— Par Robert Berrouët-Oriol, Linguiste-terminologue —
Depuis plusieurs années, je lis les textes de Ricardo Seitenfus traitant de l’un ou l’autre aspect de la situation sociopolitique d’Haïti et j’ai noté avec satisfaction que ses propos étaient dans l’ensemble empreints de clairvoyance et de sagesse. Universitaire et diplomate brésilien, diplômé de l’Institut de hautes études internationales de Genève, Ricardo Seitenfus a été envoyé spécial du Brésil en Haïti et, en 2008, chef de bureau de l’OEA à Port-au-Prince. Il est l’auteur de plusieurs livres, notamment « L’échec de l’aide internationale à Haïti – Dilemmes et égarements » (Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2015).
L’auteur de cet important diagnostic de l’aide internationale à Haïti semble avoir récemment migré vers d’autres rives, moins exigeantes, de la pensée analytique. Ricardo Seitenfus, en rupture avec les analyses objectives auxquelles il nous a habitués lorsqu’il auscultait auparavant le drame haïtien, s’aligne désormais –nouvelle doxa oblige–, sur les scabreuses positions de l’OEA au pays de Dessalines. Le texte qu’il vient de livrer au motif d’« Un référendum à choix multiples », publié dans Le Nouvelliste du 30 avril 2021 sous le titre « Débat constitutionnel, la proposition de Ricardo Seitenfus », est manifestement désolant, dénué de rigueur analytique et, tout compte fait, scandaleux et offensant pour tous les Haïtiens soucieux de l’avenir de leur pays.
Il faut prendre toute la mesure que la « proposition » de Ricardo Seitenfus est un regard borgne sinon aveuglant sur le « kadejak constitutionnel » que l’ex-président Jovenel Moïse et le parti néo-duvaliériste d’extrême droite PHTK entendent imposer en Haïti en juin prochain avec le support de l’OEA, du Bureau des Nations Unies en Haïti, du Département d’État américain et du Core Group : l’adoption par un référendum cousu d’avance d’une nouvelle « Constitution » rédigée en catimini par une coterie de portefaix commandités par le PHTK néoduvaliériste et ayant œuvré, comme autrefois le dictateur François Duvalier l’exigeait de ses fidèles exécutants, en dehors de toute consultation avérée de la société civile. La dangerosité de la « proposition » de Ricardo Seitenfus étant manifeste, il y a lieu de lui opposer publiquement une parole haute, à la fois critique et citoyenne, sans laxisme, sans complaisante tolérance, loin du « kase fèy kouvri sa » chère à une certaine sous-culture nourrie du culte bavard de l’amalgame et de l’impunité.
Il y a lieu de préciser en amont que le texte de Ricardo Seitenfus appartient au registre du discours politique. Il en porte la marque dans son décours narratif et il expose ses objectifs sur le mode de la dispense de « conseils » destinés à emporter l’adhésion des lecteurs, futurs votants d’un processus référendaire qu’il salue de ses vœux. Ainsi, « Le discours politique n’a jamais cessé de se réclamer de l’efficacité. Ce sont les effets qui sont visés par la techné rhétorique. Et le but est bel et bien de faire agir l’autre. J. Goebbels s’en est inspiré fortement. Il dit : « Nous ne parlons pas pour dire quelque chose, mais pour obtenir un certain effet ». Cette phrase est lourde de sens, elle donne le ton et la mesure : le discours politique repose sur la volonté absolue de convaincre » (Alexandre Dorna, CEPSP, Université de Caen : « Les effets langagiers du discours politique », Hermès 16, 1995 : 133).
