— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
Les sociolinguistes, toutes écoles de pensée confondues, soutiennent que la langue est une institution sociale historiquement articulée et qu’elle exprime sur des registres différenciés les réalités de son époque. À ce titre, les mots du lexique peuvent être « marqués », objets d’une singulière connotation (au sens de : « Ensemble de significations secondes provoquées par l’utilisation d’un matériau linguistique particulier et qui viennent s’ajouter au sens conceptuel, fondamental et stable, qui constitue la dénotation. Ainsi, cheval, destrier, canasson ont la même dénotation, mais ils diffèrent par leurs connotations : destrier a une connotation poétique, canasson une connotation familière » (Larousse). Il en est ainsi du sens connoté, en anglais comme en français, des termes « nigger » et « nègre ».
Suite au massacre de Charleston le 17 juin 2015, aux États-Unis, on a pu voir Barak Obama monter au créneau et se faire le chantre d’un discours rassembleur durant lequel il a ouvertement employé le terme « nigger ». La presse américaine l’a amplement souligné et le magazine français NouvelObs s’en est fait l’écho par deux articles publiés successivement les 24 et 25 juin 2015 : « Nigger : pourquoi le « N word » rend fou aux Etats-Unis (1) », et « Le N-word pour « nègre », mot le plus tabou des États-Unis (2) ».
Ces articles renvoient aux connotations historiques de « nigger » en anglais et ils contribuent à mettre en lumière celles de « nègre » dans le champ de « l’industrie éditoriale » de langue française comme en témoigne également l’article « Moi, nègre », de François Forestier publié dans Le Nouvel Observateur du 20 janvier 2011.
L’article « Nigger » : pourquoi le « N word » rend fou aux États-Unis » expose comme suit son propos :
« Scandale, Barack Obama a osé prononcer le mot « nigger » dans une interview radio ce week-end. Revenant sur l’attentat de Charleston, le président a constaté que l’héritage esclavagiste et raciste reste dans l’ADN américain. Et « s’abstenir par politesse de dire nigger en public » ne suffit pas à se débarrasser d’un mal vieux de 300 ans, a-t-il expliqué. La plupart des journaux américains, qui rapportent l’affaire ce mardi, n’osent même pas imprimer le mot maudit. Ils écrivent donc « N word », le mot en N. C’est que Nigger, nègre, est un des mots les plus tabous du vocabulaire américain. Il est le Hulk des gros mots. »
« C’est le mot le plus lourd de sens de la langue anglaise », dit à l’AFP Geoff Harkness, enseignant de sociologie au Morningside College (Iowa), « un mot profondément entremêlé des questions d’origines et de racisme ». » « (…) C’est un mot qui a toujours été controversé, car toujours utilisé par les Blancs pour rabaisser les Noirs », indique Neal Lester qui enseigne l’anglais à l’Arizona State University. Dès 1619 et l’arrivée des premiers esclaves noirs en Amérique, « il a eu une connotation négative », ajoute ce spécialiste de littérature afro-américaine. »
Car ce terme « nigger » –comme tous les mots des langues naturelles–, est porteur de mémoire, de sédiments divers, mais ici il est réceptacle d’une mémoire de souffrances et de sous-humanisation dans l’enfer des plantations coloniales. L’équivalent français « nègre » draine lui aussi la même douloureuse mémoire coloniale, et l’on verra plus loin de quelle manière sa connotation péjorative s’est banalisée notamment dans le champ de la littérature.
