Le racisme en Martinique : une latence conflictuelle qui pourrait s’amplifier

— Par Yves-Léopold Monthieux 

Les événements qui agitent en ce moment la Martinique conduisent votre serviteur à republier un récapitulatif en forme de brefs résumés de chroniques sur le racisme parues pendant près de 20 ans. Celles-ci ont été reprises dans leur intégralité dans son ouvrage « En finir avec les blessures de la peau » , 2023, vendu en librairie (12 octobre 2024).

Ainsi, dès ses premiers écrits sur le sujet, il a compris que la Martinique évoluait tranquillement vers une collectivité racialiste. Plus que tout autre pays, sa littérature croule sous le vocabulaire racialiste. Après « Négritude », « nègreries », « peau noire et masques blancs », « métissage » et autres sous-déclinaisons, il est désormais question de « noirisme », « békéisme », « mulâtrisme », « africanisme », « afro-caribéens » ….

En 2010, il écrivait : « Je ne suis pas surpris par le cours que prennent aujourd’hui les choses, sauf en ce qui concerne leur rapidité et leur ampleur. Notre rapport au racial est certainement le fait sociétal le plus important apparu au cours du mouvement social de février 2009. Nous en sommes tous responsables : noirs, blancs, indiens, chabins, mulâtres, intellectuels, médias, riches, pauvres, religieux, profanes, élus… ». « Dix ans plus tard, je n’ai plus grand-chose à ajouter à la vingtaine d’articles parus sur le sujet » (Antilla, France-Antilles, Politiques publiques, Montraykréyol et Martinin’art novembre 2019).

Il est difficile de croire que cette distinction martiniquaise ait pu se manifester sans la force des idées émises par Césaire, Fanon, Glissant et leurs épigones. Plus généralement, dire que leur œuvre a été déterminante dans la reconsidération des rapports Nord-Sud est un raccourci emprunté des observateurs éclairés.

Fort-de-France, le 16 octobre 2024.
Yves-Léopold Monthieux

 

1 – L’allégorie du petit oiseau de Martin Luther King – Lutter contre le racisme en parlant du racisme (2007). « Il est difficile de s’exonérer de tout racisme… Martin L. King n’a jamais manifesté cette certitude. Il a comparé ce mal à un petit oiseau que chacun porte en soi et qui lui monte parfois à la tête. L’important, enseignait-il, est d’éviter qu’il n’y fasse son nid. Comment mieux dire que celui qui a dû combattre cette peste au prix de sa vie ne se sentait pas à l’abri de la funeste pulsion ».

2 – La France légale et la France réelle (1999). « Se dire contre le Front national est souvent la seule démarche antiraciste de nombreux individus. Ce parti-pris ostensible ne dure souvent que le temps de sa proclamation. Ainsi le battage médiatique des artistes dans leur combat en faveur des immigrés n’a jamais favorisé l’insertion des comédiens de couleur dans le monde du théâtre, du cinéma ou de l’audiovisuel ».

3 – Le racisme par complaisance ou condescendance (2002). « Tantôt nous sommes les êtres les plus intelligents, et nous faisons la leçon à la terre entière, tantôt nous sommes pris la main dans le sac, et c’est la faute aux autres. Notre génie nous appartient, mais nos turpitudes sont d’abord celles des autres ».

4 – La tentation communautariste (2006). « S’appuyant sur l’incident (la profanation d’un lieu de culte à Basse-Pointe) et les interprétations auxquelles il avait pu donner lieu, le professeur affirme qu’il n’existe pas de communautarisme en Martinique. Selon lui, le communautarisme ne peut être justifié ni par la couleur de la peau ni par la confession. Il évoque, sans utiliser le mot, l’idée d’un large métissage qui permet, par exemple, à un non-indien de pratiquer les rites du culte indou. (…) Selon lui, à travers les couleurs et les confessions métissées, un vocable prévaut pour désigner les Martiniquais. C’est tout simplement le mot « martiniquais ».

5 – « Sale Blanche, casse-toi de là » : le racisme … est dans la maison ! (2006). « Les réactions parues dans la presse s’inquiètent de l’inefficacité de la justice. Manifestants et victimes se rejoindraient, les uns pour dire que la justice ne joue pas son rôle de protection du patrimoine commun, les autres, qu’elle n’assure pas la protection des biens et des personnes. (…). Les manifestants de Désert (Ste Luce) auraient pu saisir les élus d’un problème qui relève incontestablement de la politique : l’occupation des sols ».

