Le « Nous » haïtien / Le « Nous » martiniquais ?

— Par Jean-Durosier Desrivières —

Note : Cet article a été publié initialement dans les colonnes du quotidien haïtien Le Nouvelliste au cours de l’année 2001 sous le titre originel : « Une mémoire en colère ». Il est diffusé ici, pour mémoire, après de légères corrections et amputations.

 

Haïti, Gérald Bloncourt, 1989.

Le Comité Devoir de Mémoire Martinique, sous l’égide de Médecins du Monde, a fait de l’Atrium de Fort-de-France, le 2 mai 2001, le siège d’un colloque intitulé : « Histoire et mémoire des sociétés post-esclavagistes… ou … La révolte contre l’oubli ». C’est dans ce cadre que s’inscrit « Une mémoire en colère », la communication de l’historien haïtien Pierre Buteau, laquelle a interpellé ses pairs historiens, politiciens, professeurs d’histoire et amateurs curieux des problématiques de la région caribéenne, constituant l’humble assistance. Comment saisir les rapports que les haïtiens entretiennent avec les lieux de mémoire, avec le passé et le présent ? Telle est la question fondamentale qui, selon nous, se dégage de l’exposé du « mémorialiste ».

 Lutter contre l’oubli

 Sous l’auspice de Médecins du Monde s’est constitué le Comité Devoir de Mémoire Martinique qui, dans le cadre du cent cinquantenaire de l’abolition de l’esclavage en Martinique (1948-1998), se donnait pour « but de faire reconnaître la traite et l’esclavage de plus de trois siècles aux Amériques comme crime contre l’humanité ». Cette visée pousse le Comité à multiplier de plus en plus ses actions et à placer le champ de la réflexion sur l’histoire martiniquaise, le traumatisme et la réparation, dans une perspective englobant les différentes parties du globe touchées par ce même tourment, « cette nécessité de sortir de l’oubli ».

 

Cette année encore le cri résonne : « Au Comité Devoir de Mémoire, nous luttons contre l’oubli… En prenant peu à peu la mesure de l’irréparable, nous avons évoqué la réparation au temps présent, une réparation de nous-mêmes, pour nous-mêmes et par nous-mêmes »2. Et la mémoire qu’on interpelle ici est celle d’une grande collectivité, les « sociétés post-esclavagistes » : « Il s’agit d’une mémoire confuse d’histoires entremêlées, venant d’Afrique, mais aussi d’Inde ou des Amériques et aussi d’Europe. Cette mémoire plurielle tissée au plus profond de notre conscience est œuvre d’identité »3. Cette façon de voir obligeait donc les organisateurs à se mettre à l’écoute de diverses voix, pour une interrogation opérante et pertinente de « nos mémoires » et de « nos histoires ». S’y trouvaient ainsi présents les historiens Georges Mauvois et Pierre Buteau, la député Christiane Taubira, le philosophe Mickaela Perina, le psychologue Fred Galva et l’anthropologue Richard Price, tous guyanais, martiniquais, guadeloupéens, africain et haïtiens, pour des réflexions et discussions on ne peut plus enrichissantes.

 

Entre le passé et le présent

 

L’exposé de Pierre Buteau, « Une mémoire en colère », sonde une mémoire particulière, celle d’Haïti. Il s’ouvre par une interrogation sur la relation d’agressivité qu’entretient le peuple haïtien avec les lieux de mémoire, se basant sur les événements du 7 février 1986 au 7 janvier 1991, date du coup d’Etat du docteur Roger Lafontant. L’historien rappelle les catastrophes les plus terribles provoquées par « cette hystérie collective » : l’incendie de l’ancienne Cathédrale de Port-au-Prince, l’une des plus vielles d’Haïti et des Amériques, et la disparition en fumée du bureau de la Société Haïtienne d’Histoire et de Géographie qui conservait un nombre important de documents assez rares.

 

« La mémoire que j’interpelle est enfermée entre un passé et un présent », clame l’annaliste. Ce passé tourne autour d’une date fétiche – 1804 – « et tous les grands moments ayant conduit à sa réalisation ». Pierre Buteau montrera que la compréhension de cette mémoire passe par une saisie de la construction de l’écriture historique qui permet de situer « l’Etat par rapport à ce passé sans négliger pour autant l’attitude de la société ».

