« Le Paradoxe amoureux », de Pascal Bruckner

par Jean Sévillia

Il n’existe pas d’amour libre

 

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«Le Paradoxe amoureux» de Pascal Bruckner, Grasset, 276 p, 19,80 €.

 

Dans «Le Paradoxe amoureux», le philosophe Pascal Bruckner, en ex de Mai 68, explore le nouveau visage du sentiment amoureux, pendant qu’un groupe d’historiens se penche sur l’institution du mariage.

De Roman Polanski à Frédéric Mitterrand, de récentes affaires ont illustré combien, en dépit du bouleversement des mœurs, il est impossible de cantonner la vie amoureuse au strict plan privé. Rien d’étonnant à cela : l’amour, étant un lien entre individus, possède par nature une dimension sociale. Et cette dimension appelle des règles, des codes et des lois, fût-ce pour les transgresser.

C’est donc avec raison que Pascal Bruckner, dans son dernier essai (1), relève un paradoxe : «Les années 60-70 auront accouché de cette étrangeté conceptuelle, l’amour libre.» L’amour libre, précise-t-il, c’est un oxymore : l’amour attache, alors que la liberté sépare. Comment résoudre cette contradiction ? L’auteur s’emploie à répondre à la question, reprenant à frais nouveaux un sujet exploré en 1977, dans un ouvrage coécrit avec Alain Finkielkraut (Le Nouveau Désordre amoureux). Depuis cette date, cependant, la société a changé, et Bruckner lui-même a connu quelques désenchantements.

Dans ce nouvel ouvrage, sait-il toujours où il veut en venir ? D’où il vient, on le sait : il fut soixante-huitard, avec plaisir et même gourmandise, mais sur le plan politique, il en est revenu depuis longtemps, étant passé du gauchisme au libéralisme. Sur le plan de l’analyse des mœurs, toutefois, en quête d’une voie médiane, Pascal Bruckner semble encore se chercher.

D’un côté, il défend la révolution des années 60-70. «Certains acquis de cette période, affirme-t-il, restent incontestables : le changement dans la condition féminine, la contraception, le divorce, la dépénalisation de l’avortement, l’accession massive du deuxième sexe au monde du travail.» Mais de l’autre, il s’insurge contre certains phénomènes qui résultent, qu’il le veuille ou non, de cette révolution, déplorant les effets de principes qu’il répugne à condamner. S’ajoute un paramètre personnel : le philosophe avouait récemment qu’avec ce livre il cherchait aussi à se mettre au clair avec son propre désordre…

Inutile de chercher une cohérence là où il n’y en a pas. Deux livres coexistent dans ce Paradoxe amoureux, que chacun pourra tirer dans son sens. L’auteur, à l’unisson de son époque, légitime le divorce et justifie l’adultère, tout en déplorant le consumérisme amoureux, citant le cas – terrifiant – d’une jeune femme déclarant qu’elle allait quitter son copain, «car c’est un loser». Faut-il n’aimer que les beaux, les riches et les vainqueurs ? De même, tout en se félicitant de la liberté sexuelle, Bruckner s’inquiète de la logique qui conduit la vie intime réelle à singer une course à la performance érotique qui n’existe que dans les rêves de bas étage.

«Ce livre est écrit, observe l’auteur, pour ceux qui ne veulent pas déserter le théâtre des passions sans renier les changements intervenus.» A ses yeux, «Mai 68 a ouvert la voie à un renforcement du sentiment amoureux». Désormais, la famille n’est plus une institution, mais une affaire privée, reposant sur deux individus qui se sont mis en couple. Un couple fondé sur l’amour, et seulement sur l’amour. Un amour total, fusionnel, ne tolérant ni déception ni routine. S’il n’y a plus de passion, et notamment plus de passion sexuelle, ce couple perd sa raison d’être, et la famille avec lui.

Pour la collectivité, les conséquences de cette mutation des mentalités sont lourdes. En prendre la mesure suppose de se situer dans le temps long. Un ouvrage collectif dirigé par deux universitaires, Sabine Melchior-Bonnet et Catherine Salles (2), raconte l’histoire du mariage à travers la civilisation occidentale, et son rapport avec le lien amoureux. Le mariage antique, contrat privé entre deux familles, ne tient pas compte du sentiment. Le changement intervient avec le christianisme, qui privilégie l’amour au sein du mariage et la liberté de consentement des conjoints. «Le mariage monogamique va de pair, souligne Sabine Melchior-Bonnet, avec la valorisation de l’épouse et l’intériorisation d’une morale du couple reposant sur la fidélité et la stabilité.» Le code civil napoléonien, à cet égard, représente une certaine régression, puisqu’il accroît la sujétion de la femme à son mari, configuration qui, le divorce excepté, ne sera pas modifiée jusqu’aux années 60.

Aujourd’hui, le modèle naguère dominant – le couple marié avec enfants nés dans le mariage – a volé en éclats. A Paris et dans les grandes villes, un couple sur trois divorce, et un sur trois n’est pas marié. Couples recomposés, familles monoparentales, tous les modes de vie existent, et la doxa contemporaine ne supporte plus les jugements de valeur dans ce domaine : chacun a le droit de vivre comme il le veut, et d’avoir la sexualité de son choix.

Cette atomisation de la société – chacun définissant sa propre norme familiale, amoureuse ou sexuelle – exerce des incidences qui sont soigneusement occultées, afin de ne pas remettre en cause la sacro-sainte liberté de comportement. Une personne sur trois vit seule. Dans le lot, combien de solitudes difficiles ? Un enfant sur trois ne vit qu’avec un de ses parents. Combien de souffrances muettes (ou non), du fait de l’éclatement de leur famille biologique ? Neuf foyers monoparentaux sur dix sont constitués par des femmes. Parmi eux, combien de situations matérielles et psychologiques précaires ?

Pourtant, l’imaginaire reste lié à des valeurs classiques. En dépit de la liberté sexuelle, les jeunes filles attendent le grand amour et aspirent à être mères. Même dans le pire des cas : «Sous le string de la pétasse, il y a toujours un cœur qui bat», sourit Pascal Bruckner. Il ne faut jamais désespérer de tout.

«Le Paradoxe amoureux» de Pascal Bruckner, Grasset, 276 p, 19,80 €.

06/11/2009 |  Le figaro