iLivres : le coup de cœur de la semaine de Christian Séranot
(Philippe Rey, 109 pages, broché, 14,25€
Gallimard, Poche, à partir du 02/06/13/, 4,56 €)
Veritatis splendor ! Di fé pwi !1 Patrick Chamoiseau est de toutes les époques et de tous les âges. Sa parole est d’or et de boue, celle d’un écrivain génétiquement constitué par toutes les dimensions de son être en son histoire, qu’il sait rendre au centuple. Elle court les marigots, les échoppes bricolées des puissants, les ciels d’azur ou d’orages, les mythes revisités, les légendes apprises, les parlers écoutés et fait donner la foudre, ce raccourci de l’éclair. Elle conte aussi, dit l’éloge, clame l’indignité, s’insurge et caresse. Revendique la relation, tend au diversel. Poétique, elle se dérobe à ce qui enclot. L’Histoire est passée par là, dont elle se fait l’écho depuis plus de trente livres publiés. Celle de tous les esclavages, des insurrections, des pays dominés, mais pas seulement. Celle de la nature du monde dont elle dit la créolité et défend les richesses menacées. Tous ces écrits font œuvre.
La parole chamoisienne est sur la table de l’établi, du numérique. Parole de papier, parole analogique, parole de chaque son, parole multilingue, celle de l’oiseau de Cham qui restaure Saint-Pierre, capitale de l’univers en sa Montagne Pelée. Car il est des contrées d’où l’on vient où s’est joué depuis fort longtemps l’avenir du genre humain en ses états multiples. Terres Caraïbes, qu’il scénarise en des films-témoins qui restaurent toujours : les mémoires, les cœurs meurtris, les appétits de cinéma. Observateur, passeur, écrivain engagé dans « l’aventure du vivre » pour le paraphraser, il renaît chaque jour de ses cendres, de par sa vertu de voyant non embarrassé de signes lui, mais dont les yeux supplémentaires, décryptent les langages du vivant, desvivants et des morts en leurs scènes mémorielles dont il a le génie de nous restituer les vertus de par son art unique, d’une voix douce et maîtrisée, qu’on ne lâche plus, et dont on attend sans cesse la prochaine épopée livresque.
Une vie d’homme, d’écrivain, tout entière tournée vers les notions de risque et de tremblement, de sidération et de conscience conquise, vouée à la protection des imaginaires des peuples et au dialogue des cultures.
A dire vrai, Le papillon et la lumière dont nous avons choisi de parler ici est bien la métaphore de l’œuvre chamoisienne. Elle en résume à la fois le sujet et la portée, en incarne l’objet et l’ampleur, démultipliés dans ses diverses publications. Chacune conçue au feu des rhizomes de la Relation, comme clef de lecture de la condition humaine et de son histoire.
Publiée en 2011, toujours en vente et bientôt commercialisée en poche, cette fable d’un éclat unique de Patrick Chamoiseau, illustrée élégamment par Ianna Andreadis, met en mots avec virtuosité l’allégorie du papillon de nuit attiré de manière irrépressible par la lumière artificielle qui selon toutes probabilités le tuera. Un cadre propice à une passionnante réflexion sur le sens de l’existence et la notion de Beauté, la différence entre le Bien et le Mal, la Vérité et le mensonge, l’importance de certains choix, et la place à accorder dans sa vie à l’acquisition de connaissances, à l’état de curiosité, aux bienfaits de l’amitié, à l’apprentissage de la patience, au respect de la sagesse, à l’avènement de la vieillesse, aux fins premières et dernières, à l’écoulement du temps, etc.
La chronique du papillon
Au cœur du crépuscule indifférent d’une ville dont le jour s’en est allé, laissant place à une ville de nuit de tous les déserts, éclairages publics, néons blêmes ou « frénétiques », enseignes lumineuses, panneaux publicitaires lactescents, dardent leurs raies, dessinent des contours d’obscurités et de clartés, incendies d’ombres et de lueurs vives qui attirent aux lampadaires une société de papillons à la recherche de la lumière. Ils s’y brûlent les ailes et y perdent la vie parfois. Des bruits habitent cette nuit sans lune, au cours de cette soirée ordinaire : ceux d’une sirène de police au loin ou d’une ambulance, ceux des fritures des enseignes, mille grésillements. Chat, rat, Fromager majestueux, sont de la partie. Et les papillons meurent, massive hécatombe. Par centaines, leurs dépouilles transforment les pylônes en autant de cimetières.