 

L’écriture historique, non existante avant la révolution haïtienne, s’est construite timidement avec Boisrond Tonnerre (Mémoires pour servir à l’Histoire d’Haïti4) ; s’enrichira des écrits d’historiens comme Baron de Vastey, Beaubrun Ardouin, et « des efforts d’un Madiou orientés vers une écriture romantique » ; elle sera assurée, à partir de 1874, par des penseurs et hommes politiques piqués de sociologie et de sciences juridiques, qui mettront l’accent sur l’identité nationale. L’historien relève, par exemple, à travers les textes d’Anténor Firmin, de Louis-Joseph Janvier, d’Horace Pauléus Sannon, d’Alfred Nemours, de Dantès Bellegarde et de Jean-Price Mars, un encensement prononcé du passé impliquant son effacement, au point que le passé deviendra le présent d’Haïti. « La construction de cette mémoire ne fait donc pas grand cas du présent, le passé constituant son horizon indépassable ».

 

Pierre Buteau expliquera les positions des fondateurs de la revue Les Griots et du régime duvaliériste vis-à-vis de ce passé à la lumière de trois formes du régime d’historicité d’un pays, selon François Hartog5 : « passéiste », « futuriste », « présentisme ». Si l’aspect futuriste se fait sentir dans l’écriture de Roger Dorsainville, formulant le vœu de la venue d’un « rédempteur noir » ; chez Lorimer Denis et François Duvalier, qui se présentera comme ce sauveur, on s’oriente plutôt vers un présentisme accablant – « Le présent est lui-même son propre horizon » – via une correction du passé « en opérant une réduction outrancière des luttes politiques à la question de couleur »6. Ce présentisme, éclairant cette agressivité contre les lieux de mémoire, sera alimenté par le Jean-Claudisme, qui a fortement bouleversé le vécu des haïtiens par la doctrine développementiste, « un pari délibéré au profit de la ville ». Une des plus grandes conséquences : l’émergence des bidonvilles au détriment des quartiers traditionnels.

 

« Le présentisme ou encore l’historicisme, d’après l’historien, se développe en particulier dans les sociétés confrontées à un déficit de repères. Ce qui souvent entretient dans la population une vision déceptive de l’Histoire ». Ce qui est tout à fait le cas de l’Haïti actuel, vivant le refoulement du passé comme un désarroi face au présent : toute réflexion sur les activités de la mémoire, sur les pratiques de cette mémoire collective invite au désordre. La forte poussée de la religiosité dans le pays en est un signe. Cette déliquescence effrénée que provoque « la non maîtrise des haïtiens sur leur propre discours », porte le mémorialiste à cultiver une grande passion que Spinoza expérimentait en son temps : la peur !

 

« Nous » haïtien / « Nous » martiniquais ?

 

Vu que les trois ateliers prévus dans le cadre de ce colloque ne pouvaient pas se réaliser correctement, les thèmes qui ont été retenus initialement – « Histoire et mémoire », « Histoire et politique », « Histoire, substrat identitaire des peuples » – ont donc tous gravité autour de la communication de l’historien haïtien et des préoccupations des antillais-français. Dès lors surgissent des réflexions, des remarques et des réactions conduisant jusqu’aux quiproquos les plus inattendus. Le terrain était propice pour remettre sur le tapis la question du statut de la langue créole et de son enseignement dans les écoles, pour discuter de l’introduction officielle de l’histoire des Antilles-françaises dans les programmes scolaires. S’agissant de la construction « collective » du peuple martiniquais, les discours allaient en tout sens : sur l’absence quasi totale de mémoire, des mentalités trop diverses, l’impossibilité d’une identité, le manque d’attache à la terre, de repère historique, le mal de la départementalisation, etc.

 

Au cœur des controverses assez justifiées entre nos frères antillo-guyanais, retentit une question méditative que Pierre Buteau posera humblement : « Quel collectif que vous vous sentez être ? » En dépit de toutes les difficultés sociales, économiques et politiques auxquelles Haïti fait face, il est possible au moins de définir le « Nous » haïtien, explique-t-il. Deux critères s’y prêtent : celui de l’histoire – avec une date effective et symbolique : 1804 – et celui de la culture populaire revalorisée depuis la moitié du 20e siècle. « De quoi est constitué le « Nous » martiniquais ? » insiste-t-il.

 

 

La question de l’historien est restée en suspens, jusqu’à la fin.

 

 

Jean-Durosier Desrivières

 

Schoelcher, 7 mai 2001.

 

1 Salle de spectacle départementale édifiée en 1998 par le Conseil Général de la Martinique.

 

2 Note de motivation relative au colloque, datée du 23 avril 2001, signée par Serge CHALONS, pour le Comité Devoir de Mémoire.

 

3 Ibid.

 

4 Boisrond Tonnerre, Mémoires pour servir à l’Histoire d’Haïti, Port-au-Prince, Les éditions Fardin, 1981.

 

5 Cf. Jean Leduc, Les historiens et le temps, Paris, Ed. du Seuil, 1999.

 

6 Cf. François Duvalier et Lorimer Denis, Le problème des Classes à travers l’Histoire d’Haïti, coll. « Les Griots », 1948.