Le prix littéraire « Fetkann! Maryse-Condé » récompense depuis seize éditions la création littéraire des pays du sud. Créé par José Pentoscrope, Président du CIFORDOM, il intervient dans le cadre de l’application de la loi Taubira du 10 mai 2001 qui reconnaît la Traite négrière et l’Esclavage comme crimes contre l’Humanité. Texte de loi Il met l’accent sur les principes républicains « Liberté, Égalité, Fraternité » et favorise le travail de Mémoire des pays du Sud et de l’Humanité toute entière. Ce concours récompense les ouvrages, recueils, travaux de recherche et essais qui mettent l’accent sur l’affirmation des droits de l’homme et favorisent le travail de Mémoire des pays du Sud et de l’Humanité toute entière.
Son président, José Pentoscrope, a remis ce jeudi 21 novembre au café de Flore, à Paris, les quatre prix récompensant la mémoire, la recherche, la jeunesse et la poésie. Sans surprise, le prix de la mémoire a été attribué à l’ex-garde des Sceaux Christiane Taubira pour son ouvrage « Nuit d’épine » aux éditions Plon, qui a manqué de peu le grand prix du roman de l’académie française.
Nuit d’épine
Christiane Taubira
ISBN : 2259278655
Éditeur : Plon (26/09/2019)
La nuit, chacun la voit, la vit, la sent, l’apprivoise à sa manière. De celle de Guyane, trouée d’un faible lampadaire sous la lueur duquel, enfant, à la faveur de la moiteur et du silence, elle allait lire en cachette, à celle qui lui permettait de régler ses comptes avec les péchés capitaux que les religieuses lui faisaient réciter dans la journée, la nuit a souvent été, pour Christiane Taubira, une complice, une alliée, une sorte de soeur intime, un moment particulier.
C’est la nuit des chansons qu’on adore et dévore, la nuit du sommeil qui refuse qu’on annonce la mort d’une mère, la nuit des études passionnées et des yeuxen feu à force de scruter les auteurs sacrés, la nuit qui ouvre sur les petits matins des métros bougons et racistes. C’est aussi la nuit des militantismes, de la Guyane qui se révolte, des combats furieux à l’Assemblée autour du mariage pour tous – un cathéter au bras et le courage en bandouillère. C’est enfin la nuit d’un tragique vendredi 13, bientôt suivie de celle où l’on décide d’un adieu.
Ces nuits des espoirs, des questions, des inquiétudes parfois, des colères aussi sont un roman du vrai. Un récit littéraire où l’auteur montre que la vie est souvent plus forte, inventive, poétique, envoûtante, dure, terrible que bien des fictions.
Extrait :
Subrepticement, puis effrontément, ostensiblement la nuit prend ses aises et ses quartiers. Elle glisse le long des poutres en angélique, lissant leurs contours et leurs nœuds. Je ne sais d’où je le sais mais la nuit c’est la vie secrète des parias. On prie, on rêve, bien sûr. Surtout, on conspire, on ourdit des renversements du monde, on fait des libations virtuelles ou réelles, on invoque les divinités et leurs saints, on empoigne son destin, on remet le monde à l’endroit et sur ses pieds : salut les opprimés, les humiliés, les exilés, à Cancún et par la Terre entière. La nuit, c’est le temps des serments inviolables, d’aveux rédempteurs, de déchiffrement des augures limpides ou énigmatiques. Lorsqu’elle est bien épaisse, elle fait fidèle cortège aux sorcières, aux gadô, aux prêtres animistes, aux charlatans. Lieu de résistances, de dissidences, de résilience, carrefour de toutes les sécessions et des plus improbables renaissances, elle mue et métamorphose. Entre les incertitudes des cieux et les inconstances d’un sol encombré de vœux et trempé de chimères, elle tire une bâche rugueuse et connivente. Cigales et grenouilles donnent concert. Elles sont ponctuelles. Le soleil s’éclipse d’un coup à dix-huit heures quarante-cinq. Tout se recouvre d’ombre, opaque d’abord, puis étonnamment légère et diaphane à mesure que l’œil s’habitue. Les stridences commencent sans annonces à l’obscurité tapante. Mystérieuse nature. C’est alors que démarre à Mana, plus à l’ouest que Cayenne le long du littoral, la volée de moustiques. Elle fuse, surgie de nulle part ou peut-être du fleuve, à dix-huit heures trente pétantes et s’achève à dix-neuf heures. Tant pis pour les raisonneurs pointilleux qui ne croient pas les insectes capables de telle ponctualité. S’ils tardent à se barricader durant cette demi-heure ils en sont quittes pour une raclée de piqûres, et c’est leur chance quand ils n’en récoltent ni paludisme, ni dengue, ni zika, ni chikungunya. Les fièvres peuvent être aussi redoutables que les noms paraissent exotiques.