Quelques-uns survivent, mais continuent, aimantés, leur folle sarabande, autour des ampoules électriques. Des ampoules qui se sont emparées de l’idée de lumière, en l’absence de la lune. Ces aventures singulières leurs coûtent. La plupart y laissent, estropiés désormais, une partie de leurs ailes. Mais ce petit peuple de papillons de nuit n’en a cure. Une aile délabrée est pour les siens, gage d’honneur, le symbole du courage : La preuve de l’engagement dans cette quête du grand secret de la lumière qui régit les existences.
Des naufragés volontaires, aux ailes bientôt empêchées, ces insectes nocturnes ?
Pas tous, parmi eux, un jeune aux ailes fringantes, l’un des deux héros du récit, se garde malgré tout des réverbères. Certes, il « s’élance comme les autres, tournoie dans les halos de clarté, et fonce dans les éblouissements. » Seulement au lieu d’aller s’embrasser contre cette épiphanie incandescente, « il opère chaque fois un prompt demi-tour. »
Il s’amuse toutes les nuits à frôler les pièges mortels, à les effleurer d’un vol maîtrisé. Ivresse du danger…
Le jeune différent épargne ainsi sa vie, mais ne peut se cacher que ce faisant une expérience fondamentale lui échappe : il ne sait rien au fond de la lumière.
Fait-il preuve de lâcheté, alors qu’autour, tombent au champ d’honneur de la connaissance des jeunes de son âge ?
Une nuit fameuse, les délaissant, il se pose sur un fil électrique, à côté d’un vieux papillon solitaire à la mine triste, aux ailes intactes aussi, semblant attendre simplement la venue de la ville de jour, et s’en ouvre auprès de lui.
Le vieux sage, autre héros de ce « raconter », paraît d’abord esquiver ses questions, avant de l’entraîner, nuit après nuit, dans un voyage initiatique émaillé de saisissantes péripéties.
« Les nuits se déroulent ainsi. Le magnifique papillon et l’Ancien sont désormais inséparables. »
Un dialogue passionnant s’engage entre eux.
Un jeu grave de questions-réponses, où les questions sont parfois plus importantes que les réponses ; ou vice-versa, tant certaines de ces réponses provoquent d’autres questions qui n’auraient pas été posées sans elles, à la manière du jour succédant à la nuit, ou de la lumière prenant le pas sur l’ombre, ou de l’ombre naissant de la lumière, quant ce n’est reflétant peu à peu ou soudain, sa propre clarté.
Chacun des deux protagonistes attribuant à son interlocuteur des patronymes dédiés.
Le vieux papillon solitaire devenant le « vénérable », quand ce n’est le « maître » ou « Papa ». Le jeune papillon questionneur baptisé « jeune admirable » ou encore « Le magnifique ».
Ils apprennent dès lors l’un de l’autre, toute sagesse égale, ainsi que l’on dirait « toute chose (étant) égale par ailleurs » (ceteris paribus sic stantibus).
Le jeune papillon s’élancera-t-il vers la lumière qui est en lui, sans plus la chercher, comme le lui recommande l’Ancien, qui lui ne cherche pas ? Car à quoi bon trouver ce qu’on espère ?
Dans sa recherche de vérité, son aîné le guidera, en le menant loin des réponses toutes faites, vers son être authentique, son moi unique et irremplaçable. Le faisant accoucher de lui-même à la manière de Socrate avec ses disciples.
De son maître le jeune fringant apprendra l’audace de vivre sans tabou et autres particularités signifiantes. Nous ne dirons rien de celles-ci. Laissons au lecteur le plaisir de les découvrir.
Chaque dialogue, ainsi qu’on le verra plus bas, vaut méditation, et la suite de l’histoire, mérite tellement découverte !
