Le naufrage prévisible de « l’unilatéralisme créole » en Haïti 

— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologuel—

Est-il nécessaire aujourd’hui en Haïti de contribuer au débat public sur la « question linguistique haïtienne » en général et sur certaines de ses zones conflictuelles en particulier ? Si oui, à quelles conditions et selon quelles modalités faut-il le faire afin qu’il soit porteur de changements véritables ? Pour que le débat d’idées soit un débat objectif, documenté et argumenté, il est nécessaire d’en situer le contexte et les idées exprimées, d’identifier les documents pertinents, de les lire avec attention et d’exercer son esprit critique-analytique avec clarté. Le débat d’idées objectif, argumenté et documenté s’oppose au « voye monte » comme au « chire pit », et le libre exercice de l’esprit critique-analytique est au fondement de l’enrichissement du débat d’idées. Ainsi, l’épineuse « question linguistique haïtienne » est depuis plusieurs années un lieu de débats au sein duquel s’expriment, souvent avec passion, des non-linguistes qu’il faut pourtant écouter avec attention. En dépit du fait qu’un relatif consensus s’est installé en Haïti quant à l’impérieuse nécessité de l’usage du créole dans la transmission des connaissances dans tous les apprentissages scolaires, d’importantes différences d’analyse et de points de vue se manifestent parmi les linguistes, parmi les enseignants et plus largement parmi les locuteurs créolophones. Il s’avère donc essentiel de les analyser objectivement et d’élever le débat d’idées sur le créole au-dessus des clichés, des poncifs et des homélies pontificales qui n’ont aucun lien avec les sciences du langage. Il est tout aussi essentiel de soumettre à l’analyse critique l’argumentaire fortement idéologique de certains Ayatollahs du créole, notamment lorsqu’au nom de la « défense » du créole ils apportent un appui public au PHTK néo-duvaliériste. Sur le mode d’une synthèse analytique amplement documentée, le présent article s’y emploie en examinant, dans le cas de Michel DeGraff, les fondements et la mécanique de son appui public au cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste. En première partie j’examine le « volet politico-idéologique » de cet appui public au PHTK néo-duvaliériste. En seconde partie, je fais porter le regard sur les rapports entre le positionnement politico-idéologique de Michel DeGraff et le naufrage de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative. La lecture attentive de cette synthèse analytique permettra à chaque lecteur de bien comprendre les enjeux et les finalités du présent débat d’idées. Il est d’ailleurs tout indiqué que la lecture attentive de cette synthèse analytique soit accompagnée de celle de l’article récemment paru en Haïti, « De la simultanéité de l’aménagement du créole et du français en Haïti : un choix de société conforme à la Constitution de 1987 » (par Robert Berrouët-Oriol, Le National, 8 novembre 2022).

Volet politico-idéologique

(1) À l’opposé de la communauté des linguistes haïtiens, Michel DeGraff est le seul linguiste qui accorde publiquement son soutien au cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste à travers la propagande qu’il mène depuis plusieurs années en faveur du PSUGO. Cette incontestable réalité est attestée dans les documents suivants que chacun peut librement consulter :

(a)   L’article de Michel DeGraff « La langue maternelle comme fondement du savoir : L’Initiative MIT-Haïti : vers une éducation en créole efficace et inclusive », paru dans la Revue transatlantique d’études suisses, 6/7, 2016/2017 (lien : http://linguistics.mit.edu/wp-content/uploads/degraff-2017-langue-maternelle-comme-fondement-du-savoir-MIT-Haiti.pdf).

(b)  La vidéo postée sur Youtube par Michel DeGraff le 5 juin 2014 dans laquelle il fait ouvertement la promotion du PSUGO : « Gras a pwogram PSUGO a 88% timoun ale lekòl ann Ayiti » (« Grâce au PSUGO 88% des écoliers haïtiens sont scolarisés en Haïti »). Lien : https://www.youtube.com/watch?v=nKGDz4uFN-Q

(c) Le PSUGO (Programme de scolarisation universelle gratuite et obligatoire), qui a été très largement dénoncé en Haïti par les enseignants et les associations d’enseignants, s’est révélé être une vaste entreprise de corruption et de dilapidation des ressources financières de l’État haïtien (voir les remarquables enquêtes de terrain d’AlterPresse diffusées en Haïti en juillet 2014, « Le Psugo, une menace à l’enseignement en Haïti ? (I – IV) / Un processus d’affaiblissement du système éducatif… » ; voir aussi le rigoureux article de Charles Tardieu, enseignant-chercheur, ancien ministre de l’Éducation nationale d’Haïti, « Le Psugo, une des plus grandes arnaques de l’histoire de l’éducation en Haïti », Port-au-Prince, 30 juin 2016).