Les arbres dans la cour semblent jouer de leurs formes. Comme s’ils rentraient le ventre ou bombaient le torse ou contractaient fessier, tendant les bras tout droit en position parallèle dans la droite ligne des épaules, omoplates plates, inspirez expirez… L’un d’eux, récemment décapité pour lui éviter de dépérir sur pied, exhibe un scalp en moignon orné de quelques feuilles tendres verdissant placidement. Les cocotiers sont moins longilignes que ceux de la plage, ceux-là fructifient et s’accommodent des dérangements intempestifs d’une cueillette anarchique. Le grand sachem, c’est le fromager. Il trône. De l’autre côté de la rue. Il règne sur un terrain vague où nul ne s’aventure plus dès les premiers signes du serein. Majestueux, il surplombe toits et clôture. Certes, ce n’est pas le fromager de Saül, arbre-champion que je ne connais pas encore. Celui-ci ne frôle pas la voûte céleste, il lèche l’horizon. On dirait un Kaïlcédrat royal du Cahier de Césaire, plongeant dans la chair rouge du sol, dans la chair ardente du ciel. Il a la tranquille rectitude de l’invulnérabilité. Il n’est pas un téméraire à grand balan, même soûl, pour courir le risque de l’égratigner fût-ce par mégarde. Il est Fromager, donne hospitalité aux maskililis avec leurs vingt orteils inversés, aux bébés morts avant baptême qui ne trouvent pas le chemin des limbes, aux baklous malfaisants tolérés par Massa Gadu et il accueille, branches ouvertes, les antipodes libous de passage. Il étire ses contreforts plus largement qu’un palétuvier, lascivement, confortablement. C’est sous ses feuilles que ressuscitent les dieux bannis, que festoient les esprits négligés, que refleurissent les cultures reniées, les langues désertées, les rites délaissés. Ah !
à l’orée du Bois
sous lequel nous surprit
la nuit d’avant ma fugue afro-amérindienne
je t’avouerai sans fards
tout ce dont en silence
tu m’incrimines1
Il fait soudain nuit noire : un nuage qui a dû tirer ses voilages. Le manguier, sensible aux signes invisibles, frémit en raidissant ses branches. Demain, inutile de goûter à ses fruits au sol, ils auront la saveur acide de l’inquiétude. Le parfum des marie-crabe jaunes s’insinue sous le souffle qui décoiffe les amandiers. Ce n’est plus le temps des oiseaux de jour. Pourtant, quelques alouettes froufroutent de l’avocatier au papayer, le chant étouffé comme si elles se chuchotaient des mises en garde. C’est le moment prisé des chauves-souris, infatigables promeneuses qui vont parcourir la moitié de la ville pour disperser dans les cours des pommes rosa et des amandes auxquelles personne ne touchera. La couche compacte de nuages échoue à dissimuler les étoiles qui percent par les fentes qu’elles forent, forcent, qu’elles écartent comme la mer Rouge devant Moïse, pas toutes, les plus têtues, les plus coutumières, celles qui ont, pour de bon, marqué leurs préférences au sud et ne se formalisent ni des humidités, ni des incantations, ni des inattentions. Elles imitent d’éloignées cousines comme celle-ci Aldébaran, roue hugolienne inouïe de lumière. Charriot en remorque, elles traînassent en paradant et s’esquivent le temps de déjouer un vœu inconvenant. Le reste du temps, elles se pavanent dans un carnaval céleste qui se moque bien du savoir inachevé des astronomes en lançant des clins d’œil concupiscents aux astrologues. « Ce qui frappe c’est l’acuité vide du paysage dans le conte créole : le paysage y est épuré, un plan de lieux successifs… C’est que le paysage n’est pas destiné à être habité : lieu de passage, il n’est pas encore un pays2. » Cette aberration décrite par Édouard Glissant est tout à la fois une violence, un déni, une mutilation consentie. La violence de ceux qui écrivent l’histoire du monde depuis un centre impérial et péremptoire qu’ils font rayonner sur d’immenses marges, récusant toute subjectivité à qui peuple ces marges. Un déni ruminé par ces générations encore tout arc-boutées sous l’effort requis pour se rapiécer après les siècles de « ravalement, de total outrage, d’omni-niant crachat3 », cohortes rebelles soumises à la chicote, asservies par l’Institution particulière – c’est son titre d’hypocrite bienséance. « Désastre, Parlez-moi du désastre, Parlez-m’en4 ». C’est, chez la plupart des gens de chez nous, une mutilation consentie. Par désarroi. Par ignorance du nom de la chose. Frantz Fanon nommera la chose, aliénation, dépeindra ses méandres et ses ruses, décrira ses victimes dont la volonté s’est pétrifiée.