Un livre noir broché, aux illustrations à l’encre de Chine et au lourd papier précieux, à lire de jour comme de nuit, pour nous rappeler que « nous sommes de l’étoffe dont sont faits les rêves »2, notamment ceux que Patrick Chamoiseau a imaginés pour nous et qu’il nous restitue, en leur limpidité, dans ce conte anagogique, dont les vertus tutoient celles de livres, des chefs d’œuvre, qui ont douciné la planète : Jonathan Livingston le Goélandde Richard Bach, Le Petit Princed’Antoine de Saint-Exupéry, ou L’Alchimistede Paulo Coelho.
Il faut aller chercher Patrick Chamoiseau là où il est, lorsqu’il affirme : « Le communisme a affûté la poétique de Neruda ; le colonialisme a stimulé Kipling ; la fureur raciste a exalté Céline ; la religion a sublimé Dante ; la damnation esclavagiste a explosé Faulkner ; le colonialisme a déclenché Césaire ; le choc du monde en nous a éveillé Glissant… La littérature surgit d’étranges combustibles. Nous reste la beauté de la flamme… et les cendres de l’inadmissible. » Et aussi déclarer avec lui que « les textes sont répondants ». 3
Ecrivain majeur de la littérature contemporaine, prix Goncourt 1992 pour son roman Texaco, titulaire de nombreux autres prix et distinctions, Patrick Chamoiseau est l’auteur d’une œuvre qui rencontre depuis des décennies une audience internationale considérable. La quasi-totalité de ses ouvrages est traduite en plusieurs langues. La publication de chacun de ses livres fait événement.
Peut-être n’est-il pas indifférent, afin d’avoir de lui et de son travail quelques idées plus justes, de l’écouter nous dire : « Sans logique ni raison, le Malemort de Glissant m’a donné Perse, Faulkner, Segalen, réinventé Rabelais, Proust, souligné Marquez, réalisé Césaire, Villon, rendu Céline fréquentable, renforcé Kundera… Chaque œuvre en interaction avec les autres dans une sentimenthèque, les renforce, les renouvelle, les révèle, parfois même les invente. Et à l’âge où l’on commence à relire, la toile sentimenthèque se réinvente sans cesse, et s’élargit encore, avec les mêmes comme autant d’infinis. »
Oui, « les textes sont [décidément !] répondants »…
Christian Séranot
Encadré
Lire Le papillon et la lumière pourquoi ?
– Parce que cet écrit, que l’on pourrait estampiller de philosophique de par son sujet : « Vivre une vie sans risque a-t-il un sens ? » est un texte transgenre, de par sa facture : celle d’un conte initiatique universel, pour petits et grands, animé à la manière du Petit Prince de Saint Exupéry, par de courts épisodes de narration. Chacun d’entre eux, doté des ressorts propres à provoquer la réflexion, à en tirer une « morale », contribuant à la portée proprement « magique », « parabolique », du livre, que l’on visite en ayant l’impression de ne jamais se laver dans de mêmes eaux.
– Parce qu’il nous fait entrer en poésie, à travers la quête de soi du jeune papillon qui s’élance à la découverte de sa propre lumière, plutôt que vers celles, artificielles et dangereuses, qui jalonnent ses parcours. Le soleil vaut bien mieux que les réverbères ! Une maïeutique qui le mènera à l’essentiel que lui dévoile le vieux papillon : « Je veux dire que c’est à toi de vivre ta vie. Et c’est cela la vraie définition du courage : ne pas renoncer à vivre ce qu’on est de la manière la plus élevée, à être tout ce qu’on est de la manière la plus décente. » Un vieux papillon très doux, « qui ressemble presque, selon l’éditeur Philippe Rey, à un maître zen jouant avec un disciple, par des questions et des koans. »
– Mais aussi parce que Patrick Chamoiseau réussit le tour de force, avec cette fiction nourrie d’aphorismes (un récit original dont le charme opère une singulière séduction), de parvenir à s’adresser à tous les publics, en donnant l’impression à chaque lecteur qu’il le mène à son tour vers sa propre lumière.