En dépit de la relative rareté de données financières fiables relatives au PSUGO, l’on retiendra que « dans le cadre de ce projet de Fonds national pour l’éducation (FNE), le CONATEL a collecté une somme de 48 557 695,93 dollars américains auprès des compagnies téléphoniques pour la période allant du 15 juin 2011 au 7 mars 2013. D’autre part, « (…) Il faut souligner que ces 48.56 millions de dollars encaissés à date par le CONATEL ne comprennent pas les frais de 1,50 dollar américain perçus sur les transferts entrants et sortants. Ces frais sont recueillis par la Banque de la République d’Haïti (BRH), toujours dans le cadre du FNE qui n’est toujours pas ratifié par le Parlement » (voir l’article « Haïti-Économie : plus de 120 millions $US maintenant au FNE… À quand l’utilisation saine de ces millions de dollars ? », Radio Vision 2000, 11 mars 2013).

(2) Michel DeGraff, perçu par de nombreux enseignants et linguistes haïtiens comme étant un propagandiste récidiviste, a récemment renouvelé son appui public au cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste dans un article paru sur le New York Times le 14 octobre 2022. Cet appui a été publiquement dénoncé le 18 octobre 2022, depuis Port-au-Prince, par le romancier Lyonel Trouillot. Le réquisitoire analytique de Lyonel Trouillot a pour titre « Voye yon minis monte se sipò objektif pou pwopagann gouvènman an » (Potomitan, 21 octobre 2020).  La courageuse et éclairante prise de position de Lyonel Trouillot est également parue sur les sites suivants entre le 18 et le 21 octobre 2022 : Fondas kreyol (Martinique) : « Voyé yon minis monté sé sipò objektif pou pwopagann gouvènman an » ; Haïti-Reference info (États-Unis) : « Voye yon minis monte se sipòte gouvènman li ladan n lan » ;
Madinin’Art (Martinique) : « Le romancier et essayiste Lyonel Trouillot dénonce le soutien de Michel DeGraff au PHTK néo-duvaliériste ».

Auparavant, en février 2022, le ministre de facto de l’Éducation nationale Nesmy Manigat –dépourvu d’une véritable vision de la didactique du créole et d’un quelconque plan d’aménagement du créole dans l’École haïtienne, et qui s’applique en conséquence à recycler les généralités d’un regard myope sur le créole–, a annoncé l’inconstitutionnelle décision (morte-née depuis lors) de ne subventionner que les manuels scolaires rédigés en créole. Dès l’annonce de cette mesure « novatrice », Michel DeGraff n’a pas hésité à entonner un bavard cocorico « nationaliste » et à saluer « une journée historique » dans l’histoire du pays : « Vreman vre, jounen 22/2/2022 sa a se te yon jounen istorik nan istwa peyi nou e nan istwa mouvman kreyòl la » (cf. courriel de Michel Degraff daté du 27 février 2022 intitulé « Liv ki ekri oubyen tradwi nan kreyòl »). Dans son empressement à saluer cette prétendue « journée historique » dans l’histoire du pays, Michel DeGraff a choisi d’ignorer que l’État haïtien n’administre et ne finance que 20% de l’offre scolaire détenue à 80% par le secteur privé national et international. Il fait également bon marché du fait que la mesure « révolutionnaire » décidée en dehors de toute consultation avec les associations d’enseignants et directeurs d’écoles est inconstitutionnelle et viole les articles 5 et 40 de la Constitution de 1987 (voir mon article « Financement des manuels scolaires en créole en Haïti : confusion et démagogie au plus haut niveau de l’État », Le National, 8 mars 2022).

Il est essentiel, comme l’énonce rigoureusement Lyonel Trouillot, de noter que le renouvellement de l’appui public de Michel DeGraff au cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste intervient dans le contexte d’un fort durcissement de la criminalisation du pouvoir d’État détenu par le PHTK depuis onze ans, de l’emprise grandissante des gangs armés sur le territoire national et de la récente demande du gouvernement illégitime et inconstitutionnel d’Ariel Henry, Premier ministre de facto, d’une nouvelle intervention militaire en Haïti.