En attendant d’atteindre à ce sulfureux savoir, il faut à son corps défendant et malgré les réticences voire les insurrections de la mémoire apprendre à vénérer les ancêtres gaulois et ânonner leurs exploits ; s’extasier sur les faits d’armes de Pizarro contre Atahualpa, sur les prouesses de l’amiral Colomb et les furies d’Aguirre, ne montrer nul égard pour les suppliciés qui pavent leur sillage, dont la jeune éblouissante et redoutable reine Anacaona ; il faut admirer les caravelles et sucer leurs jolis noms féminins Nina, Pinta, Santa Maria comme trois ramikins poreux ; acquiescer à la Découverte comme à une bénédiction ; enchaîner le catalogue des comptoirs coloniaux comme une litanie ; rabâcher les villes tropicales vaincues et s’en réjouir ; tenir pour sauvages sanguinaires cannibales et lubriques ces Peaux-Rouges adorateurs de Soleil et de dieux à tête d’oiseau qui, incidemment, habitaient ces terres prétendument vierges… ; il faut s’appliquer à réciter sans trébucher les départements français et leurs chefs-lieux. Pour cela, il convient de faire bien attention à ne pas mélanger torchons et serviettes, truffes et limaces : un saut arithmétique est nécessaire. Après le quatre-vingt-quinzième et dernier département hexagonal, le quatre-vingt-seize restera fantôme ou en quarantaine illimitée. On passe donc à une série de quatre-vingt-dix-sept, un, deux, trois, quatre pour ces territoires des tropiques que l’on n’apprend pas encore, ou que l’on n’apprend plus, la géographie cabriole. Il y a, et il le faut bien, un écart entre la métropole et ses quatre dépendances qui paressent en l’autre bord de la mer. Pour l’instant, de ce côté des rives marines, en Atlantique, en Caraïbe, en océan Indien nous répétons laborieusement et scrupuleusement et assidûment et infailliblement ce lot d’étrangetés.
C’est que ce côté nôtre c’est l’autre côté, l’outre-mer… Et voilà comment on vous désaxe la tête : le chez soi hors champ. Ainsi se déploie la toute première présence sociale : par l’absence, le silence, l’inexistence. Comment y survit-on ? Par instinct d’abord, puis par défi… quitte à puiser dans les réserves syncrétiques des nuits marronnes et des sabbats de sorcières réfractaires, des rituels candomblé et des célébrations d’orishas, des contes louant les épopées féminines des guérisseuses et des avorteuses, ces bienfaitrices qui œuvrent obstinément la nuit. Senghor d’ailleurs « proclame la nuit plus véridique que le jour ». Gentiment, la nuit nous entraîne ailleurs. Ses bruits et ses formes sont moins insolites que les drôles de vérités de nos livres. Un jour, sans prévenir, et sans pour autant qu’on en soit surpris, s’ouvre cette royale voie de secours quand viennent à la rescousse, sur la pointe des pieds, faisant le mur et clignotant dans cet univers alien, les inaccessibles Tumuc Humac de l’extrême sud guyanais, hors de vue et de portée, aussi réels que symboliques, infiniment plus hospitaliers que le Massif central ou les Vosges ou même les gorges du Verdon. Irrésistibles Tumuc Humac, réceptacle d’une irrépressible envie d’être et d’un lieu. C’est Maman qui nous en parle, à brûle-pourpoint, comme d’une contrée mystérieuse et bienfaisante. L’un de mes frères, plus vieux de trois ans, qui pratique un snobisme de la défensive, ressasse en toutes occasions qu’il est américain. Il s’identifie à des personnalités tellement disparates, Sammy Davis Jr, Elvis Presley, James Brown, Marcus Garvey, Marlon Brando, les Harlem Hellfighters… que cela me paraît absolument extravagant. Je ne comprends pas, sur le moment, qu’il prend pied sur le continent à défaut d’avoir un pays.