Le terme « nègre » dans le Code noir (3) apparaît à de nombreuses occurrences et dans des environnements phrastiques où il est quasi-synonyme d’« esclave ». Cet « Édit du roi Louis XIV, sur les esclaves des îles de l’Amérique (1680) » atteste le déni d’humanité de l’esclave assimilé à un bien meuble et légalement propriété de son maître qui a droit de vie ou de mort sur son « avoir » :
« Art. 48. — L’esclave puni de mort sur la dénonciation de son maître non complice du crime dont il aura été condamné sera estimé avant l’exécution par deux des principaux habitants de l’île, qui seront nommés d’office par le juge, et le prix de l’estimation en sera payé au maître ; et, pour à quoi satisfaire, il sera imposé par l’intendant sur chacune tête des nègres payant droits la somme portée par l’estimation, laquelle sera régalée sur chacun desdits nègres et levée par le fermier du domaine royal pour éviter à frais. »
Selon l’encyclopédie collaborative Wikipedia, « Le terme « nègre » apparaît au XIVe siècle sous la forme adjectivale signifiant de « couleur noire ». Ce n’est que deux siècles plus tard, en 1529, dans le Voyage à Sumatra des frères Parmentier, qu’il apparaît pour désigner une « personne de couleur noire ». Les Portugais ont été les premiers Européens à avoir déporté des noirs comme esclaves dans leur propre pays, en 1442.
Les Espagnols ont été les premiers Européens à déporter des Noirs comme esclaves, aux Amériques. Ils désignent alors les Noirs par le mot negro, qui signifie « noir » en espagnol, comme l’illustre une scène du film Amistad. En français, on désignait ces populations d’abord par le mot neir (1080) puis par le mot « noir ». L’emploi du mot « nègre » était rare avant le XVIIIe siècle. Et c’est au XIXe siècle qu’il fera son apparition dans le champ littéraire.
Dans « Pour une généalogie des écrivains fantômes (4) » (Arthur Cravan – B. Traven – Roberto Bolaño), David Collin arpente amplement le phénomène :
« Écrivains fantômes par définition, les nègres bénéficient en anglais de la belle appellation de ghost-writers. Auteurs sans visages, ces écrivains ne signent pas, ils consentent en se cachant derrière un nom qui ne leur appartient pas, à l’anonymat qu’impose le métier d’écrire à la place des autres. Ils s’effacent à l’ombre d’une personnalité, ils se mettent dans la peau d’un autre en ne risquant jamais la leur. Des êtres qui, face aux critiques comme face aux lecteurs, avancent toujours dissimulés derrière un paravent, dans le secret que leur impose cette fonction ingrate. »
[Ghost-writer], « le nègre est cet écrivain fantôme à qui manque la parole. Un masque qu’il n’est pas facile de porter, même si devant la qualité dévoilée de leur plume, certains nègres obtiennent de leurs éditeurs de mettre en valeur le travail des écrivains de l’obscurité qu’ils sont devenus. En adoptant une double signature à l’intérieur de l’ouvrage. Il s’agit alors d’une collaboration à visages découverts. Assumée. »
Pour sa part, le philosophe Claude Ribbe, dans son article « Racisme français : pour en finir avec l’expression de « nègre » en littérature (5) », appelle à l’abolition de cette « expression de négrier » :
« [Ce terme] est apparu au XVIIIe siècle, au moment où la France surexploitait ses colonies en y déportant des millions d’Africains qui mouraient en quelques années. En ce sens, il véhicule la glorification la plus éhontée de l’esclavage et du racisme le plus primaire, car l’expression « nègre littéraire » est également un terme de mépris, correspondant au mépris qu’on vouait aux esclaves et qui s’attache encore trop souvent aux personnes à la peau noire, bien longtemps après que l’esclavage a été aboli. L’expression « nègre » au sens de collaborateur littéraire a été répandue en France en 1845 par Maison Alexandre Dumas & Cie, fabrique de romans, un pamphlet raciste du prêtre défroqué Jean-Baptiste Jacquot qui se faisait appeler Eugène de Mirecourt. »
Le dictionnaire Le Robert consigne plusieurs occurrences dévalorisantes de « nègre » : « Travailler comme un nègre, très durement, sans relâche. Un combat de nègres dans un tunnel. » Il donne accès au terme péjoratif « petit-nègre » (1877) : « français à la syntaxe simplifiée (où les verbes sont à l’infinitif), parlé par les indigènes des anciennes colonies françaises. Parler petit-nègre (ex. Moi pas vouloir quitter pays. – Par ext. Mauvais français. » On l’aura constaté, le traitement lexicographique du terme « nègre » consigné dans le dictionnaire Le Robert est intéressant à plusieurs titres : il balise notamment des « marqueurs lexicographiques » permettant à l’usager de comprendre la charge péjorative et dévalorisante du terme « nègre » dans certains contextes.
