— par Janine Bailly —
Lire est un acte solitaire, où celui qui lit se crée, au-delà des mots et des pages, ses propres représentations, qui puisent dans son vécu, mais aussi dans ce que déjà il sait ou pressent de ce qui va lui être dit. Le texte ne s’imprime par sur un esprit vierge, mais il vient compléter, corriger, ou confirmer, débusquer aussi ce qui y dort. Être spectateur est au contraire un acte qui se partage, fait vibrer chacun à l’unisson des autres, et qui offre, sur les mots de l’écrivain, les images, les gestes, les couleurs et les sons choisis par une compagnie d’acteurs. Et le miracle a une fois encore eu lieu ce jeudi soir, au théâtre Aimé Césaire, où le silence quasiment recueilli de la salle, les rires bienvenus aux traits d’humour, destinés à relâcher un peu la tension générée par la gravité du propos, les vibrations enfin d’un public conquis, ont salué le travail de la Compagnie Les Asphodèles.
Mais comment être spectateur d’un livre sublimé sur la scène, que l’on connaît, que l’on a aimé et dont on garde la trace vivace dans l’âme ? C’est ainsi avec une légère appréhension que, ayant relu nuitamment Le Quatrième mur de Sorj Chalandon, je me suis rendue à la première représentation de la pièce tirée de ce roman qui, sans être autobiographique, a sans doute trouvé ses racines dans ce que furent les expériences vécues de son auteur, celui-ci étant l’un des deux premiers journalistes à être entrés, en 1982, dans le camp de Chatila, après que d’horribles massacres y eurent été perpétrés. Mais grand merci aux six protagonistes, j’ai très vite retrouvé l’émotion ressentie à la découverte de ce récit. Un récit qui, s’il nous parle de guerre, de déchirures et d’écartèlements, s’attache aussi à créer une utopie qui pourrait bien être porteuse d’espoir, utopie de Sam, le metteur en scène exilé, opposant aux colonels grecs, utopie devenue celle de son frère Georges, un Georges alter ego de Sorj lui-même ? Sorj ne dit-il pas, dans l’entretien qu’il accorde à Emmanuel Kherad à la sortie du livre, avoir prêté à son personnage ses images car si le journaliste n’a pas le droit de pleurer, Georges, lui, le peut !
L’utopie, ce serait donc de croire que, par l’art, l’homme saurait tenir et la guerre et toutes ses violences en échec ? Qu’il suffirait de jouer l’Antigone d’Anouilh dans une Beyrouth en survie sous les bombes, et pour ce faire d’emprunter, à chaque communauté se disputant le droit d’être là, un de ses enfants, appelé à devenir, pour un jour, personnage sur la scène en décombres d’un cinéma de la ville ? Mais ce répit, cette pause au cœur de luttes fratricides ne sera pas même accordé, et la troupe au moment du jeu volera en éclats, chacun s’égayant lors d’un bombardement de plus, le bombardement de trop, et le phosphore privera pour un temps Georges de son regard. Georges Œdipe d’un moment, qui devra pourtant ouvrir les yeux, affronter la réalité du viol, du martyr et de la mort de son Antigone, Imane la Palestinienne. Georges qui sur scène reste en vie, mais on comprend, dans ce dernier supposé échange téléphonique avec Aurore son épouse, qu’il est mort à cette existence tranquille, tant est grand le décalage entre ce qu’il vient d’apprendre et les réjouissances qui lui seraient, à son retour en France, proposées. Doit-on croire alors que chacun va retourner aux horreurs du quotidien dans une Beyrouth suppliciée, enlever le masque et remettre le brassard, comme il est dit rageusement que l’on ne voudrait pas le faire, masque de la tragédie théâtrale imaginaire et brassard de la tragédie trop réelle qui déchire les camps ennemis ?
L’idée seule est germe d’espoir, et le choix de jouer Antigone, qui n’est pas celle de Sophocle affrontant les dieux mais celle d’Anouilh bravant les lois iniques des hommes, paraît judicieux, puisque le dramaturge lui-même disait que sa pièce pouvait être jouée n’importe où, n’importe quand, et surtout pas en « costumes ». Puisque l’Antigone qui se rebelle a été saluée en France comme égérie de la Résistance à l’occupant, la censure allemande, parce qu’elle privilégiait la vision d’un Créon qui ne cède pas, ayant autorisé la représentation, alors on admet que les responsables de toute communauté à laquelle Georges s’adresse lisent la pièce à leur façon, et l’interprètent, avant de donner leur accord, au prisme de leurs religions, de leurs coutumes, de leurs croyances, ou encore, hélas ! de leurs préjugés. Du roman, l’adaptation que présentent les fougueux acteurs de la Compagnie Les Asphodèles, a privilégié non pas la guerre, mais le destin des hommes, leur cheminement, et leur rapport à l’acte théâtral, les deux étroitement imbriqués. Le quatrième mur fictif, s’il sépare en principe les spectateurs des acteurs, est fait ici pour être transgressé : depuis la scène, les personnages s’adressent à Eurydice, l’épouse de Créon, qui tricote dans un coin, non du plateau mais d’un lieu obscur de la salle. D’un autre quatrième mur, il sera fait aussi mention, lorsque dans sa description du cinéma choisi pour l’impossible représentation, Georges signale qu’il n’en reste que trois murs. D’ailleurs, ici, Georges ne sera pas celui qui, dans le roman, traverse le quatrième mur, celui qui protège les vivants.
Si « irrévérence » il y a, elle se révèle belle et créatrice, dans cette façon qu’ont les corps, de soutenir, par leur musique et leur chorégraphies, un texte à la bouleversante gravité , dans cette invention qui transforme le récit, mis dans le roman au compte du seul Georges, en répliques ou tirades dites tour à tour par les différents acteurs, par l’idée de présenter le chemin de Samuel Akounis dans une interview filmée, par ces tableaux composés dont je retiendrai celui où Joseph-Boutros, combattant chrétien, monté sur un assemblage en pyramide de structures mobiles, déclame le Demain dès l’aube de Victor Hugo, dressé tel une dérisoire mais effrayante Liberté guidant le peuple, avant de tirer à l’aveugle devant lui, car c’est le Liban qui tire sur le Liban.
La force de l’histoire, son universalité tiennent aussi au fait que toutes les rébellions s’y rejoignent, Sorj jetant un pont entre une jeunesse militante des années 70, les événements d’un Liban en guerre, ou encore la dictature qui fut celle des colonels en Grèce. Et je laisserai un dernier mot à cette amie qui, au sortir de la salle, me dit : « Il y a longtemps qu’un spectacle ne m’avait pas autant émue ! » Émotion, mais sans pathos, émotion de bon aloi !
Janine Bailly, Fort-de-France, le 20 janvier 2016
Deux photos de Paul Chéneau