Survient l’heure propice. « La lune blanche Luit dans les bois C’est l’heure exquise » de Verlaine. La lumière du réverbère clignote à intervalles irréguliers, m’arrachant des larmes d’attention et d’application. J’ai coincé ma lampe de chevet entre la table de nuit et le haut du lit. Elle éclaire modérément, une veilleuse reste une veilleuse. Mon petit transistor, calé sur le traversin, diffuse tout contre mon oreille un concerto de Bach, peut-être le Brandebourgeois numéro quatre, je retiens ma respiration sans y prendre garde jusqu’à suffoquer, c’est l’effet que me font la flûte et la fugue. Ça crachote en sourdine, c’est une forme de massacre de la musique mais c’est mon concert contrevenant. Je suis en triple infraction. Lumière, lecture, musique. Comme en échelle logarithmique, la transgression musicale est triple. J’enfreins le silence imposé par le couvre-feu maternel, je passe outre les goûts du professeur de musique qui survole Bach et s’attarde sur Lully, je contourne mes familiarités harmoniques. Peu avant les aurores, quand le soleil feignante encore, surtout le samedi, la radio diffuse bluettes et variétés. Même sur les nouvelles chansons nous reconnaissons les voix des filles up to date comme Hardy et Vartan, des garçons au timbre fluet comme Salvatore Adamo ou, il est moins émouvant mais son tempo est plus entraînant, Dick Rivers à la houppe. Le dimanche après-midi, sur le gramophone qu’il nous est résolument défendu de seulement effleurer autrement que du regard, Maman passe des disques de blues et de jazz, Armstrong, Bechet, Dizzy, Duke, Billie, Sarah, Ella… et tout ce qui en découle, de Makeba à Belafonte, de Celia Cruz à Mighty Sparrow… Elle alterne avec les chansons françaises à textes, de Piaf à Trenet, Gréco et Nougaro, de Barbara à Béart, Aubret et Salvador, de Baker à Reggiani et et Dalida et et et Tino Rossi… Tels seront longtemps mes trois univers mélomanes. À l’adolescence, période des grands interdits affriolants, ce sont les ritournelles, mélopées et mélodies sensuelles légères sucrées guyanaises, sud-américaines, caribéennes qui traverseront allègrement tous les filtres pour agrémenter mon répertoire, varier mes goûts, corser mes désirs, gonfler les voiles de mes impudentes et impudiques rêvasseries. C’est bien l’heure propice, celle de toutes les désobéissances et des explorations hasardeuses. Je commets, sans particulière lucidité mais avec une prescience d’hédonisme, mon initiation brute et profane, autonome, à la maîtrise du temps.
‘O Tempo virou
Deixa virar
O Tempo dobrou
Deixa dobrar
Vamos brincar com Tempo
Atè o dia clarear5
Le Temps a tourné
Qu’on le laisse tourner
Le Temps s’est courbé
Qu’il se courbe
Nous allons jouer avec le Temps
Jusqu’au clair de jour
Le temps, énigmatique et familier, les temps, y compris celui avec lequel saint Augustin est aux prises dans ses Confessions. Évanescence de ce qui n’est déjà plus et cependant permet le recul sur les faits du jour écoulé et promet d’entrevoir ce que seront les circonstances du jour qui approche. « Ce qui devient évident et clair, c’est que le futur et le passé ne sont point… il y a trois temps, le présent du passé, le présent du présent et le présent de l’avenir. » Ainsi trancha-t-il, ce monsieur qui, paraît-il, a bien croqué la vie avant de devenir chaste et grand philosophe. D’autres ont mieux humé l’équivoque : « Si, comme aux vents désignés par la rose Il est un sens à l’espace et au temps S’ils en ont un ils en ont mille et plus Et tout autant s’ils n’en possèdent pas. » Ça, c’est Desnos. La poésie, définitivement, est plus intuitive et plus sagace que la philosophie métaphysique. Et pas moins pittoresque que cette histoire d’années-lumière et d’étoiles qui parviennent à notre vue des milliers d’années après leur apparition et même après leur disparition. Quant au théâtre, la professeure de français nous enseigne qu’il ordonne l’unité de temps, de lieu et d’action. Il paraît que cela nous vient d’Aristote. C’était bon pour Racine et Molière. Ce n’est plus d’époque. Je pense catégoriquement que c’est de la foutaise. Hé hé, défier Aristote ? Vertige ! Désormais c’est moi, souveraine, qui ritualise mon temps et je décrète que la nuit en est reine.