La qualité des échanges entre les deux protagonistes : le jeune papillon à la recherche d’un sens à donner à sa vie et le vieux papillon réfléchissant au sens qu’il a donné à la sienne, tous deux différents, et si semblables, tous deux les ailes intactes, entretenant un étrange commerce avec la lumière – commerce qui échappe au commun des papillons qu’en ses avatars cette lumière aveugle, quand elle ne les tue – tient au style d’une fluidité désarmante, inouïe comme de l’eau de roche, de l’auteur de L’empreinte à Crusoé.4
Chaque rencontre, chaque déplacement du jeune papillon sont autant d’épisodes chargés de sens. Les actions qui en découlent, les dialogues qui les illustrent rythment le récit et prennent valeur de petites paraboles. Tout comme dans Le Petit Prince où l’on voit bien que les voyages interstellaires du héros, les péripéties autour de la rose, du renard, de l’allumeur de réverbères, etc., contribuent avec bonheur à charpenter « l’archipel narratif » pour s’exprimer en termes chamoisiens.
Et c’est ainsi que Le papillon et la lumière, nous raconte une histoire à la fois divertissante et moraliste. Les pérégrinations diurnes et nocturnes du jeune fringant dans des quartiers d’En-Ville désolés (et en leurs périphéries), couturés de lumières et d’obscurités qui ne se répondent pas, à l’ombre de réverbères ou de néons assassins (pour ses congénères), natures muettes en leurs chromos figés et indifférents, où la vie pourtant grouille de ce que chacun en fait dans sa relation au grand tout, s’ordonnent peu à peu de ce chaos même, de cet emmêlement.
L’humour n’est jamais loin. Et cette infinie simplicité, la plus complexe à rendre – d’une forme très aboutie de l’esprit d’enfance revisité par tous les savoirs surmontés et les expériences du vécu – propre à la manière de Patrick Chamoiseau, qui de livre en livre, entre le pur et l’impur, choisit l’épure, nous est donnée comme une grâce dans ce conte. Une histoire pleine d’enseignements, dont le succès tient aux vingt-huit éclats narratifs qui l’illuminent, permettant à un large public, c’est-à-dire à tout un chacun, de se faire sa propre philosophie.
Christian Séranot
Extraits choisis
(Commentés par Patrick Chamoiseau)
Nous devons préciser : « commentés indirectement par l’auteur de Texaco ».5 Nous avons en effet choisi d’illustrer certains extraits de ce conte Le Papillon et la lumière, par des citations et autres passages d’un texte éblouissant de Patrick Chamoiseau intitulé : « Poétique d’une démesure/Notes, divagations et ressassements sur la poétique d’un nouvel organisme narratif. » Un essai d’une trentaine de pages, paru le premier février 2011, dans le numéro 596 de La Nouvelle Revue Française, à l’occasion du Centenaire des éditions Gallimard.
Sous la direction de Jean Rouaud, il y était demandé à trente-deux auteurs, de Martin Amis à François Weyergans, en passant par Paule Constant, Erri De Luca, Ananda Devi, Carlos Fuentes, Alain Mabanckou, Boualem Sansal, Antonio Tabucchi, Mario Vargas Llossa, etc., d’évoquer le roman représentatif pour eux, du vingtième siècle.
Morceaux choisis du conte, fragments de l’essai, les uns et les autres se répondant, dialoguant, nous restituant, telle une voix off légendant le grand écran de nos vies, la voix si personnelle de l’Oiseau de Cham en son art de raconter (et de réfléchir sur) la diversalité du monde.
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« Chaque nuit, dans les villes, sur les routes, ensorcelés par les lumières artificielles, des millions d’insectes s’écrasent contre les ampoules brûlantes.
Parmi eux, les papillons de nuit. » (P. 7)
« C’est une soirée très ordinaire, dans un coin de la ville. La nuit est montée de la terre, a effacé le ciel. Maintenant elle retombe sur chacune des ruelles et des rues qu’elle épouse, qu’elle étreint, qu’elle révèle d’une manière étrange. La ville de jour s’en est allée, une autre ville est là : lueurs des phares automobiles, reflets de pare-brise et de vitres, néons frénétiques et enseignes lumineuses, éclats de vernis, de peintures et d’aluminium jeune… Milles brillances solitaires se reflètent dans les flaques et les graisses…
(…)
La ville de jour n’aime pas la ville de nuit. » (P. 8)
« Les restes de jour s’en vont au ralenti, des silences viennent, des solitudes fleurissent, des déserts volatiles se répandent…
(…)
A chaque rencontre d’un atome de clarté et d’une maille d’ombre, il y a de l’invisible, du pas vraiment visible, et ce pas-vu-visible que l’on voit sans rien voir… Partout, règne ce jeu welto créole du vu très brusque et du pas-vu soudain, ou wèy, ou té wèy, ou pa wèy… » (P. 9.)
