .
En parallèle, la fusion des anciennes entités régionales et départementales n’a pas créé des économies d’échelles , mais a amplifié les coûts administratifs et sociaux en Martinique. La CTM, bien que conçue pour simplifier les mécanismes décisionnels et optimiser les ressources, s’est retrouvée rapidement plombée par des dépenses sociales croissantes. Ces charges incluent le soutien aux familles les plus précaires, l’aide au logement et le financement des infrastructures de santé et d’éducation, essentiels mais budgétivores. Même au niveau national, la situation budgétaire des collectivités locales est très compliquée , et à preuve les départements dirigés par la droite et le centre menacent déjà de suspendre le versement du RSA aux CAF si le gouvernement ne revoit pas sa copie budgétaire. Cette priorisation du social bien que de nature idéologique autonomiste à caractère humaniste, va compromettre demain les marges de manœuvre de la CTM nécessaires pour engager des politiques économiques ambitieuses et tournées vers l’investissement productif dans un contexte de réduction drastique de la dépense publique.
En Guadeloupe, Ary Chalus a pris une orientation différente, en misant sur une politique de l’offre. Ce modèle repose sur des incitations fiscales et financières pour soutenir les entreprises locales, attirer des investisseurs et renforcer la compétitivité des secteurs stratégiques. La Guadeloupe a ainsi encouragé le développement de filières innovantes, comme le numérique, les énergies renouvelables et l’économie bleue, tout en modernisant les infrastructures touristiques. Cette stratégie vise à stimuler la croissance en augmentant la capacité productive de l’économie, créant ainsi des emplois pérennes et une base fiscale élargie pour financer le développement à long terme.
La différenciation des politiques économiques entre les deux îles a des conséquences notables sur la croissance. En Martinique, le modèle keynésien de Serge Letchimy manque de souffle, car les mécanismes multiplicateurs sont faibles dans une économie insulaire dépendante des transferts publics et des importations. L’augmentation de la demande locale tend à profiter davantage aux produits importés qu’aux entreprises locales, limitant ainsi les bénéfices pour le tissu économique martiniquais. De plus, cette politique accroît le poids de l’endettement public, accentuant la dépendance vis-à-vis des subventions de l’État et de l’Union européenne.
À l’inverse, la politique de l’offre en Guadeloupe semble porter ses fruits en favorisant une dynamique entrepreneuriale et en consolidant certains secteurs clés, notamment l’agriculture durable et les industries agroalimentaires. Cependant, ce modèle n’est pas sans risques : il repose sur la capacité des entreprises locales à absorber les investissements et à rester compétitives, dans un environnement globalisé où la concurrence est féroce.
La comparaison entre ces deux approches illustre les défis spécifiques des économies insulaires des Antilles, confrontées à une dépendance structurelle vis-à-vis de l’extérieur et à une forte pression sociale. Si la Guadeloupe semble privilégier une stratégie tournée vers l’avenir et l’autonomie économique, la Martinique demeure enfermée dans une quête identitaire d’autonomie politique et d’une gestion court-termiste, dictée par des impératifs sociaux et des contraintes budgétaires.
Pour sortir de l’impasse, la Martinique pourrait s’inspirer de certains éléments du modèle guadeloupéen tout en adaptant sa stratégie à ses réalités locales. Cela impliquerait un rééquilibrage des priorités entre le social et le développement économique, ainsi qu’un effort accru pour diversifier son économie, notamment dans les secteurs de l’agriculture, de l’artisanat et du numérique. En revanche, un tel changement nécessite un consensus politique et une vision claire pour transcender les clivages actuels et remettre l’île sur une trajectoire de croissance durable. Mais la tâche semble ardue dans le contexte actuel.
La Martinique souffre d’une situation financière dégradée, alors que les grandes mutations et transformations en cours impliquent des besoins de financement accrus dans les années à venir. La question se fait de plus en plus pressante : qui doit payer ? Les grands acteurs du débat budgétaire semblent unanimes à écarter d’office les Outres- Mers de la réponse, comme s’il s’agissait d’une catégorie fragilisée et homogène à protéger coûte que coûte. Mais la crise de la dette risque fort de remettre les pendules à l’heure !