Tant d’idylles m’attendent. Des femmes, des hommes nés dans les suds, ont chanté leurs racines, leur histoire, leurs rêves et leur révolte. Sûrs de leur bon droit et de leurs effets, ils scandent que de leur éveil et de leurs défis « tout un rythme nouveau va térébrer le monde6 ». Le cri de Césaire perce déjà, la rage de Damas transperce, je n’ai pas encore aspiré, reniflé, léché la glaciale fureur de Fanon, saisi l’énergie vitale de Cabral. D’autres, encore inconnus, serpentent dans des complaintes. Lys blanc de pureté native et gouttes bleues de Gilbert Gratiant. Envolées de parnassiens attardés qui, comme Marcel Achard sur ses frêles pipeaux, chantent de blancs chagrins. Les élucubrations hallucinées et impudiques de Mayotte Capécia rampent rampent rampent mais, pulsion féminine de conservation peut-être, sa personne m’émeut encore. Fanon trouve qu’elle éclabousse. Il a raison. Mais c’est trop sévère.
La nuit est partout magique. Partout, partout. Le poète russe Ossip Mandelstam raconte :
C’est minuit dans Moscou. Un superbe été bouddhique.
Avec un martèlement léger, les rues se dispersent dans d’étroits escarpins de fer.
Les anneaux typhiques des boulevards se pâment de bonheur.
Moscou même la nuit ne connaît le repos.
Quand la paix s’échappe sous les sabots,
On dirait que deux clowns quelque part sur le champ de tir,
Ont pris place – Bim et Bom –
Et peignes et maillets sont entrés dans la danse.
Tantôt c’est un harmonica, tantôt
C’est un piano aux dents de lait –
Do-ré-mi-fa
Et sol-fa-mi-ré-do7
La nuit permet tout ! Toutes les audaces, toutes les images, toutes les noces sémantiques, imaginaires, lyriques. Et moi qui ne connais pas encore Moscou, même pas celle de Michel Strogoff, non plus celle des Cosaques de Tolstoï, je la vois, cette ville plus vivante qu’elle ne peut être, parce que je la vois la nuit et par les yeux d’un poète.
Ce chant discret, c’est celui du zozo-djab. Ce n’est pas un oiseau à tapage, excentrique comme l’oiseau-lyre. J’ai fini par comprendre pourquoi il chante discrètement. Il vient, zip ! piquer un sorossi sauvage bien jaune, bien dodu, suspendu au bout d’une de ces fines tiges qui courent le long d’un palmier, d’un mur ou d’une ligne à linges. Les tiges sont parcourues de feuilles en forme de pentagone souple et brodé, comme une espèce de trèfle à cinq folioles, en beaucoup plus fin. Zozo-djab avale une graine rouge bien luisante, s’éloigne, revient quelques secondes après, ainsi de suite jusqu’à ce qu’il ait vidé le joli fruit en losange de ses quatorze ou quinze graines écarlates et soyeuses. Ils peuvent être plusieurs et se relayer, crânant sous leur plumage noir lustré comme les mocassins de tonton Armand. Parfois, nous arrivons à les doubler : nous cueillons avant eux, ils nous fixent comme s’ils étaient un peu mécontents mais beaux joueurs, saluant notre célérité. Surtout que nous n’arrivons pas à attraper les fruits haut perchés, ce qui leur fait comme une zone privative. Je crois qu’ils nous préfèrent aux guêpes noires qui rôdent également autour des sorossis. Nous sommes trois catégories de compétiteurs-mangeurs. C’est à qui sera plus leste à la cueillette, juste au moment où la dernière trace de vert vire au jaune, indiquant la pleine maturité du fruit.
