Le retour de Romain Rolland

— Par François Eychart —

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Romain Rolland after a drawing by Granié (1909)

Romain Rolland revient en force. Les rééditions de ses livres se multiplient. C’est la conséquence du fait que, depuis janvier 2015, ses œuvres sont tombées dans le domaine public. L’an dernier avait paru, chez Bartillat, un important inédit, le Journal de Vézelay, en fait le journal que Romain Rolland a tenu pendant la Seconde Guerre mondiale. Sur l’intérêt et la complexité de l’image parfois détestable qu’il
donne de lui-même, le lecteur se reportera aux commentaires du numéro 116 des Lettres françaises. Il faut simplement préciser que Romain Rolland n’a pas toujours été ce que montre ce Journal, ce qui apparaît fort bien dans les quatre ouvrages qui viennent de paraître.
La Vie de Beethoven date de l’époque de l’amitié avec Péguy. Elle fut publiée pour la première fois en 1903 dans les Cahiers de la quinzaine et connut un succès de librairie inattendu. Il faut reconnaître qu’on dispose maintenant de biographies de Beethoven plus exhaustives, mais cet ouvrage est loin d’être négligeable, rehaussé qu’il est par divers textes de Beethoven, dont le testament d’Heiligenstadt et un choix de lettres. S’il ne peut rivaliser avec la grande somme de 1 500 pages que Romain Rolland lui consacrera plus tard, en véritable musicologue, il reste une bonne introduction à ce que l’auteur de la Cinquième Symphonie a pu alors représenter. Il faut plutôt prendre cette Vie comme un témoignage de premier plan du poids de la personnalité de Beethoven parmi les intellectuels français de la fin du
XIX e siècle. Maintes pages du Journal de Rolland attestent que celui-ci était devenu pour lui un ami et un véritable confident, surtout dans les mauvais jours. Jouer ses œuvres au piano lui permettait de sentir à quel point la musique de Beethoven était portée par une volonté féroce, celle qui permet de surmonter les désastres de la vie.
Romain Rolland a toujours magnifié la pureté des intentions et l’héroïsme qui en découle. Il ne peut qu’applaudir à la réaction de Beethoven contre Bonaparte quand celui-ci eut aboli la République en France. De même, il ne peut dissimuler sa satisfaction en relatant la leçon infligée à Goethe, coupable d’avoir montré un empressement servile devant la famille impériale. Il présente son héros comme
«le plus grand et le meilleur ami de ceux qui souffrent et qui luttent », affirmant que se dégage de lui « une contagion de vaillance, un bonheur de la lutte, l’ivresse d’une conscience qui sent en elle un
dieu ». Lutte et conscience, deux caractéristiques de Rolland.
Liluli date de 1917, quand la Première Guerre mondiale n’en finissait pas. On sait la haine que Rolland vouait à la guerre et combien il détestait les nationalistes de tous bords pour leur responsabilité dans ce massacre. Il compose alors une farce qui met en scène l’illusion, celle qui trop souvent gouverne l’esprit des honnêtes gens. Liluli, reine de l’univers, est aidée dans ses ambitions par des guignols grimaçants, des princes qui n’hésitent pas à s’entre-tuer. Elle lance sur le pauvre monde une idole toute-puissante qui ne répugne pas à la guerre : l’opinion publique. Tout se termine par la ruine de la civilisation. Seul réussit à se faire entendre le rire, qui prend à rebours l’universelle sottise. Allusion à Colas Breugnon. Chacun verra dans cette satire une dénonciation du militarisme et de sa pompe toujours renouvelée.
L’édition, illustré de bois gravés de Frans Masereel, est augmentée d’un autre texte de Rolland, la Révolte des machines. C’était au départ un projet cinématographique qui ne verra jamais le jour et ne prendra corps qu’avec le travail de Masereel. L’édition qu’en donne Le temps des cerises est très réussie à tout point de vue.