Ainsi, l’économie martiniquaise, déjà vulnérable en raison de sa dépendance à l’importation, à un faible tissu industriel et à un tourisme en déclin, subit de plein fouet les répercussions des mouvements sociaux et des exactions commises contre les entreprises. Ces derniers mois, les troubles ont exacerbé un climat d’incertitude et d’instabilité qui dissuade les investissements. Dans ce contexte, les acteurs économiques peinent à redynamiser l’activité, et le chômage, déjà endémique, s’aggrave. Et la situation risque fort de s’enliser en l’absence de moyens financiers et nous en voulons pour preuve le fait qu’en dépit des dispositifs envisagés pour le remboursement des dégâts occasionnés aux entreprises ( assurance, chômage partiel, subventions) serge Letchimy s’est fendu auprès du premier ministre d’une demande de subvention de 100 millions d’euros pour la reconstruction économique.
En parallèle, la fuite des cerveaux continue de priver l’île de talents essentiels à son développement, creusant davantage le fossé entre ses besoins et ses capacités.
Les attentes placées en Serge Letchimy étaient grandes. Fort de son expérience et de son influence politique, beaucoup espéraient qu’il saurait impulser des réformes structurelles audacieuses pour stimuler l’économie, diversifier les sources de richesse et renforcer l’autonomie de l’île. Cependant, ses détracteurs lui reprochent un immobilisme et une gestion hasardeuse des finances publiques qui, selon eux, ont alimenté le sentiment de frustration et d’impuissance collective. La critique est d’autant plus acerbe dans les milieux patronaux et libéraux, qui pointent un manque de vision stratégique et une absence de mesures concrètes pour briser le cercle vicieux de la stagnation.
Dans un contexte national où la récession s’annonce imminente, la Martinique pourrait voir ses problèmes économiques exacerbés. La crise de la dette et l’aggravation de la situation budgétaire prévue en 2025 menace de réduire encore davantage les aides extérieures, de renchérir les importations et de fragiliser des secteurs déjà précaires. Les conséquences sociales pourraient être désastreuses, avec une nouvelle augmentation de la pauvreté, des tensions sociales accrues et une détérioration du cadre de vie.
Face à cette situation, il est impératif d’adopter une approche proactive et concertée pour redresser la barre. La Martinique dispose de nombreux atouts qui, s’ils sont exploités judicieusement, pourraient devenir les piliers d’une reprise économique durable. Le potentiel agricole, souvent sous-estimé, pourrait être valorisé à travers une relance de la production locale et un soutien accru aux agriculteurs. De même, le tourisme, bien que fragilisé, pourrait retrouver son dynamisme en misant sur des offres écoresponsables et en améliorant les infrastructures d’accueil.
Par ailleurs, l’innovation et le numérique représentent des axes stratégiques pour diversifier l’économie et offrir de nouvelles opportunités d’emploi. Investir dans l’éducation et la formation professionnelle pour préparer les jeunes aux métiers d’avenir est également une priorité. Enfin, un dialogue renforcé entre les autorités locales, les entreprises et la société civile est indispensable pour restaurer la confiance perdue depuis la crise de la vie chère et construire des solutions adaptées aux réalités de l’île.
Cependant, ces réformes nécessitent une volonté politique forte et une capacité à dépasser les clivages traditionnels. Serge Letchimy, en tant que figure centrale de la gouvernance martiniquaise, a une responsabilité historique dans ce processus. S’il parvient à rallier les différents acteurs autour d’un projet commun et ambitieux, il pourrait inverser la tendance et redonner espoir à une population en quête de solutions.
La Martinique est à un carrefour avec la mutation sociétale. L’immobilisme actuel n’est pas une fatalité, mais une opportunité de repenser son modèle économique et social. Il s’agit d’un défi colossal, mais aussi d’une chance unique de bâtir une île plus résiliente, tournée vers l’avenir et capable de tirer parti de ses spécificités. À défaut, la crise pourrait s’aggraver, laissant derrière elle un sentiment amer d’occasions manquées et de promesses non tenues.
« Dé mal krab pé pa viv adan mèm trou »
Traduction littérale :Deux crabes mâles ne peuvent pas vivre dans le même trou.
Moralité : Deux institutions aux forts caractères culturels différents ne peuvent pas cohabiter longtemps dans un même environnement de crises.
Jean-Marie Nol, économiste