C’est, à force, loin, loin que je voyage pour atterrir en moi-même. Les terrains de subversion ne manquent pas. Zola m’ouvre à la détresse et à la solidarité ouvrières qui me sont douloureuses mais restent romantiques, faute d’usines sous les yeux pour rendre charnelle cette vie chienne. Il y a bien les dockers, mais sauf à errer sur les quais du vieux port, on n’a aucune idée précise de leur vie, et ici, les clochards eux-mêmes se comportent dignement, fiers, ils tiennent conversation, disposent de vêtements de rechange grâce à des personnes comme Maman qui trouvent toujours à distribuer même ce qu’elles ne possèdent pas. Et ils sont poètes, chanteurs ou guitaristes, cela discrédite la misère. Rien à voir avec L’Assommoir. Dreyfus me sera connu par Zola, bientôt. Je n’ai pas encore vu Kourou de mes propres yeux, ni la minuscule tour Dreyfus perchée sur un rocher évoquant une cruauté fanée devenue dérisoire. Les îles du diable et du salut sont impalpables. Rien de cela ne changera de sitôt : il faut que le territoire demeure enclavé et impénétrable pour en entraver l’appropriation. Hugo ramène aux pauvres gens. Il dévoile une possible et insoupçonnable méchanceté. Il fabrique des personnages sans rémission. Ou alors il les raconte. Ou il les recopie. George Sand sait deviner le charme et la subtilité de coutumes rurales. J’en déduis confusément que la ruralité n’est pas qu’ignorance et brusquerie. Si celle de là-bas devient intéressante, pourquoi pas toutes… y compris la nôtre. C’est sans scandale et sans Emma Bovary que Flaubert, je ne sais plus comment, me conduit à Pouchkine. J’en retiens que les livres sont plus francs la nuit, plus impudiques, plus diserts, moins prudents.
Man Cès bataille avec ses démons. Ils viennent chaque nuit. Eux aussi ont leur horloge. Celle des regrets et tourments. Man Cès, c’est ma grand-mère. Paternelle. Mon père ne vit pas à la maison : il a un autre domicile, une autre femme que ma mère, d’autres chats à fouetter que notre éducation. Man Cès, recueillie par Maman, a un pacte avec ses démons. Elle commence par haranguer le plant de piments batoto tapi sous l’aile d’un accommodant surettier derrière la maison, et dont les feuilles transforment les torsions du vent en minitornades qui délogent les mouches sans paupières qui flemmardaient, en leur arrachant de sinistres stridulations. C’est l’amorce de la querelle qui gronde. Elle borborygme contre les revirements du pimentier, évoquant son parfum avenant et ces petits fruits ronds aguichants aux nuances moirées qui fredonnent de jour et qui, la nuit à peine surgie, projettent des reflets désobligeants avant de sombrer en émettant d’hostiles geignements. Elle reproche à l’arbuste d’être un tourné-viré. Janis ! cingle-t-elle en sifflant entre ses dents. C’est Janus. Elle recycle et créolise ainsi les divinités, reines et pharaons dont Maman nous abreuve les jeudis après-midi. Elle avait surnommé Pigritia notre chien Pataud, assez indolent et qu’elle trouvait paresseux. Un surnom moins vindicatif que Pie-grièche qu’elle assenait à ma cousine, jeune adulte déjà mère, qui n’avait aucun penchant à l’obéissance et lui tenait tête à l’occasion de ses prêches de bon conseil. À peine a-t-elle éructé ses imprécations contre l’arbuste perfide et sainte-nitouche qu’elle s’en détourne pour aller à l’essentiel. C’est signe que le cœur de chauffe, ce rhum qui déchire la glotte en même temps qu’il dissout les inhibitions, a mûri son œuvre d’éphémère aiguillon. Alors, dans les vapeurs d’une intarissable désolation, avec les lourdeurs râpeuses d’une langue saburrale, Man Cès provoque les démons. À la cadence où cascadent ses répliques, je déduis que les malins lui répondent au quart de tour. Elle leur reproche, par bribes, d’avoir détourné le cours de sa vie en enfonçant les placers d’or où elle était colporteuse de marchandises vivrières et de conserves de plus en plus loin dans le ventre de l’arrière-pays, l’éloignant de la côte et de l’éducation de son fils unique. Je tends l’oreille. Indiscrète. Quelques rares et brefs feulements, qui peuvent aussi bien provenir d’un alizé agacé, sont les seuls sons à y faire suite. Vraisemblablement pour ne pas mettre leur pacte en péril, ces personnages supposément féroces usent d’une infinie patience, comme s’ils avaient autant envie d’elle qu’elle avait besoin d’eux. L’épisode n’est jamais bien long. Ils se retirent sur la pointe des pieds avant que la nuit se lasse. Man Cès ne fait de tort à personne… en suivant les ch’mins qui n’mènent pas à Rome…
