— Par Henri Pena-Ruiz —
Citons le pape François le 19 janvier : «Si un grand ami parle mal de ma mère, il peut s’attendre à un coup de poing, et c’est normal. On ne peut provoquer, on ne peut insulter la foi des autres, on ne peut la tourner en dérision.» En voulant faire de la pédagogie sur les limites de la liberté d’expression, le pape François se livre à des caricatures qui jouent sur l’amalgame et la confusion.
D’une part, il met sur le même plan une insulte personnelle (parler mal de Regina María Sivori, sa mère) et un dessin caricatural ciblé sur une religion. D’autre part, il établit une équivalence entre ce dessin, représentation fictionnelle, et une violence physique réelle : donner un coup de poing. Certes, il y a loin du coup de poing à la rafale de kalachnikov, mais ici le registre de la violence semble validé comme juste réponse à une dérision par signes («C’est normal», ose-t-il dire). On se demande alors quelle portée peuvent bien avoir les condamnations verbales de la violence données en préalable.
Le pape, au passage, gomme la chronologie de l’histoire réelle. Car ce n’est pas la caricature qui est première et le meurtre second, mais l’inverse. Il faut rappeler que les caricatures de Charlie relayaient celles de caricaturistes danois après l’assassinat, le 2 novembre 2004, du cinéaste Theo Van Gogh, auteur du film Submission, portant sur la domination des femmes dans un contexte islamiste. Et par le dessin satirique elles ne visaient pas les musulmans en général mais un prophète qui justifierait le meurtre. Pas d’amalgame, donc, entre personnes musulmanes et fanatisme religieux.
On est donc consterné devant une comparaison qui, sans légitimer le meurtre lui-même, ose lui trouver des circonstances atténuantes. Deux fautes simultanées. D’une part, l’incroyable confusion entre la mise en cause d’une religion et l’insulte à une personne comme telle. D’autre part, une étrange conception de la justice, puisque le pape d’une religion dite d’amour trouve justifié qu’en cas d’insulte personnelle, on se fasse justice à soi-même par une violence physique. Nous sommes loin de la parabole de la joue tendue.
Mais il y a plus grave, la volonté implicite de pénaliser le blasphème par une sorte de chantage : «Pour éviter les violences criminelles, respectez la religion !» D’où la question : qu’est-ce qui est respectable ? Issu d’un mot latin qui désigne le regard empreint de considération (respectus), le respect s’applique aux personnes et non aux choses ou aux croyances. C’est le sentiment qu’un être humain, comme tel, mérite des égards. Bref, ce qui est respectable, c’est la personne humaine et sa liberté, non sa conviction particulière. Ainsi, par exemple, le propos de Philippe Tesson insultant les musulmans comme tels («Les musulmans amènent la merde en France aujourd’hui.») relève de l’injure raciste, puisqu’il met en cause non une conception religieuse mais un groupe de personnes en raison de leur religion. De façon similaire, toute dérision portant sur la Shoah fait insulte à la mémoire douloureuse des Juifs comme tels, et vaut délit. Il n’y a donc pas deux poids deux mesures pour une chose identique, mais deux choses rigoureusement distinctes au regard du droit. Les dessins satiriques de Charlie Hebdo, quant à eux, n’ont jamais visé les personnes ou les groupes de personnes comme tels.
Il faut d’ailleurs en finir avec les mots pièges qui amalgament la critique d’une religion à l’insulte des croyants. Le terme d’islamophobie est de ceux-là puisqu’il cherche à établir la confusion entre rejet d’une religion et rejet de ses fidèles. Le seul délit incontestable est le racisme qui vise les musulmans, c’est-à-dire la mise en cause d’une personne ou d’un groupe de personnes du fait de sa religion. Dans le même esprit, l’antisémitisme est à l’évidence un délit, mais la judaïsmophobie, si l’on entend par là le rejet de la religion de certains juifs, ne pourrait être confondue avec le racisme anti-juif. Imaginons enfin que les athées, ulcérés d’être considérés comme des vecteurs d’immoralisme, inventent le terme athéophobie et proclament que toute caricature de l’athéisme est un délit. Nombre de religieux ne se privent pas de telles violences polémiques, et ils en ont le droit tant qu’ils ne visent qu’une conviction.
Un croyant est libre de croire en Dieu, un athée libre d’affirmer un humanisme sans dieu. Le croyant et l’incroyant sont également respectables comme être humains libres. Ils peuvent coexister, mais à la condition que l’option de l’un ne s’impose pas à l’autre. L’athée peut donc critiquer la religion, et le croyant l’athéisme. La psychologie du fanatisme refuse quant à elle cette distinction car elle rejette toute distance entre la personne et sa conviction. Elle exige donc le respect des croyances et pas seulement celui des personnes croyantes. Comme si la croyance, inséparable de l’être, collait à sa peau. D’où le délit de blasphème, qui entend pénaliser toute critique d’une religion en prétendant qu’elle insulte les personnes croyantes comme telles.
Face à cela, l’éducation doit promouvoir la distance à soi, contrepoison du fanatisme. Montaigne, contemporain des guerres de religions, rappelait : «Il ne faut pas confondre la peau et la chemise.» Arrêtons de dire qu’en cultivant une telle distance intérieure, on installe les gens dans la schizophrénie ! L’apologie de la spontanéité indûment confondue avec l’authenticité est dangereuse. Chaque personne peut assumer librement sa foi religieuse ou son athéisme, mais sans oublier qu’elle est aussi dépositaire d’une humanité universelle. L’incitation laïque à la retenue et à la distance intérieure est source de paix : elle inspire le respect de l’autre sans exiger pour autant le respect de son opinion.
La loi commune, fondée sur le droit, ne peut dépendre d’aucune croyance particulière, car elle doit valoir pour tous. Bayle : «Il n’y a de blasphème que pour celui qui vénère la réalité blasphémée.» On voit bien que la laïcité n’est nullement antireligieuse. Simplement, elle consiste à rappeler que la religion ne doit engager que ses adeptes, et eux seuls.
Le fanatisme religieux, on l’a vu, est prêt à noyer dans le sang le droit à la vie et la liberté d’expression. Ne lui donnons aucune excuse. Et ne mélangeons pas tout en prétendant que l’islam étant par ailleurs la religion de beaucoup d’opprimés, des égards particuliers seraient dus à l’islamisme politique.
Double confusion, là encore. S’en prendre à l’islamisme, ce n’est pas s’en prendre aux musulmans, qui en sont souvent les premières victimes. Pas d’amalgame. Par ailleurs, on ne résout pas une injustice sociale en taisant l’exigence laïque. Les grands registres d’émancipation vont de pair, comme le soulignait Karl Marx en faisant l’éloge de l’œuvre à la fois laïque et sociale accomplie par les Communards de Paris en 1871. Bref, arrêtons d’imputer à la laïcité les exclusions qui relèvent de problèmes économiques et sociaux ou de mentalités encore marquées par l’idéologie raciste. Et traitons ainsi les deux grandes questions de l’intégration républicaine sans erreur de diagnostic.
Dernier ouvrage paru : «Dictionnaire amoureux de la laïcité», éd. Plon, 850 pp., 25 € (prix national de la laïcité 2014).
Henri PENA-RUIZ Ancien membre de la commission Stasi sur l’application du principe de laïcité