En fait, la césairomanie n’ayant aucune borne chez nous, il n’y a plus de Parc Floral mais un Parc Aimé Césaire. Le culte du grand homme a ses côtés ridicules, comme lorsqu’on se croit obligé de donner son nom à tous les lieux publics : aéroport, parc, salles de spectacle (oui, au pluriel et dans la même ville de Fort-de-France)… Il manque encore un lycée (à moins que nous ne soyons mal informé) mais gageons que la future université de Martinique qui naîtra sur les cendres de l’UAG sera baptisée promptement, elle aussi, Aimé Césaire. Le culte du grand homme peut cependant recéler des effets merveilleux lorsque le héros local n’est pas un conquérant belliqueux mais plutôt un littérateur. Car il ne faut pas se leurrer, que Césaire ait dominé sans partage la vie politique martiniquaise pendant un demi-siècle n’aurait pas suffi à en faire un personnage aussi universellement admiré et révéré, s’il n’était pas l’immense poète que l’on sait.
Et il faut bien admettre que la poésie peut faire des miracles quand on constate qu’une représentation comme celle qui s’est déroulée le 25 juin au Grand Carbet du Parc … (chacun le nommera comme il préfère) a rassemblé plusieurs centaines de personnes pendant deux heures d’horloge pour écouter des textes poétiques de Césaire, pourtant dits, le plus souvent, fort mal par des comédiens amateurs dont la bonne volonté évidente ne pouvait pallier les insuffisances. À cette réserve près, cependant, essentielle, qu’ils étaient accompagnés par Jean-Claude Duverger, un comédien authentique et talentueux, qui endossait le personnage éponyme du Rebelle. S’il ne pouvait, à lui tout seul, sauver la représentation, du moins nous a-t-il offert des moments forts quand son tour venait de prendre la parole.
Le Rebelle, on le sait, est le personnage central de la tragédie lyrique de Césaire Et les chiens se taisaient. La genèse de cette pièce, puis sa publication une première fois en 1946 à la suite des Armes miraculeuses, et enfin dans une forme pour le théâtre en 1956 constituent une histoire compliquée qui est racontée en détail dans l’édition critique des œuvres de Césaire (1). Au demeurant, le spectacle présenté dans le Grand Carbet n’était pas seulement l’adaptation annoncée de Et les chiens se taisaient. Le point de départ, l’évocation de l’aventure tragique des Antillais partis construire le canal de Panama (d’où les croix sur la scène), n’avait pas grand-chose à voir avec l’épopée de Toussaint Louverture (qui se cache derrière le personnage du Rebelle), ou avec l’esclavage qui fut également évoqué, ou encore avec la catastrophe de 1902. Outre des extraits de Et les chiens se taisaient, on a ainsi entendu de nombreux autres textes de Césaire, tirés du Cahier, des Armes miraculeuses… Par ailleurs, un « annoncier », installé derrière un pupitre comme un prêtre au moment du sermon, intervenait de temps en temps, délivrant un discours qu’on pouvait juger un peu trop explicatif et moralisateur.
Au point de vue de la forme, le contraste entre Jean-Claude Duverger dont la présence s’imposait immédiatement et ses comparses qui ne savaient trop où se placer sautait immédiatement aux yeux. Aussi ne regrettera-t-on pas, dans ce cas, la contribution apportée par les nombreuses images projetées sur un écran au fond de la scène. Si le procédé est facile, il avait ici incontestablement son utilité en distrayant l’attention du spectateur de ce qui se passait (ou ne se passait pas) sur la scène. Voir les deux photos jointes à cet article qui montrent, pour l’une, le canal de Panama (avec Gabin Dru, à gauche et le jeune Giovanni Hilaire, de dos à droite) et, pour l’autre, une esclave suppliciée (avec, à droite, Jean-Claude Duverger).
Au-delà des imperfections formelles – difficilement évitables en l’occurrence – il faut d’abord retenir de ce spectacle l’engouement qu’il a provoqué. Avec néanmoins un regret : que la moyenne d’âge des spectateurs ait été aussi élevée. La Martinique a bien des spécificités. Certaines que l’on aime et d’autres pas. La ferveur suscitée par les grandes envolées lyriques de Césaire fait partie des premières. Il serait dommage qu’elle ne se transmette pas aux jeunes générations, celles d’internet et – puisque le mois de juin nous y incite – du bac au rabais.
Le 25 juin 2014 au Grand Carbet de Fort-de-France.
(1) Aimé Césaire : Poésie, théâtre, Essais et Discours – Édition critique coordonnée par Albert James Arnold, CNRS Éditions et Présence Africaine, coll. « Planète libre », Paris, 2013, 1805 p.