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Par Eric Neuhoff
Dans le drame de Jacques Bral, une jeune fille en quête de liberté ne résistera pas au poids de la tradition.
Les cheveux. Surtout, il faut cacher les cheveux. Chaque matin, Cobra part de chez elle avec un foulard autour de la tête. En chemin, elle se change dans les toilettes d’un café. Elle arpente les trottoirs crinière au vent, travaille dans un magasin de chaussures, bavarde avec une collègue délurée. Le soir, le rituel se reproduit à l’envers. Le père ne se doute de rien. Ce brave épicier oriental tient à ses valeurs. On ne badine pas avec la tradition. Sa fille est en âge de se marier. Il ne s’agirait pas qu’elle fasse ça avec n’importe qui. Il veut son bien. Il se débrouille mal.
La mère est plus souple. Elle se souvient qu’à l’époque elle a épousé l’homme qu’elle voulait. Cela ne se faisait pas. C’est une dame qui n’a pas peur d’acheter des légumes chez le concurrent chinois. À table, le père tire une tête longue comme ça. On sent que pour lui le déracinement est une souffrance. Dans sa blouse grise, avec sa casquette, il attend le client devant sa boutique. Il parle à voix basse, marche à petits pas.
La réalité qui dérange
Le poids du monde lui écrase les épaules. Voilà un homme déçu, brisé, démoli de l’intérieur. Il y a aussi le frère. Il a une fiancée. On se demande ce qu’il pense, au fond. La suite le dira assez. Jacques Bral, qui est un cinéaste rare, filme un drame de banlieue, un imbroglio de malentendus, un conflit de générations. Cobra, avec sa fougue, sa droiture, tâche d’être libre. Mission impossible, dans certains cas. Le fils de son patron, avec sa mèche de minet et sa barbe de trois jours, lui demande sa main. Ils flirtent. Elle se cabre, rétive. On regarde, on ne touche pas.
Thierry Lhermitte observe le manège de ces enfants avec le sourire de celui à qui on ne la fait pas. Il roule en décapotable, a une villa avec piscine, reluque la copine qui se baigne toute nue. Sa femme s’offusque. Leur rejeton ne va quand même pas se marier avec celle-là ? Quoi ? Aller à la mosquée le vendredi et à l’église le dimanche ? Lhermitte hausse les épaules. Cobra, elle, préfère le barman qui, derrière son comptoir, lui adresse ses compliments quotidiens. Il essuie les verres: continuera-t-il à faire la vaisselle une fois la bague au doigt? Elle boit des monacos, premier signe d’émancipation. Ça ne va pas s’arrêter là. Au lit, elle se contente de discuter. Le garçon boude, croise les bras. Il faut se mettre à sa place. Elle va prendre une douche. C’est une demoiselle qui ne sait même pas comment on embrasse. Une telle naïveté réjouit le cœur.
Vers la fin, l’histoire s’emballe. D’un événement qui tiendrait en deux lignes dans la rubrique faits divers, Jacques Bral, dont on n’a pas oublié le lointain Extérieur, nuit, tire une œuvre sociale, mythologique. Les préjugés s’y déchaînent. Il dirige son affaire d’une main ferme. Il y a mis ce qu’il a appris de la vie, du cinéma.
Quelle émotion. Quelle retenue. La réalité est importune. Elle dérange. Elle est mal vue. Il faudrait parler d’autre chose. Bral rejoint la discrète cohorte des Gérard Blain, des Philippe Faucon. Pudeur et sobriété, justesse de tous les instants, le 7e art a parfois besoin de ces braves petits soldats. Cela repose nos oreilles assourdies d’explosions, nos yeux saoulés de vulgarité, nos âmes fourbues de complaisance. L’ensemble est d’une opinion hardie, d’une vibrante nécessité. Tout cela est d’une qualité parfaite. On y entend un son inhabituel. Il y brille une flamme assez rare. C’est un film qui brûle.
Le figaro.fr
Mis à jour le 05/12/2012