« Chaque œuvre installe sa secousse plus ou moins importante, plus ou moins inattendue, plus ou moins soupçonnée, plus ou moins soupçonnable, dans une toile d’inter-rétro-actions sans limites et sans calendriers. Pour un créateur, la littérature est vivante. Elle vit de sa mort, elle meurt de sa vie, elle a besoin d’audace et de courage, elle recule dans ses réussites et palpite encore dans ses échecs les plus lamentables ou ses défaites superbes. C’est dans cette floraison chaotique que chaque créateur butine chaotiquement, s’invente ses pollens et son miel. » (P. C. In « Poétique d’une démesure »)
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Dans les mouvances de l’ombre, une vie fiévreuse s’affole et se maintient intense, et puis explose en toutes sortes d’insectes et grandes volées de papillons sans couleurs apparentes. » (P. 9)
« Et donc, les papillons de nuit sont là.
Ils tourbillonnent autour des lampadaires ; comme la lune est absente, les ampoules électriques s’emparent de l’idée de lumière : (…) Les papillons s’en exaltent, s’en approchent et en reviennent parfois.
Le plus souvent, ils s’y brûlent les ailes.
L’hécatombe est massive. » (P. 10)
« Les survivants tourbillonnent encore autour des lampadaires, mais ils ont les ailes plus ou moins estropiées.
(…)
Pour les papillons de nuit, l’aile délabrée est sans doute l’emblème du courage : le signe d’un début d’expérience du grand secret de la lumière. » (P. 11)
« A coté des symboles, des religions, des mythes, de la magie, de la technique, sapiens a eu besoin du narratif, car il existe une braise de l’impensable de l’existence que seul le narratif peut deviner. Ainsi, aucun art n’échappe au narratif, c’est par là qu’ils convergent, mais chaque art est le voleur singulier d’une étincelle de cette flambée –– étincelle qu’il est le seul à pouvoir ramener, le seul à pouvoir maintenir, le seul à pouvoir exalter… » (P. C. In « Poétique d’une démesure »)
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« Cette nuit-là (qui ne sera pas comme les autres, puisque je vais vous l’inventer), un jeune papillon aux ailes fringantes, s’élance comme tous les autres contre les lampadaires. Il est fougueux mais pas fouben. Il tournoie dans les halos de clartés, et fonce soudain dans les éblouissements. Seulement, plutôt que de heurter cette féérie brûlante, il opère chaque fois un prompt demi-tour.
(…)
Ceux qui survivent au contact de l’ampoule et qui s’en reviennent avec les ailes roussies, se moquent de lui et le mettent à la fête. » (P. 12)
« Tous n’en finissent pas de célébrer ceux qui ont su plonger dans le secret de la lumière et qui gisent en grande masse au pied des lampadaires. Ce sont les héros de la nuit et des exemples de vie.
Ils ont osé leur vie.
Ils sont allés direct aux extrêmes de la nuit et de la vive lumière. » (P. 12-13)
« L’idée de la sentimenthèque est juste pour illustrer ce que signifie une réussite narrative. Une grande narration crée une myriade de relations infimes avec une infinité d’autres œuvres, de tous les siècles, tous les courants, toutes importantes ; cela forme une sentimenthèque luisante qui forme le créateur pour qui elle s’est formée. Et la même œuvre pour un autre créateur peut engendrer une toile différente. C’est cela la puissance génésique et générique du narratif. » (P. C. In « Poétique d’une démesure »)
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« De tout cela, le jeune pas fouben n’en a cure… Il s’éloigne de la ville et s’enivre des ombres, il tourbillonne dans les parfums des fleurs qui languissent vers la lune, il s’amuse (…) Il va. Il va vite. Il va fou. Il va sans y penser. Il va, là où la nuit souffre de luminescences : aux abords des villas, près des hublots de garage, dedans d’étranges jardins hantés par des balises solaires (…) Là il éprouve le sentiment d’une pure jouvence. » (P. 13)
« Mais toujours il revient vers la ville nocturne, car la ville est partout, la ville fait océan.