(3) En toute rigueur, il est nécessaire d’élargir le débat d’idées à l’intégrité scientifique de Michel DeGraff. Dans un « post » sur Facebook daté du 8 août 2022 et reproduit sur le profil Facebook de Websder Corneille le 9 novembre 2022, Michel DeGraff soutient frauduleusement, au sujet de son allégation « Gras a pwogram PSUGO a 88% timoun ale lekòl ann Ayiti », qu’il s’est fié aux données contenues dans un document institutionnel du PNUD. Il s’agit du « Rapport OMD 2013 – « Haïti un nouveau regard » en date du 25 juin 2014. Ce texte est effectivement un document officiel du PNUD et curieusement sa première « Préface » porte la signature de Laurent Lamothe, l’un des plus grands caïds du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste. La seconde « Préface » porte la signature de Sophie de Caen, l’une des Directrices poids lourds du PNUD.

Que dit précisément ce rapport en lien avec l’éducation et quant au PSUGO ? Ce rapport est présenté sous deux formats : un « Résumé exécutif » et un « Rapport complet ».

Dans le « Résumé exécutif », au chapitre « Assurer l’éducation primaire pour tous » (page 12), il est écrit que « Le taux net de scolarisation dans le primaire a progressé continuellement, passant de 47 % en 1993 à 88 % en 2011. » Le PNUD ne fournit pas de sources documentaires spécifiques à l’appui de ces statistiques. L’autre mention du PSUGO apparaît à la page 13 du « Résumé exécutif », et elle consiste en un copier-coller des présumées « grandes perspectives » du PHTK dans le domaine de l’éducation à l’époque : « Scolariser 1 500 000 enfants sur 5 ans (2011 – 2016) ». Quant à lui, le « Rapport complet », qui s’étend sur 246 pages, comprend au chapitre « Assurer l’éducation primaire pour tous » (page 71) une note en bas de page explicite et de premier plan en ce qui concerne le PSUGO : « Ce pourcentage [de 88 % du taux net de scolarisation dans le primaire en 2011] n’inclut pas les achèvements du PSUGO pour lesquels les données actualisées ne sont pas encore disponibles ». Dans le « Résumé exécutif » et dans le « Rapport complet » datés du 25 juin 2014 –que j’ai consultés intégralement–, je n’ai trouvé nulle trace de l’affirmation de Michel DeGraff selon lequel « Gras a pwogram PSUGO a 88% timoun ale lekòl ann Ayiti » (« Grâce au PSUGO 88% des écoliers haïtiens sont scolarisés en Haïti »). Michel DeGraff a donc volontairement, en pleine connaissance de cause, inventé un « lamayòt », sorte de « chiffre magique » de 88% d’écoliers soi-disant scolarisés grâce au PSUGO en faisant référence à un document officiel du PNUD où il n’est pas question d’un bilan analytique chiffré du PSUGO…

Dans le dispositif d’analyse « scientifique » de Michel DeGraff, l’amalgame, la manipulation-falsification des données, l’information volontairement tronquée et les statistiques faussées occupent donc une place de premier choix. Manifestement, il s’agit là d’un positionnement dénué d’éthique scientifique que la communauté des linguistes haïtiens ne saurait à aucun moment cautionner (sur la problématique de l’éthique scientifique, voir l’étude datée du 7 février 2020, « Éthique, déontologie, intégrité scientifique et lancement d’alerte » (CNRS – Centre national de la recherche scientifique de France).

(4) Encore une fois, il est nécessaire d’élargir le débat d’idées à l’intégrité scientifique de Michel DeGraff. Plusieurs questions doivent ainsi être posées : Michel DeGraff –dans le but d’accréditer son appui public au cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste–, est-il un faussaire, un falsificateur qui aurait fabriqué de toutes pièces une argumentation tronquée en faisant dire au PNUD que « Grâce au PSUGO 88% des écoliers haïtiens sont scolarisés en Haïti » ? Le PNUD est-il au courant que Michel DeGraff a fait un usage frauduleux de son document du 25 juin 2014 pour fabriquer de toutes pièces une fausse information selon laquelle « Grâce au PSUGO 88% des écoliers haïtiens sont scolarisés en Haïti » ? Est-ce pour Michel DeGraff une nouvelle façon de « décoloniser la linguistique » que de fabriquer de toutes pièces une fausse information pour apporter un indéfendable soutien au cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste, au motif fallacieux que celui-ci serait à ses yeux un véritable « défenseur » de l’aménagement du créole dans le système éducatif national ?