- Contrairement à l’avis juridique de la Fédération des barreaux d’Haïti (Le National, 2 février 2021), à l’encontre de l’avis de nombreux juristes haïtiens (dont Me Bernard Gousse, ancien ministre de la Justice), de membres de l’Assemblée constituante de 1987 (dont Georges Michel) et des institutions de la société civile, Ricardo Seitenfus affirme sans en apporter la preuve que « la légalité de l’actuel CEP est garantie » au même titre que celle du CCI, le « Comité consultatif indépendant » ayant rédigé l’« Avant-projet de Constitution » (version de janvier 2021). De la sorte, il erre en droit et pratique une douteuse cécité volontaire à l’encontre de l’avis motivé des juristes haïtiens et de la Fédération des barreaux d’Haïti traitant précisément de l’illégalité et de l’anticonstitutionnalité du CEP et du CCI. Se plaçant ainsi au-dessus des juristes haïtiens et de la Fédération des barreaux d’Haïti, il conforte le mode de gestion politique du PHTK dont le « délégué » plénipotentiaire, Jovenel Moïse, administre l’État à coup de décrets inconstitutionnels et il confère à la gouvernance néomacoute du pays la bénédiction d’un ancien et réputé haut cadre de l’OEA en Haïti.
- La reconnaissance de la pseudo « légalité » de l’actuel CEP et du CCI par Ricardo Seitenfus est également une reconnaissance de facto, un blanc-seing accordé à ces deux instances illégales et anti-constitutionnelles : l’illégalité et l’inconstitutionnalité de ces deux officines du PHTK néoduvaliériste ont été démontrées par nombre de juristes et plusieurs organisations de la société civile haïtienne. Ricardo Seitenfus le sait assurément, de même qu’il sait que le mandat de Jovenel Moïse est arrivé à terme le 7 février 2021. Sa proposition d’« Un référendum à choix multiples » revient donc à avaliser la pseudo « légalité constitutionnelle » du maintien de Jovenel Moïse au pouvoir en dépit de l’avis contraire et unanime de la société civile, de la Fédération des barreaux d’Haïti, des constitutionnalistes et des juristes haïtiens.
- L’aveuglement volontaire de Ricardo Seitenfus évacue le fait qu’un pouvoir d’État, illégal et anticonstitutionnel, ne peut en aucun cas et de manière légitime organiser un référendum constitutionnel en vue d’établir un État de droit qu’il ne saurait promouvoir en raison de sa nature néoduvaliériste avérée. Dans l’histoire récente de l’Amérique latine et des Caraïbes, aucun pouvoir illégal et anticonstitutionnel n’a su faire adopter une quelconque Constitution démocratique. En appuyant publiquement le projet d’imposition d’une « Constitution » d’essence duvaliériste –qui réimplantera au pays « l’hyperprésidentialisme » institué par le dictateur François Duvalier–, Ricardo Seitenfus néantise sans états d’âme deux des principales conquêtes de la Constitution de 1987, à savoir le refus de « l’hyperprésidentialisme » et le contrôle de l’action de l’Exécutif par le Parlement.
- Ricardo Seitenfus soutient, sans en faire la démonstration, que « La Constitution haïtienne [de 1987], en ce qui concerne le processus de son adaptation aux temps et nouveaux défis est, à l’évidence, profondément antidémocratique ». En énonçant ce dogme pontifical, l’auteur de la proposition d’« Un référendum à choix multiples » évacue toutes les conquêtes de la Constitution de 1987, notamment la rupture historique qu’elle institue d’avec la dictature duvaliériste, les garanties relatives aux droits citoyens ainsi que les mécanismes institutionnels de mise en oeuvre de la démocratie participative (CASECs, etc.). Il introduit ainsi une douteuse et dommageable confusion entre le texte constitutionnel de 1987 et sa perversion ou sa non application par le pouvoir exécutif, comme on a pu le constater entre autres par le mode de fonctionnement du Parlement transformé, au fil des années et des intérêts des politiciens-contrebandiers, en marché aux votes grassement rémunérés.