(…) Il s’élance malgré lui, s’élance sans comprendre, s’enivre du bond vers la lumière brutale, mais alerté par on ne sait trop quoi, il amorce toujours son très habile virage juste avant d’effleurer la vitre redoutable. » (P. 14)
« Le Don Quichotte de Cervantès problématise toutes les apparences du réel en vigueur. Il met en exergue la toute-puissance de l’imaginaire individué qui nous livre le monde autant qu’il le dérobe, qui l’invente autant qu’il le découvre. La solitude du chevalier à la triste figure – ce monde qu’il recompose hors de ce que voient les autres, sa liberté qui fait folie refondatrice – l’installe dans tous les siècles et dans l’incontournable défi d’aujourd’hui : l’individu, en face du monde, qui se doit de construire tout seul sa propre éthique. » (P. C. In « Poétique d’une démesure »)
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« Soudain le jeune fringant délaisse la sarabande des comparses de son âge pour se poser auprès d’un papillon mélancolique. Loin de toute agitation, ce dernier végète sur un fil électrique, au-dessus d’un McDonald’s, dans un remugle d’huiles mortes et de frites échaudées. Contrairement aux autres, le solitaire ne semble pas pressé de vivre à fond la nuit avant le retour désolant du soleil. Il semble vieux, pas vaillant, attristé, immobile et absent. Pourtant, quelque chose a aimanté le jeune fringant vers lui : c’est le premier mystère de cette drôle d’histoire. » (P.16-17)
« – Tu m’as appelé ? lui demande le jeune papillon.
– Je n’ai appelé personne, lui rétorque le vieux mélancolique.
– Pourtant, j’ai cru avoir entendu quelque chose…
– Erreur papillon.
Le jeune éprouve le sentiment que l’on se moque de lui.
– Etrange, quand même, insiste-t-il.
– Pas vraiment, répond l’Ancien. Je ne t’ai pas appelé, pourtant tu es venu. Tu ne crois pas m’avoir cherché, pourtant tu m’as trouvé.
– Et alors ?
– C’est un signe. » (P. 17-18)
« Sapiens a mieux habité ses récits (et sa musique qui toujours fait récit) que le monde. Mieux habité ses littératures que ses paysages. Ses récits (en arts, littératures, musiques…) l’ont mieux habité en retour que le réel du monde. Chaque homme d’écriture et du dire habite les écrits et les dires qui l’habitent. Rimbaud a habité la poésie qui l’habita durant très peu d’années, puis il en est tombé, disparu corps et flamme on ne sait où dans le réel. Césaire habitait très vif en poésie, agonisait dans le réel du politique… L’essentiel du réel de sapiens provient de son imaginaire, ce grand conteur. » (P. C. In « Poétique d’une démesure »)
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« Me jeter dans la lumière serait bien regrettable…
– Pourquoi ? s’étrangle le fringant. Tu la connaîtras enfin !… Tu n’auras plus tous ces maux et regrets !…
– Pour vraiment connaître la lumière, il faut y aller à fond, y aller totalement, risquer pas seulement ses ailes, mais son corps tout entier…
– Et alors ? L’important n’est-il pas de connaître la lumière ?!
– Oui. Mais alors je ne connaîtrai pas la vieillesse, soupire encore le vénérable. » (P. 42)
« La lumière du grand narratif est poétique : le mot qui fait soleil et la prose dépourvue de dentelle, chaque ligne pourvoyeuse de petits dons mystérieux, et partout le désir du soudain bouleversement de la beauté. Le mémorable, l’inoubliable nous attestent que prose et poésie sont de même matière, et se distinguent dans leur relation même. » (P. C. In « Poétique d’une démesure »)
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«– Dans comprendre il y a « prendre », papillon…
– Et alors ?