Il faut prendre toute la mesure que Michel DeGraff est un ardent bricoleur de l’amalgame et de la manipulation des textes de ceux qui ne partagent pas la vision qu’il défend dans ses homélies sectaires et dogmatiques. Cela est attesté par la falsification/manipulation des données du PNUD et aussi par la cabale qu’il a montée de toutes pièces contre le linguiste Rochambeau Lainy au motif que celui-ci, membre de l’Académie créole, se serait donné pour mission de « protéger la langue française en Haïti ». L’argumentation de Michel DeGraff reposait sur la référence à un document qu’il n’avait pas encore lu, à savoir le texte de la conférence donnée à l’Université d’Indiana par Rochambeau Lainy le 1er avril 2022, « Créole haïtien et français côte à côte en Haïti : un cas de bilinguisme mal géré ». Voici l’une des observations contenues dans le texte de la conférence de Rochambeau Lainy que Michel DeGraff a publiquement commenté sans même l’avoir lu : « La situation sociolinguistique en Haïti soulève de nombreuses questions. Chercheurs, éducateurs, partenaires internationaux et simples citoyens haïtiens expriment des préoccupations, certaines plus évidentes que d’autres. Ces préoccupations tournent principalement autour du créole et du français, dont le statut et l’usage occupent une place importante dans les discussions. Le statut et l’usage du français sont contestés par des auteurs qui défendent l’hypothèse que le français est la principale cause d’exclusion et d’échec scolaire en Haïti (Dejean, 2006 ; DeGraff, 2005). » Pour accéder au commentaire de Michel DeGraff daté du 9 avril 2022 et à la réponse de Rochambeau Lainy datée du 10 avril 2022, lire mon article « Ayatollahs du créole : la « duperie argumentative » est un procédé toxique dans le débat sur la question linguistique haïtienne » (Le National, 21 avril 2022).

(5) De la vidéo propagandiste pro-PSUGO postée sur Youtube le 5 juin 2014 par Michel DeGraff, puis de son article paru dans la Revue transatlantique d’études suisses en 2017 jusqu’à aujourd’hui, huit années ont passé. Comment Michel DeGraff explique-t-il qu’en huit ans il n’ait pas été en mesure de vérifier la crédibilité des statistiques du PNUD ? Incontournable, cette question doit être posée en lien avec le fait avéré que Michel DeGraff est un propagandiste récidiviste pro-PHTK qui mène campagne contre la « francofolie » et l’usage scolaire du français dans le système éducatif haïtien. Selon Michel DeGraff, « (…) La francophonie est un autre exemple où certaines langues (dans ce cas le français) jouent un rôle clé dans la promotion d’intérêts politiques et économiques qui avantagent certains groupes au détriment d’autres groupes. (…) c’est la majorité de notre population en Haïti qui souffre de ce « schibboleth » francophile –et cette francophilie est une des causes profondes de notre sous-développement. » (« Il est impossible d’éduquer un peuple dans une langue qu’il ne parle pas » (Potomitan, 15 août 2019.)

L’une des stratégies de ce type d’homélie contre la « francofolie » et la langue française en Haïti consiste à mettre sur un pied d’égalité trois langues diversement présentes dans l’aire caraïbéenne : l’espagnol, le français et l’anglais, comme si ces trois langues avaient la même inscription historique, notamment en Haïti. Cela revient d’une part à refouler le français, l’une de nos deux langues officielles, à l’arrière-ban de la configuration linguistique d’Haïti puisqu’on en fait une « langue régionale » comme les autres. D’autre part, cela revient à la placer de facto au périmètre d’une « langue régionale étrangère » au même titre que l’espagnol et l’anglais. En plus de nier le caractère bilingue créole-français de notre patrimoine linguistique national, celle position idéologique contre la « francofolie » peut avoir des effets directs sur la future politique linguistique éducative en Haïti : ainsi, faudra-t-il dans les écoles haïtiennes enseigner le français comme langue seconde ou comme langue étrangère comme on le ferait pour l’arabe, le lingala et l’allemand ? Et si le français est enseigné comme langue étrangère dans nos écoles, quel cadre didactique faudra-t-il élaborer, par exemple, en ce qui a trait à notre patrimoine littéraire francophone biséculaire ? Devra-t-on enseigner Oswald Durand, Émeric Bergeaud, Anténor Firmin, Justin Lhérisson, Jacques Roumain, Jacques Stephen Alexis, Clément Magloire Saint-Aude, Jean Price Mars, etc., comme des écrivains étrangers parce qu’ils ont produit leurs œuvres en français ? Devra-t-on, au motif qu’ils n’ont pas été rédigés en créole, mettre immédiatement de côté l’ensemble des textes juridiques haïtiens élaborés depuis 1804 (lois, code civil, constitutions, traités et conventions, etc.) ?