6 – Blessures de la couleur de peau : tolérance zéro (2007). « T D (journaliste) veut atténuer le différend qui oppose deux élus du département. Il a raison. (…) Mais il a tort de penser qu’on peut tolérer le propos racial comme faisant partie de nos innocentes habitudes. S’il s’agit d’habitudes, …il faut en changer, il convient de les combattre. Ceux qui reçoivent à la figure des allusions se référant à la couleur de la peau ne les acceptent jamais. Même s’ils se taisent, ou disent le contraire. (NB. Son collègue sera condamné plus tard par la justice pour des laits similaires) …J’en ai été convaincu le jour où, sous les drapeaux, un jeune professeur guadeloupéen me rabrouait gentiment. Chez nous on ne dit pas « coolie », c’est péjoratif, m’avisait-il, nous disons « indien ». J’ai retenu la leçon, non pas tant par ralliement à la remarque que pour la souffrance qui y sous-tendait chez mon interlocuteur. Depuis, il m’est difficile de prononcer le mot coolie qui est pourtant d’usage courant en Martinique

7 – Le retour du bestiaire colonialiste (2007). « La parole a pris chez nous des libertés qui semblent avoir comme but de tester la solidité de la démocratie. L’analyse faite par un intellectuel du faciès du journaliste-écrivain (le même qui tolère les quolibets racistes et qui aurait eu le tort d’être membre de « Tous Créoles) paraît tendre vers cet objectif. (…) A lui seul, le membre de phrase suivant vaut tous les discours : « avec son crâne fuyant vers le haut comme la tête du mulet quand il désire se faire cheval… ». Ignoble ! Je ne crois pas avoir lu une description plus vile de l’être martiniquais par lui-même (…) Bref, ce bestiaire est utilisé, … pour valoriser une ethnie, le Noir martiniquais, dont la pureté (…) ne peut être qu’une représentation psychologique ou une construction psychanalytique ».

8 – A quand une autorité morale martiniquaise ? (2007) (Cet article sera prochainement republié) « Est-ce la solution qu’au racisme anti-noir on réponde par un racisme anti-blanc ? Bien sûr que non. En effet, deux racismes opposés ne s’annulent pas, ils s’ajoutent et se nourrissent l’un l’autre. On peut craindre que nous ne soyons, en effet, en train d’écrire la future société martiniquaise. (…) Il est inquiétant qu’aucune autorité morale supérieure politique, intellectuelle ou même religieuse ne s’élève contre ce penchant dangereux qui s’installe ».

9 – La Martinique ne doit pas basculer dans le racial (2008). « Tout se passe comme si l’indépendance était en vue et que ses promoteurs s’affairaient, en guise de paquet cadeau au peuple, à leur préparer une querelle raciale. On voudrait faire de la Martinique une petite Palestine qu’on ne s’y prendrait pas autrement. (…) Les adeptes de la négritude combattent la fille naturelle de celle-ci, la créolité ».

10 – « Une latence conflictuelle qui pourrait s’amplifier » (2008). « L’année 2008 commence avec les événements du Kenya qui font craindre un nouveau génocide. La situation a conduit deux internautes à échanger sur le sujet, ce 3 janvier 2008.  (Bondamanjak, les prénoms sont fictifs)

Yoan : Ce n’est pas propre aux Africains. En cas de scenario similaire en Martinique, il se passera quoi ?

Yannick : En majorité, en Martinique les jeunes sont instruits et suivent leur scolarité, et n’ont pas le temps de s’arrêter sur des conflits ethniques entre habitants (ex : du nord contre le sud) on est loin du massacre mettant en cause la couleur, ou le clan politique.

Yoan : Les Kényans ne sont pas instruits et ne vont pas à l’école… c’est ça ? Le simple fait de parler de nord-sud ou de couleur ou de politique montre bien une latence conflictuelle dans ton esprit, qui pourrait s’amplifier.

Yannick : En Martinique, il y a très longtemps (depuis l’esclavage) que nous avons compris que nous étions tous sur une île et en majorité de la même couleur et c’est ensemble que nous devons régler nos problèmes sous couvert d’une institution politique. »

Yoan : Que c’est beau ! »

11 – Obama et l’émancipation des Noirs (2008). « La probabilité que Barack Obama devienne le président des USA suscite l’adhésion des Français. (…) Mais on est loin de la réalité française qui a connu un recul par rapport à l’époque de Gaston Monnerville, président du Sénat et second personnage de l’Etat pendant 20 ans. (…) Les USA sont un pays jeune. Leurs coutumes ne se sont pas solidifiées au point de vaincre leur pragmatisme. Leur conception de l’esclavage avait été essentiellement utilitaire. (…) En revanche, vieux pays de culture, la France est imprégnée des courants historiques et de pensée, nés des périodes coloniales et au-delà. Sa culture est la sédimentation d’apports multiséculaires. Ainsi, la volonté officielle et intellectuelle française d’en sortir se heurte, à la fois, à des préjugés enfouis … »