Brassens est un compagnon constant, amoureux contagieux des poètes, de Villon à Pol, d’Hugo à Jammes, d’Aragon à Fort, d’autres à d’autres et sa propre plume ne dépareille pas. Plus tard, après que j’aurai moi-même entr’aperçu l’indicible effet d’amours inaccomplies, que j’aurai accueilli en gratitude, même douloureuse, les commotions enivrantes qu’elles procurent, que j’aurai mêlé la ferveur de l’éveil en émoi à l’ardeur en altérité, je saurai, sans l’apprendre de personne, offrir libre cours à ce bouleversement qui envahit « pendant quelques instants secrets ». Sans l’apprendre ? Pas sûr ! Elles et ils veillent et insufflent, avec leurs mots, leurs airs, leurs chansons, leurs bravades, leurs soupirs, leurs crépitements et leurs cris, cette disposition à aimer. Elles, c’est Nina, menaçante, I put a spell on you ! Aretha, adjurant Respect ! C’est Countee Cullen, « We are black but we are kings ! » C’est la reine de Saba, le Cantique des Cantiques, « Je suis noire, mais je suis belle […] Comme les tentes de Kédar, comme les pavillons de Salomon. » C’est encore Nina, sûre de la déroute des fatalités et de la débâcle des défaites, « When you’re young, gifted and black There’s a world waiting for you. » C’est Charlie Parker, le king de la Cinquante-Deuxième Rue, et son Anthology extraordinairement inspirée, Parker encore avec K.C. Blues, « People ‘re going to see who I am » (Yessss ! ça c’est mon exclamation, le cou tendu comme celui d’une sarcelle). C’est l’inapaisé Marvin Gaye, formel : « War is not the answer, who are they to judge us ? » Elles et ils sont guides de la conscience de soi, soi en soi et soi en nous, nous furieux que le vent s’enroulant embrasse d’un plus vaste frisson, elles et ils sentinelles de l’émotion-rage-joie. C’est encore Brassens sublimant comme nul autre les romances fugaces, éclairs de séduction inaboutie et de mélancolie qui courent des carnets des grands poètes et des siens aux cordes de sa guitare. Des Passantes aux Filles de joie, sa tendresse profère sans appel qu’est imprescriptible sa prescription de compassion envers exclues et maudits, intouchables paradoxaux, sœurs et frères de déveine reconnaissables sous toutes les latitudes. J’adhère ! Et alors, comme elle devient ordinaire, grandiose cette fraternité drapée dans la simplicité et la grâce, celle de l’Auvergnat, de l’hôtesse et de l’Étranger. Avec l’aisance opiniâtre de la désinvolture Brassens plante mes premières défiances à l’égard des conservations qui vont de soi, ainsi du mariage. Quant à Brel, faisant tourbillonner la langue dans sa Valse à mille temps, l’étourdissant autour de Vesoul avec ce raffinement, cette légèreté caustique et cette gestuelle torturée, il me les rend vrais et vivants ces gens-là, ceux-là et aussi les Bourgeois et les centenaires de l’horrible piquette et les marins du port d’Amsterdam et surtout surtout Mathilde, femme libre, revenue. Ferrat, Ferré rôdent, Vian, Prévert gouaillent, attachantes figures séditieuses et inusables mutins.
C’est cependant une époque où tout le monde et n’importe qui chante, mal souvent, même Georges Guétary, cette nigauderie intégrale Papa aime Maman que l’on entend reprise à tue-tête dans les cuisines et les arrière-cours. Moi aussi je chante. Je ne fais aucun effort à la chorale de l’école mais je dispose d’un joli répertoire personnel, très peu conventionnel.