La stratégie de déchouquage du français en Haïti appelle donc au rejet total de tous les textes juridiques élaborés en Haïti de 1804 à nos jours : alors, à quelles références juridiques pourra-t-on faire appel pour construire un État de droit au pays ? Une telle « stratégie de la terre brûlée », en plus d’être tout à fait inconstitutionnelle, porte en elle le rejet des institutions nationales et l’illusion borgne que l’on pourrait aménager le créole en dehors de tout cadre juridico-linguistique. Les travaux des linguistes-didacticiens l’ont établi avec rigueur : la didactique des langues et la didactique des matières d’un corpus de connaissances n’est pas la même lorsqu’il s’agit de la langue maternelle, de la langue seconde ou de la langue étrangère. Par ailleurs, la revue de la documentation scientifique portant sur le créole atteste que les Ayatollahs du créole et autres prédicateurs de la « francofolie » ne se préoccupent pas de la problématique de la didactique des langues et encore moins de la didactisation du créole. Un tel rachitisme de leur vision linguistique devra ultérieurement être approfondi (au chapitre de la didactique des langues, voir entre autres l’étude de Darline Cothière, « Pour une didactique revisitée du français en milieu post-colonial » parue dans la revue Recherches haïtiano-antillaises no 6, « Langues et éducation dans la Caraïbe », décembre 2008 ; en ce qui a trait à la didactique et à la didactisation du créole, voir la remarquable étude menée par Renauld Govain en tandem avec Guerlande Bien-Aimé, « Pour une didactique du créole haïtien langue maternelle », parue dans le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (par Robert Berrouët-Oriol et al., Éditions du Cidihca, Montréal, et Éditions Zémès, Port-au-Prince, mai 2021).

(6) Michel DeGraff intervient souvent dans le débat linguistique haïtien sur le mode d’un croisé évangéliste hargneux, arrogant, sectaire et dogmatique en lutte contre la « francofolie », la langue française et l’usage scolaire du français dans le système éducatif haïtien. Il est toutefois l’auteur d’un intéressant article qui doit être lu avec attention : « Against Apartheid in Education and in Linguistics: The Case of Haitian Creole in Neo-Colonial Haiti » paru dans « Decolonizing Foreign Language Education – The Misteaching of English and Other Colonial Languages » (Edited by Donaldo Macedo
Published by Routledge in 2019). Au paragraphe intitulé
« Against Linguicism as the New Racism », il rapporte la citation suivante : « (…) it is not the English language that hurts me, but what the oppressors do with it, how they shape it to become a territory that limits and defines, how they make it a weapon that can shame, humiliate, and colonize » (Hooks, 1994: 167, as quoted in Macedo, this volume, p. 29). » / « (…) ce n’est pas la langue anglaise qui me heurte, mais ce que les oppresseurs en font, comment ils la façonnent pour en faire un territoire qui limite et définit, comment ils en font une arme qui peut faire honte, humilier et coloniser ». [Ma traduction]

Il est inhabituel de trouver ce type de référence concernant l’anglais sous la plume de Michel DeGraff, pour qui il n’existe en Haïti qu’un seul pouvoir « néocolonial », une seule « langue coloniale », le français. Cette mention de l’anglais, « une arme qui peut faire honte, humilier et coloniser », signifie-t-elle que Michel DeGraff aurait entrepris dès 2019 une réflexion sur le rôle de l’Aigle impérial américain en Haïti mais qu’il s’abstient d’en faire une critique politique publique pour des raisons idéologiques et de positionnement professionnel ? Michel DeGraff, par-delà ses fantasques saillies contre le « néocolonialisme français » en Haïti, prendra-t-il un jour le chemin éthique d’une critique éclairante du rôle du « pompier pyromane », celui de l’Aigle impérial américain en Haïti qui contrôle, depuis 1915, les circuits économiques et la vie politique haïtienne ? (Sur la politique américaine en Haïti, on écoutera avec profit l’intervention (non datée) du linguiste Noam Chomsky, professeur émérite au Département de linguistique du MIT, « US role in Haiti destruction », consignée sur le site « Haiti Now » ; voir aussi les articles de Gary Olius, « Le grand banditisme n’est-il pas un produit dérivé de la politique américaine en Haïti ? », AlterPtesse, 24 octobre 2021, et « L’ordre néocolonialiste et impérialiste dans le chaos d’Haïti », AlterPresse, 5 janvier 2021.)