Péguy est un des derniers grands textes de Rolland. Il se met à y penser dès 1941, quand Péguy est la victime d’une opération menée par les idéologues de Vichy qui le présentent comme un franc soutien de la collaboration. La foi catholique de Péguy sert évidemment de tremplin à cette récupération qui est soutenue par son fils, dans la Gerbe, au nom de la vraie nation française. Romain Rolland commente ainsi cette nouvelle : « La poussière de Péguy, le père, doit en fumer de rage. » Il s’agit donc pour lui de briser l’opération en cours et de dire quel homme intransigeant et difficile fut Péguy, sa violence, ses diatribes, ses injustices, ses erreurs, son exaltation nationaliste mais aussi la rigueur de ses positions contre l’église et la vraie nature de son adhésion au socialisme. Et de rappeler la profondeur de l’amitié qui l’a lié à Péguy dans leurs combats communs, par exemple pour Dreyfus. C’est aussi l’occasion de revenir sur certains détails, souvent déformés, comme le conflit qui les a opposés concernant
Jean-Christophe qui avait été initialement publié dans les Cahiers de la quinzaine et que Péguy considérait abusivement comme sa propriété commerciale. Dans cette biographie, qui se limite à ce que Rolland a su de Péguy –mais c’est tout de même considérable –, affleurent nombre de souvenirs. Rolland s’affronte à lui-même, à ce qu’il fut, à ce qu’il redouta d’être. La langue splendide dans lequel il est écrit donne à ce livre une belle sérénité et en fait un grand livre.
La correspondance avec Georges Duhamel n’offre pas la même richesse d’informations mais elle permet de suivre les relations entre les deux hommes jusqu’à la rupture finale. Rolland a très tôt vu en
Duhamel un écrivain qu’il aurait volontiers intégré à la petite cohorte de ceux qui le soutiennent, sans être dupe des procédés de Duhamel pour se faire une place en vue dans les milieux littéraires. Leurs relations ne sont pas troublées quand Duhamel se rend compte que Maria Koudacheva, la jeune Russe exaltée qui s’est jetée à sa tête lors d’un voyage à Moscou et qu’il a résolument éconduite, est ensuite devenue Mme Romain Rolland. Tout se gâte quand, dans Suzanne et les jeunes hommes, roman de Duhamel publié en 1941, Maria Koudacheva est présentée comme une espionne des Soviets, chargée de chaperonner l’idiot utile mais pas assez docile qu’est Romain Rolland. Abjection pure pour Rolland qui rompt sans tergiverser. Cette question de l’affiliation des jeunes femmes russes aux services policiers de l’URSS ressort régulièrement, contre Elsa Triolet par exemple, avec d’autant plus d’aplomb qu’il n’y en a aucune preuve. Dans le cas de Maria Koudacheva, son caractère pour le moins exalté ou sa conversion au catholicisme – facilitée par Claudel – sont les indices d’une personnalité qui ne correspond guère à ce genre de situation. Mais la vie littéraire est aussi faite de ce genre de coup bas. Et
de calomnies.
Le temps de Romain Rolland semble revenu. Puissent les éditeurs aller jusqu’à faire reparaître son deuxième grand roman, l’Âme enchantée.
François Eychart

Vie de Beethoven, de Romain Rolland, présentation de Jean Lacoste,
Editions Bartillat, 222 pages, 17 euros.
Liluli, suivi de la Révolte des machines, de Romain Rolland, avec des bois gravés de Frans Masereel, préface de Samuel Dégardin, Le temps des cerises éditeur, 254 pages, 25 euros.
Péguy,de Romain Rolland, préface de Marc Crépon, éditions La découverte, 564 pages, 25 euros.
Correspondance,de Romain Rolland et Georges Duhamel, édition de Bernard Duchatelet, éditions Garnier , 39 euros.

Extrait du n°123  des LETTRES françaises  téléchargeable sur le site de L’Humanité
http://www.humanite.fr/sites/default/files/20150212_01_lf123.pdf