Mon univers onirique est d’autant plus vaste que mon monde physique est étroit. C’est en nuit que je peux, impunément, me vautrer dans ces mondes inopinés et déconcertants. Je navigue jusqu’à ceux-ci qui révèlent une inattendue barbarie, celle infligée à Héloïse et Abélard, jusqu’à ceux-là aussi qui me guérissent à jamais des renoncements bornés, ingrats et vains, celui d’Alissa chez Gide, tant pis pour Jérôme, celui d’Henriette de Mortsauf chez Balzac, quel indécis ce Félix ! Ce sont les premiers mais loin d’être les seuls. Leur succèderont Manon Lescaut, La Dame aux camélias, Paul et Virginie. Quelle idiotie, la pruderie ! ces îles de l’océan Indien me paraissent suspendues et je conserverai une sensation sournoise, importune et embarrassante de ce pays-ci que je perçois comme irréel et des sévices infligés à l’esclave, un élément de décor dans ce roman de Bernardin de Saint-Pierre. Néanmoins, il me plaît trop que tous ces mondes soient aussi instructifs qu’insaisissables. Ainsi vont mes déambulations désordonnées. Assurément, si quelqu’un contrôlait mes lectures je ne connaîtrais pas ces affres et délices précoces. Je sais qu’il est temps de poser le livre lorsque s’invite cet oiseau, qui est-il, je l’ignore aujourd’hui encore. Il me plaît alors de penser que c’est une femelle grand tinamou, bien qu’il ne s’en rencontre guère en ville. C’est un oiseau de sous-bois, il peut bien se contenter du yanman dans la cour. Normalement il chante plutôt à l’arrivée de la nuit, mais souvent les bêtes changent leurs habitudes lorsqu’elles viennent en ville. Parmi leurs façons de vivre, j’espère bien que monsieur et madame tinamou conservent celle qui fait que madame vagabonde et marivaude ici et là, tandis que monsieur couve leurs œufs bleu turquoise.
C’est le signal, le bout atteint du temps quotidiennement volé sur le sommeil. Il faut dormir. La nuit est brève. Le réveil toujours brutal mais tonique. Lorsque la nuit est longue, le réveil a les pesanteurs, les fadeurs et les regrets âcres du temps gaspillé. Ma seule nuit lourde et longue, de lointain souvenir, fut une nuit funeste… mais rien pour l’instant ne la laisse présager.
J’ai les yeux en feu. Cela fait bien deux heures que mes larmes coulent aussi inlassablement que l’eau qui suinte sans jamais tarir autour du nombril du petit bonhomme nu de la fontaine en bronze verdi d’humidité qui trône au milieu de la place Léopold-Héder. Elles glissent le long de mes narines comme on descend un coteau, pour finir sur le livre lorsque, pour déchiffrer les mots, je l’approche pratiquement de mon front. Je n’ai ni le temps ni le réflexe de les essuyer. Ce réverbère est une catastrophe : il n’arrête pas de clignoter. Or, je ne peux allumer ni plafonnier ni lampe de chevet : Maman a le sommeil léger, elle a la vigilance de son métier d’infirmière et de son dévouement à ses malades. Elle sait en un dixième de seconde qui ne dort pas. Je n’ai pas le choix, seul le réverbère patraque me permet de déchiffrer les lettres et les phrases. J’entame ainsi, à mon insu, ce qui deviendra un long commerce avec les ophtalmologues.
Ce sont les pignanwen qui commencent. Ils font pareil en début de soirée, dans cet entre-deux où le soleil s’éclipse sans que la nuit se presse. Les pignanwen sifflotent juste à ce moment de bascule, il faut toujours qu’ils soient les premiers à élever la voix. Des kikivis arrivent en majesté et donnent une sérénade. Ce sont des oiseaux hardis. Ils n’aiment pas qu’on élague les arbres qu’ils ont choisis pour habitat. Ils le font savoir par un récital sans harmonie, protestation en forme de punition pour l’oreille et l’humeur. Ils chantent avant les coqs. Défi de territoire ? Leur chant n’est pas chargé d’orgueil comme celui du coq. Il a l’air de dire tranquillement que, libres de leurs mouvements, ils ne sont pas bêtes de compagnie, qu’ils ne sont pas alentour par nous et pour nous, qu’ils vont leur vie propre. J’émerge laborieusement. Je fais mine d’avoir assez, voire trop dormi, il faut donner le change. Je saurai longtemps longtemps après que Maman n’était pas dupe.
Le courant descend
le ciel s’ouvre
Le ciel est frais
la bête s’ébroue brou-brou
route du vent
le vent a chayé la cendre8
1. Léon-Gontran Damas, in Pigments Névralgies.
2. Édouard Glissant, in Le Discours antillais.
3. Aimé Césaire, in La Tragédie du roi Christophe.
4. Léon-Gontran Damas, in Pigments Névralgies.
5. Cantique de candomblé (Brésil).
6. Paul Niger (alias Albert Béville), Je n’aime pas l’Afrique.
7. Ossip Mandelstam, L’horizon est en feu.
8. Monchoachi, in Partition noire et bleue (XXXVI).