– Dans les choses de la vie on ne peut rien vraiment « prendre ». Tout passe, tout fuit, tout change et ne revient jamais. Si tu « prends », tu ne gardes que le vide.
– D’accord, grand sage.
– Personne n’est vraiment sage.
– Qu’est-ce que vous êtes alors ?
– Une vie qui se débat dans cette affaire du vivre.
– Bon, bon, bon… grince le jeune agacé. Dites-moi plutôt : quel est l’intérêt de connaître la vieillesse ?
–Tu as de bonnes questions, lui dit l’Ancien.
–Tant mieux !
– C’est bien d’avoir de bonnes questions.
– C’est encore mieux d’avoir de bonnes réponses.
– La question est une pleine lune, la réponse est toujours un soleil aveuglant.
– Les nuits de pleine lune ont besoin des soleils aveuglants, rétorque le fringant. Ne serait-ce que pour être plus belles.
(…)
– Pas de réponse ? s’inquiète le jeune fringant.
– …
– Pourquoi un tel silence, papa ?
– Pour mieux te permettre d’entendre ce que je vais te dire. Le silence est le cœur de l’écoute et l’énergie de l’attention.
– Bon je vous écoute. (P. 47)
« Déterminer d’une puissance narrative exige de tenir compte de l’expression humaine dans sa totalité, ce qui mobilise pour tous, les conteurs et leurs problématiques, mais aussi les musiciens, mais aussi les plasticiens, danseurs, comédiens, cinéastes… La sobriété narrative de Miles Davis connait la limpidité du Petit Prince de Saint Exupéry et la complexité rieuse d’un texte de Kundera. Il y a du Rabelais chez Louis Armstrong et dans les fantaisies de Picasso… Aucune œuvre ne tient jamais toute seule, jamais sans le vivant d’une foule d’expressions qui tentent d’ordonner à la vie. » (P. C. In « Poétique d’une démesure »
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(…)
« – Certains disent que la vieillesse est un naufrage.
– Ce n’est pas faux.
– D’autres affirment que c’est le seul naufrage qui te permette de continuer à naviguer…
Le jeune s’esclaffe de la bonne blague. Le vénérable s’en amuse silencieusement, et dit encore : Mais ces gens-là se trompent !
– Qu’est-ce que la vieillesse alors ?
– La vieillesse est le lieu de l’ultime connaissance.
– Mais encore ?
– C’est elle qui permet de donner du sens à ce que l’on a réussi, mais aussi et surtout à tout ce que l’on a jusqu’alors été incapable d’oser, de tenter ou d’imaginer. C’est donc le seul moyen de vivre non pas longtemps mais… complètement.
– …, dit l’impétueux fringant qui ne sait plus quoi dire. » (P. 48)
« Bouleversé, le jeune papillon disparaît de la frénésie nocturne durant tout un cycle de la lune. Il s’est trouvé un immense fromager où des diablesses suspendent leurs peaux, et les laissent à la garde d’un peuple de bêtes-à-feu. Leurs scintillements semblent faire partie d’une plénitude obscure. Le jeune fringant s’y sent quelque peu apaisé. Parfois, le fromager soupire.» (P. 56)
« Il ne s’agit plus « d’universaliser » mais de mettre en relation le foisonnement des diversités qui s’émulsionnent, et ces briques du vivant que sont les différences. Diversaliser. » (P. C. In « Poétique d’une démesure ».)
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« Le vieux papillon se détourne et s’en va.
