— Par Lucie Fougeron —
En France, 58 % des ménages sont propriétaires de leur logement, loin des 70 % annoncés par Sarkozy en 2007. En même temps, la géographie de la propriété se redessine face à la montée des inégalités et des tensions foncières. Les acquisitions se font de plus en plus dans les zones « périurbaines». Si discours et analyses dénoncent via ce terme la relégation des « petits Blancs », dans « Tous propriétaires! L’envers du décor pavillonnaire », la sociologue Anne Lambert révèle une réalité bien plus complexe: les classes populaires installées dans ces lotissements voient leurs conditions de vie transformées, jusqu’à se retrouver piégées dans des zones pavillonnaires, sources de nouvelles exclusions. Mettant au jour le visage d’une France qui change, elle donne du grain à moudre, quand est brandi « un apartheid », pour l’élaboration de politiques du logement afin d’améliorer le sort des familles populaires …
HD. Le titre de votre livre, « Tous propriétaires! », reprend un slogan phare du candidat Sarkozy en 2007: était-il une nouveauté ?
Anne Lambert : Ce slogan s’inscrit en fait dans l’histoire de la promotion de la propriété individuelle depuis les années 1970, avec le tour libéral imprimé par Valéry Giscard d’Estaing et Raymond Barre, où la propriété devient une assurance sociale, aboutissant à individualiser les mécanismes de celle-ci. Ce qui change, c’est le contexte dans lequel les familles accèdent à la propriété: aujourd’hui, la croissance n’est plus là et ceux qui sont visés par ce mode d’accession populaire, sociale, sont ceux dont les emplois sont de plus en plus instables et dont les salaires n’augmentent pas, et pour qui son coût social et financier est beaucoup plus lourd. La première vague d’accession populaire, qui n’est organisée ni par l’État ni par le patronat, date de l’entre-deux guerres, avec ce que l’on a appelé les « lotissements défectueux »: avec l’afflux de main-d’œuvre vers les sites industriels en Ile-de-France se sont multipliées massivement et anarchiquement des petites maisons souvent insalubres et partiellement construites par les ouvriers. C’est en réaction à cela et à la crise du logement que, dans l’après-Seconde Guerre mondiale, l’État va encourager la construction et organiser le développement des villes, d’abord sous la forme des grands ensembles, puis de zones pavillonnaires.
HD. S’agissant de la notion, abondamment invoquée, de périurbain, qu’apporte l’étude de ces nouveaux lotissements ?
A. L. Il y a plusieurs types d’espaces périurbains, alors qu’on en parle généralement au singulier. L’enquête de terrain a permis de dépasser l’image monolithique de « petits Blancs » déclassés et tentés par le vote FN, largement véhiculée aujourd’hui. Une évolution est en cours, qu’on ne mesure pas bien avec les seules statistiques: la population qui s’installe change. Ce ne sont pas que des ouvriers qualifiés issus de l’industrie, blancs, etc. De nombreuses familles viennent des cités HLM, sont d’origine étrangère – dont des primo-migrants – et s’installent là parce que c’est peu cher et moins compliqué que l’accès au parc HLM.
HD. Que nous apprennent ces parcours d’accession à la propriété du sort fait aux classes populaires ?
A. L. Ces accédants sont à la frontière entre classes populaires établies et petites classes moyennes. Il s’agit plutôt de la frange supérieure des catégories populaires – l’achat d’une maison avec terrain coûte environ 200 000 euros à la fin des années 2000. Et il y a aussi des accédants plus jeunes, petits cadres associatifs, infirmiers, techniciens… On est à la jonction entre ces milieux. S’agissant des catégories populaires, l’étude montre les tensions entre les aspirations à devenir propriétaire – fortement encouragées par les pouvoirs publics – et la nécessité de revenus stables, etc. Elle révèle l’incohérence des politiques publiques sectorielles en matière de logement et d’emploi à leur égard: leur conjonction crée un effet contradictoire car en accédant à la propriété, ces ménages s’éloignent du marché de l’emploi salarié et des centres urbains. Et pour ceux qui ont quitté les cités HLM afin d’améliorer leur cadre de vie, ces lotissements sont une sorte de piège. Pour la moitié de ceux qui se sont installés dans ces lotissements périurbains, du fait d’une accession contrainte par les prix et par les aides longtemps centrées sur le neuf, la campagne n’a pas une image positive: c’est le « trou». En plus, socialement, ils craignent d’être rejetés par les habitants d’origine, en particulier s’agissant des ménages issus de l’immigration, et cela est en partie une réalité…
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LUCIE FOUGERON de l’Humanité Dimanche