Dans plusieurs textes antérieurs, j’ai montré, documents à l’appui, que Michel DeGraff prône depuis plusieurs années un scabreux « enfermement catéchétique », notamment dans sa croisade contre l’une des deux langues officielles d’Haïti, le français. En prônant le monolinguisme créole, il appelle à violer l’article 5 de la Constitution de 1987 qui consacre la co-officialité du créole et du français en Haïti. D’autres prédicateurs de l’unilatéralisme créole, parfois liés à l’Académie créole, appellent eux aussi à violer l’article 5 de la Constitution de 1987 lorsqu’ils plaident pour que le créole soit la seule langue officielle du pays en excluant totalement le français. C’est le cas de l’inaudible Gérard-Marie Tardieu, membre fondateur de l’Académie créole et auteur d’un livre mort-né, « Yon sèl lang ofisyèl » (Éditions Kopivit l’Action sociale, 2018). L’« enfermement catéchétique » de Michel DeGraff se donne aussi à mesurer, par exemple, au creux de l’article écrit par Tara García Mathewson, « How Discrimination Nearly Stalled a Dual-Language Program in Boston » (The Atlantic.com, 7 avril 2017), dans lequel Michel Degraff, cité par l’auteure, assène que « We became free in 1804 but through the French Language we did remain colonized » (« Nous sommes devenus libres en 1804 mais à travers la langue française nous sommes restés colonisés » [Ma traduction]. Chez certains fondamentalistes créolophiles, l’unilatéralisme créole couplé à la volonté de déchouquer le français alors même qu’il est l’une de nos deux langues officielles, est en filiation directe avec les errements idéologiques du linguiste Yves Dejean. Celui-ci a soutenu, dans une pétition qu’il a fait circuler sur le Net, qu’« Il faut tirer les conséquences du fait qu’Haïti est un pays essentiellement monolingue (…) Haïti est des plus monolingues des pays monolingues » (Yves Dejean : « Rebati », 12 juin 2010). Le même Yves Dejean –dont la langue maternelle est le français et qui a effectué ses études primaires et secondaires dans l’une des meilleures écoles francophones du pays–, avait auparavant frauduleusement soutenu que « Fransé sé danjé», (revue Sèl ,n° 23-24 ; n° 33-39, New York, 1975).

(7) L’un des effets directs du soutien public de Michel DeGraff au cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste est de décrédibiliser l’obligation qu’a l’État d’aménager le créole dans le système éducatif national. Également, sur le plan jurilinguistique, un tel soutien public de Michel DeGraff au cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste, à travers son appui au PSUGO, décrédibilise le droit à la langue maternelle créole dans l’École haïtienne : plutôt que d’être promu en raison de son caractère constitutionnel, ce droit est enfermé dans la « technicité » de l’idée de l’apprentissage en langue maternelle créole, il est réduit à un mantra, à la répétition exponentielle d’une homélie sur la nécessité de l’apprentissage scolaire en langue maternelle créole (voir mon article « Partenariat créole/français – Plaidoyer pour un bilinguisme de l’équité des droits linguistiques en Haïti », Le National, 7 novembre 2019 ; voir aussi mon article « Stigmatisation du créole, code noir et populisme linguistique », Le National, 27 septembre 2022).

Rapports entre le positionnement politico-idéologique de Michel DeGraff et le naufrage de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative

Il faudra ultérieurement réactualiser le bilan des rapports entre le positionnement politico-idéologique de Michel DeGraff et le naufrage de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative. Michel DeGraff et son équipe –qui ne comprend aucun lexicographe ayant produit des études lexicographiques sur le créole, aucun traducteur scientifique ni terminologue spécialisé de l’anglais vers le créole–, tente depuis plusieurs années de parachuter dans le système éducatif haïtien, avec l’aide du PHTK néo-duvaliériste, son très médiocre « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative ».