Le jeune arrête son prêche et va se réfugier tête en bas sur une vitre du fast-food chinois où s’agitent des reflets de néons. Il se déplace pour éviter la griffe d’une petite fille aux dents gâtées qui veut le capturer. Puis il bouge encore pour déjouer l’assaut d’un mabouya. En finale, il ne se trouve un peu de tranquillité que sur la toile d’un drapeau poussiéreux qui rappelle la présence d’un pouvoir endormi. » (P. 59)
« Dire que le roman est européen est un ethnocentrisme : il y a du roman en germe, en floraison, en pluie, en vents et en modernité, dans presque tous les grands récits humains, en toutes époques et en tous lieux. D’aucuns, éminents griots africains, chamans du verbe, passeurs de morts, questionneurs d’univers, fileurs de merveilles ou vieux conteurs créoles, hommes des poussières nomades ou méditatifs des sables et oasis, n’arrondiraient les sourcils devant les inextricables volutes narratives de Gabriel Garcia Marquez, ni même devant l’humanisme océanique des puissants romanciers russes. De plus, inventeurs, diseurs, plasticiens, musiciens, ont influencé presque tous les romans, et sont tous, pour les plus aigus d’entre eux, comme le héros de la Mancha, souvent habités de bien des états du roman. » (P. C. In « Poétique d’une démesure »)
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« Le jeune fringant accuse le coup, (…)
– Si je vous ai bien entendu, il faut d’abord m’aider moi-même avant d’aider les autres ?
Le vénérable fait encore la grimace.
– Et pendant ce « d’abord », tu laisses mourir les autres ?!
Le jeune fringant demeure désarçonné, puis il murmure :
– Il faut donc m’aider moi-même en aidant les autres ? C’est ça ?
–T’aider toi-même et aider les autres, c’est la même chose. » (P. 62-63)
« Les stratégies narratives des peuples, ce qu’on pourrait appeler leurs «littératures » au sens le plus large, ont relevé de préoccupations et d’urgences divergentes. Leurs bonds, avancées et reculs respectifs, furent souvent la résultante de bouillonnements intenses et de contextes aigus. La diversité de ces bouillonnements n’incite pas à envisager une forme narrative qui serait universelle, valable pour tous, en toutes manières et en tous lieux. Ce n’est pas le roman qui est universel, c’est ce qu’il a pu concentrer (et réussir) de la diverselle exigence de se dire et de dire le monde que confronte sapiens depuis la nuit des temps. Ces concentrations et ces réussites entrent en relations entre elles, et nourrissent le Gange de l’humanisation. » (P. C. In « Poétique d’une démesure »)
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« – Et dans la mort ? demande le magnifique au vieil agonisant.
– Quoi, dans la mort ?
Y-a-t-il encore des incertains et des indépassables ?
– La mort, c’est la mère de l’incertain et de l’indépassable. Le lieu sans espoir de la connaissance.
(…)
–Tout lieu ultime de connaissance, même l’ultime des ultimes, concentre toujours une part égale de lumière et d’ombre, d’apaisements et de tourments. » (P. 102)
« En littérature, il n’y a pas d’Universel, il n’y a que du Diversel : des points de relations chaotiques entre des œuvres qui se connaissent, se méconnaissent, s’ignorent, s’écartent, convergent, s’isolent, surgissent ensemble dans des antagonismes solidaires…
Il n’y a pas d’universel, il n’y a que de la Relation.
Depuis Soleil de la Conscience (1956), Glissant le dit sans cesse. » (P. C. In « Poétique d’une démesure ».)
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« Finalement le vénérable lui demande :
– Dis-moi ce que tu sais, mon fi… ?
–Je sais seulement que je suis vivant, et que ce n’est que le début d’un début.
–Et que vas-tu faire de ce début de début ?
–Je vais le vivre en son entier, comme je peux. C’est une misère de se consumer sur ces lumières vulgaires, tout comme c’est une misère que de garder des ailes intactes tout au long de sa vie, tout comme c’est une misère de n’être que jeune, ou de n’être que vieux, et encore plus une misère que de ne pas connaître la mort, et encore plus une misère que de… » (P.103 et 104)
« Le Cent ans de solitude de Garcia Marquez, ou son Automne du patriarche qui est une pure merveille, a des rhizomes chez les conteurs créoles, les griots africains, diseurs et narrateurs, teneurs de la parole et officiants du verbe, et dans plein de sagas de toutes sortes, dont l’Europe ne tient pas l’étude, ni considération. Le dire narratif doit être envisagé global, sans synthèse, ni réduction à une logique ou à un ordre. Le XXème siècle littéraire français, ou même anglo-saxon, n’a de sens (pour les défis qui nous occupent) qu’inscrit dans le tissu bouillonnant du narratif humain. Cette poétique reste à fréquenter. » (P. C. In « Poétique d’une démesure ».)