- Le dogme pontifical énoncé par Ricardo Seitenfus selon lequel la Constitution de 1987 « (…) est, à l’évidence, profondément antidémocratique », constitue un déni historique ainsi que la négation du vote massif de cette charte constitutionnelle par des millions de citoyens haïtiens qui, au sortir de la dictature duvaliériste, ont pu librement et pour la première fois se prononcer sur la gouvernance du pays. Il rejette ainsi le processus démocratique qui a présidé à son adoption par la grande majorité des Haïtiens et il réfute, sans analyse crédible, tous les acquis démocratiques consignés dans ce texte constitutionnel, notamment la garantie des droits citoyens, la liberté de parole et d’association, etc. Il nie donc en bloc le caractère historique anti-dictatorial de la Constitution de 1987 qui, pour la première fois dans l’histoire nationale, interdit l’absolutisme dictatorial et consigne les bases juridiques de l’établissement d’un État de droit en Haïti.
- Alors même qu’il fait un curieux appel du pied à l’historien et analyste des constitutions haïtiennes Claude Moïse –qui, soit dit en passant, n’a pas publiquement apporté son appui au « kadejak constitutionnel » de l’ex-président Jovenel Moïse et du PHTK–, Ricardo Seitenfus soutient que sa (…) « proposition contenue dans ces brefs paragraphes part d’un constat : il y a apparente unanimité autour du besoin impérieux et urgent d’apporter des modifications à l’actuelle Constitution ». Le constat qu’il y a lieu d’amender et de perfectionner la Constitution de 1987 ne justifie et n’autorise nullement le soutien de Ricardo Seitenfus au projet anticonstitutionnel du PHTK néoduvaliériste. Il y lieu de ne pas confondre, comme le fait Ricardo Seitenfus, l’amendement constitutionnel légitime de l’actuelle Charte de 1987 qu’il faudra un jour envisager et l’imposition frauduleuse d’une nouvelle « Constitution » d’inspiration duvaliériste. Une telle confusion conforte l’appui de Ricardo Seitenfus au projet « constitutionnel » du PHTK néoduvaliériste.
- La proposition d’« Un référendum à choix multiples » de Ricardo Seitenfus évacue le nécessaire examen du contexte politique actuel et l’analyse des rapports de forces politiques à l’œuvre dans le projet anticonstitutionnel du PHTK néoduvaliériste, notamment le danger du retour à des attributs à peine masqués du duvaliérisme (dont « l’hyperprésidentialisme » et l’extinction programmée du contrôle de l’action de l’Exécutif par un futur Parlement amputé du Sénat), ainsi que la perduration de la criminalisation du pouvoir d’État lié aux gangs de rue et la pérennisation de l’impunité chère aux actuels ténors du duvaliérisme et à ses avatars PHTKistes (Martelly/Lamothe/K-Plim/Moïse/Joute, etc.). L’aveuglement volontaire de Ricardo Seitenfus s’apparie donc à sa volonté sinon à sa mission de soutenir, à l’instar de l’OEA qu’il a autrefois représenté en Haïti, le projet anticonstitutionnel du PHTK néoduvaliériste : sur la gouvernance de l’État haïtien, la corruption endémique, la dilapidation des fonds PetroCaribe et les cycles de crise en Haïti, voir notamment l’excellente et très documentée étude « Haïti à un carrefour : une analyse des moteurs de la crise politique en Haïti », étude réalisée en 2019 par le Bureau des avocats internationaux et l’Institute for Justice and Democracy in Haïti. Il est illusoire de croire que Ricardo Seitenfus n’ait pas eu connaissance d’une étude d’une telle amplitude analytique.