Qu’est-ce à dire ? Plutôt que de plaider pour la disparition pure et simple du terme « nègre » au sens de « nègre littéraire », il est fondé de plaider pour l’inscription de « marqueurs » lexicographiques explicites dans les dictionnaires usuels de la langue et dans l’usage des langagiers, notamment des journalistes. À l’entrée « nègre » des dictionnaires, il conviendrait de consigner, en plus de l’indicatif de pays, (ex. : « terme usité en France ») des « marqueurs » du type « usage péjoratif » ou « terme insultant » ou « emploi déconseillé ». Les équivalents neutres de « ghost-writer » semblent donc tout à fait indiqués : « prête-plume », « auteur à gages », « écrivain à gages » (Termium Plus, banque de données terminologiques du gouvernement fédéral canadien).
Enfin, pour conclure, le « nègre littéraire » n’apparaît pas comme un concept ayant un équivalent en langue créole. Le mot « nègre » en créole haïtien signifie généralement « homme ». Cette acception générique se retrouve dans les exemples suivants : « Nèg sa a se moun Okap li ye » ; « Se pa de nèg non k al Jakmèl ! ». « Nèg » s’entend au sens de « nègre » ou de « personne » et selon le contexte il est un quasi-synonyme de « moun » ; ex. : « Nèg sa a renmen kafe », « Moun sa yo renmen kafe ». Le fait mérite d’être souligné, aucun sens péjoratif ou réducteur n’est accolé par les locuteurs créolophones au terme « nèg » (« homme ») en créole haïtien. Il en est de même de la forme féminine non marquée « negès », qui signifie « femme » de manière générique, ainsi que « négresse » de manière spécifique. Exemples : « Katrin Flon se te yon negès vanyan » ; « Manman m se yon bèl negès » ; « Ala madre negès sa a madre ».
La consultation méthodique de plusieurs sources écrites n’apporte aucune attestation de l’existence en créole d’une notion équivalente à celle de « nègre littéraire ». Par exemple, dans les archives en ligne du journal haïtien Le Nouvelliste, pour la période 2000 à 2018, une recherche à l’aide du mot-clé /nègre littéraire/ n’a donné aucun résultat. Tout porte à croire que le terme péjoratif « nègre littéraire » ne correspond à aucune réalité conceptuelle dans la Francocréolophonie haïtienne, alors même que dans le vaste champ de la communication sociale et politique il existe sans doute des professionnels de la plume chargés, contre rétribution, de rédiger des discours, des conférences, des faire-part, etc. aussi bien en français qu’en créole. Mais une telle activité, dans sa relative marginalité, n’a pas donné lieu en Haïti à une quelconque « industrie » éditoriale comparable à celle qui a cours en France et qui aurait pu produire des emprunts ou enfanter des créations lexicales en créole.
RÉFÉRENCES
[1] « Nigger » : pourquoi le « N word » rend fou aux Etats-Unis ». NouvelObs, 24 juin 2015.
[2] « Le N-word pour « nègre », mot le plus tabou des États-Unis ». NouvelObs, 25 juin 2015.
[3] « Le code noir ». Édit du Roi sur les esclaves des îles de l’Amérique suivi de Còdigo negro (1789) ». Classiques Uqac.ca.
[4] « Pour une généalogie des écrivains fantômes ». David Collin, dans Enrique Vila-Matas : La vida de los otros, s.d.
[5] « Racisme français : pour en finir avec l’expression de « nègre » en littérature ». Mondialisation.ca, 1er mars 2010.
Montréal, le 27 septembre 2018