12 – Du Noir vraiment noir au Noir tout à fait blanc (2008). (…) « Quand il s’agit de militer contre le racisme, il convient de se rapprocher de la conception de Mandela qui consiste à ne pas succomber à la tentation revancharde d’un racisme à rebours qui ferait supporter aux autres les pratiques qu’on a soi-même déplorées. (…) Cette exigence morale s’est retrouvée chez des abolitionnistes américains du 19ème siècle, dont le Noir Charles Lenox Remond, qui se sont mis en opposition à une tendance qui avait commencé dans certains Etats du Sud ». Ainsi le racisme au quotidien est bien moins celui du Blanc au Noir, que du Mulâtre au Chabin, du Chabin au Câpre, du Câpre à l’Indien et de Tous au Noir. Cependant le Noir de couleur noire n’entend pas de la même oreille que les autres l’affirmation « nous sommes tous des nègres » lorsqu’il sait que dans la réalité quotidienne, dans quelque milieu qu’il se trouve, il se sait au bas de l’échelle des Noirs d’appartenance.

14 – Le Tout Africain doit-il se substituer au Tout Gaulois ? (2010). Le discours identitaire martiniquais qui s’insinue dans tous les méandres de notre société est une démarche récriminatrice qui s’inscrit en rejet de l’identité française. Il s’agit d’une « identité contre » qui prend sa source dans ce fameux « nos ancêtres les Gaulois » inscrit dans les livres d’histoire jusque dans les années cinquante. Cette action en opposition identitaire peut se résumer par une phrase : « nous ne sommes pas Français ». Opposition est bien le mot puisque la préférence identitaire africaine nous est désormais imposée ; il convient d’affirmer que nous sommes tous issus d’ancêtres africains. On est passé d’une outrance à une autre : au tout Gaulois s’est substitué le tout Africain.

15 – Le racisme quotidien de proximité (2011). «La question qu’a posée la journaliste de RFO ce mardi à la Présidente du Conseil général n’appelait pas une réponse facile. (…) « Lorsque j’ai entendu cette dame passer carrément à côté de la question qui lui avait été posée (le mot « élégante » n’ayant trait qu’à la beauté du geste – elle venait d’écarter une collaboratrice), j’ai oublié la personnalité qu’elle était devenue pour ne retenir que la personne qu’inconsciemment elle nous a invités à considérer (…) Je veux parler de la souffrance qui traverse la société martiniquaise qu’on pourrait qualifier de « racisme domestique ». Que vient ici chercher le mot racisme, me direz-vous, alors que cette responsable nous dit seulement : « je n’ai jamais été élégante et je resterai dans ma nature » ?

16 – L’effet boomerang de la colonisation : Le bal des faux-culs (2011). La capacité des hommes à tomber des nues semble inépuisable. La presse avait paru ahurie d’apprendre l’usage de la drogue dans le sport, elle est aujourd’hui surprise d’y découvrir l’existence du racisme. Pourtant, il est peu de secteurs d’activité où en grattant un peu on ne retrouve des pratiques douteuses ou des faits de racisme. Seul Pape Diouf, l’ancien président de l’Olympique de Marseille, ose affirmer d’emblée qu’il n’est pas surpris par les révélations de Médiapart. (…) Il faut être terriblement naïf pour imaginer que la présence en nombre de Noirs en Equipe de France ait pu ne pas susciter d’interrogations.

17 – L’icône Mahatma Ghandi va-t-elle trébucher ? (2016) « Comme quoi, nul n’est complètement « pur » et « clair » dans les référencements historico-raciales… ». C’est par cette phrase qu’Antilla termine l’introduction de l’article parue au numéro 1737, « Gandhi, précurseur de l’apartheid ? ». A l’affirmation interrogative qui pourrait être mienne, j’ajouterai, comme Martin Luther King (cité plus haut), que tout homme a en lui un raciste qui sommeille. Valeur refuge au lendemain des deux guerres mondiales et au temps de la guerre froide, la stature de Ghandi a servi de modèle au monde entier pendant près d’un siècle. Pourtant aucune des révélations qui viennent écorner la réputation de l’homme illustre n’était inconnue. (…)

Récapitulatif paru le 30 novembre 2019