En définitive, il est important de bien comprendre que la proposition d’« Un référendum à choix multiples » de Ricardo Seitenfus n’apporte pas aux Haïtiens et à la société civile organisée un éclairage objectif et citoyen dans l’appréciation du projet anticonstitutionnel du PHTK néoduvaliériste. Contrairement à la démarche analytique qu’il a assumée dans des textes antérieurs relatifs à Haïti, la proposition de l’auteur d’« Un référendum à choix multiples » revient à apporter un appui direct et fort contestable au « kadejak constitutionnel » que l’ex-président Jovenel Moïse et le parti néo-duvaliériste d’extrême droite PHTK entendent imposer en Haïti en juin prochain avec le support de l’OEA, du Bureau des Nations Unies en Haïti, du Département d’État américain et du Core Group, à savoir l’adoption par un référendum cousu d’avance d’une nouvelle « Constitution » rédigée en catimini par des ilotes en dehors de toute consultation avérée de la société civile et au mépris du Parlement. Pareil appui direct témoigne d’une cécité volontaire sur la dérive autoritaire du consortium de « bandits légaux » qui gouverne un « État failli » en Haïti depuis une dizaine d’années et il avalise le système politico-mafieux de corruption et de blanchiment d’argent des « rentiers » du PHTK et de ses alliés. Faut-il s’étonner que la proposition d’« Un référendum à choix multiples » de Ricardo Seitenfus rejoint celle de l’obscur et intriguant Luis Almagro, secrétaire général de l’OEA, institution qui avait autrefois éconduit Ricardo Seitenfus en raison de ses critiques des compromissions de l’organisation hémisphérique avec les caïds de la politique en Haïti ? Il y a lieu de rappeler que Le Nouvelliste du 7 janvier 2020, dans l’article titré « Haïti, l’OEA et les USA, une alliance solide pour diverses raisons », consigne l’appui non équivoque de Luis Almagro au PHTK néo-duvaliériste : « J’ai également assuré le président [Jovenel Moïse] de notre soutien à l’adoption d’une nouvelle Constitution qui reflète la culture politique et la volonté de tous les Haïtiens, ainsi que la poursuite des réformes électorales et économiques indispensables. » Faut-il en déduire, dès lors, que Ricardo Seitenfus serait à nouveau à l’emploi de l’OEA dans le dossier haïtien, et qu’il serait « en mission commandée » afin d’offrir son appui et son vaste carnet d’adresses au projet de référendum illégal du PHTK néo-duvaliériste ? L’avenir proche le dira.
Dans tous les cas de figure, Ricardo Seitenfus ne peut nullement plaider l’ignorance du contexte politique actuel au pays ou la méconnaissance des caractéristiques du pouvoir détenu en Haïti par les « bandits légaux » du PHTK. Il ne peut non plus plaider la « présomption d’innocence » évoquée dans sa proposition au motif qu’il ne sait pas ce que signifie l’adoption d’une nouvelle « Constitution » qui risque de compromettre durablement l’établissement d’un État de droit en Haïti. Et lorsqu’il pose, dans sa contestable proposition d’« Un référendum à choix multiples », que « C’est uniquement par le biais de ce questionnaire au triple choix que la démocratie haïtienne peut s’affirmer », il induit lourdement en erreur l’ensemble de la communauté nationale et il endosse le rôle peu enviable d’un gourou mal inspiré, d’un prédicateur/donneur de leçons, rôle qui manifestement n’est pas le sien et qu’aucun Haïtien ne s’est aventuré à lui réclamer. Il devrait plutôt se mettre à l’écoute des centaines de milliers de citoyens haïtiens, à l’écoute également des juristes et des institutions de la société civile qui, de manière unanime et constante depuis plusieurs mois, rejettent le « kadejak constitutionnel » que le PHTK néomacoute croit pouvoir imposer en Haïti. Ricardo Seitenfus a fait le choix de soutenir aveuglément un pouvoir néoduvaliériste dans la périlleuse arnaque de la nouvelle « Constitution » rédigée en catimini par des scribes aux ordres d’un pouvoir anticonstitutionnel et illégitime très largement contesté en Haïti, celui du PHTK : c’est son choix, sa responsabilité, ce n’est assurément pas celui qu’exprime le peuple haïtien durant ses protestations de rue, à travers les institutions de la société civile et par la voix autorisée des juristes haïtiens.
Montréal, le 3 mai 2021