(8) À l’aide des instruments d’analyse de la lexicographie professionnelle, j’ai rigoureusement démontré –entre autres dans l’article « Le naufrage de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative » (Le National du 15 février 2022)–, que le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » de Michel DeGraff et de son équipe est une œuvre pré-lexicographique d’une grande médiocrité sur le plan scientifique et j’ai noté qu’aucun linguiste haïtien ne l’a recommandé pour l’enseignement en créole des sciences et des techniques. Ce « Glossary » a été élaboré en dehors de la méthodologie de la lexicographie professionnelle sur le mode d’un pseudo « modèle » de type Wikipedia tout à fait inconnu en lexicographie professionnelle et dans les Facultés de linguistique et de traduction à travers le monde. Erratiques et fantaisistes, la plupart des équivalents « créoles » de ce « Glossary » ne peuvent être compris des locuteurs du créole. Exemples : « pis kout lè / pis ayere », « epi plak pou replik sou », « dyagram fòs », « gwoup emik », « fòs volay », « kouran ki endui », « echikye Punnett mono-ibrid pou yon jèn ki lye ak sèks », « transparans lyezon », « deranjman kwomatik », « deranjman koulè », « reyon sèk sikonskri a », « konpayèl bazik », « fòm depwotonasyon », « transparans lyezon disilfid yo », « esperimantasyon sou pasaj nan 2 fant », « menm siseptibilite », « dekalaj gravitasyonèl wouj », « gwoup emik », « fòs volay »

La non-conformité au système morphosyntaxique du créole de la plupart des pseudo équivalents « créoles » du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » constitue l’une de ses plus lourdes lacunes conceptuelles et méthodologiques : il est « techniquement » impossible, il est linguistiquement improbable que des locuteurs créolophones aient inventé et, pire, bricolé des équivalents soi-disant « créoles » essentiellement agrammaticaux, sémantiquement opaques et qu’aucun créolophone haïtien ne peut comprendre. Cela n’a pas empêché Michef DeGraff de soutenir frauduleusement que ces équivalents « créoles » auraient été créés sinon validés par de nombreux enseignants haïtiens –« plis pase 250 anseyan ki te patisipe nan atelye MIT-Ayiti depi 2012 » (voir son article « Verite se tankou lwil nan dlo », Le National, 10 février 2022). Là encore il faut interroger l’intégrité scientifique de Michef DeGraff qui tente, à l’aide d’une boîteuse manipulation dans son article du 10 février 2022, de faire croire qu’un large éventail d’enseignants haïtiens auraient été à l’origine de la fabrication d’un lexique « créole » comprenant un nombre élevé d’équivalents « créoles » incompréhensibles aux locuteurs créolophones.

À ce chapitre, il est hautement instructif et éclairant de rappeler les lourdes limites des propositions « scientifiques » contenues dans la présentation, sur le site du MIT – Haiti Initiative, du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » : à aucun moment elles ne visent à contribuer à modéliser la didactique du créole et encore moins à modéliser l’indispensable didactisation du créole en vue de son usage dans l’apprentissage scolaire. La didactique du créole et la didactisation du créole sont des dispositifs à la fois épistémologiques et pédagogiques que le MIT – Haiti Initiative –dépourvu de toute compétence avérée en lexicographie générale et en lexicographie créole–, a voulu ignorer en faisant le choix d’un pseudo-modèle « lexicographique » et fantaisiste de type Wikipédia. Le rejet dédaigneux de la méthodologie de la lexicographie professionnelle explique en grande partie le naufrage de la lexicographie créole au MIT – Haiti Initiative. Il y a donc lieu de remettre en mémoire en quels termes l’élaboration du « Glossary » est présentée, sur le site du MIT – Haiti Initiative, au chapitre « Kreyòl-English glosses for creating and translating materials in Science, Technology, Engineering & Mathematics (STEM) fields in the MIT-Haiti Initiative » : « (…)  l’un des effets secondaires positifs des activités du MIT-Haïti (ateliers sur les STIM, production de matériel en kreyòl de haute qualité, etc.) est que nous enrichissons la langue d’un nouveau vocabulaire scientifique qui peut servir de ressource indispensable aux enseignants et aux étudiants. Ces activités contribuent au développement lexical de la langue » créole. » L’analyse contenue dans mon article « Le naufrage de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative » (Le National du 15 février 2022) a démontré le caractère fallacieux et fantaisiste de cette assertion. Le pseudo « développement lexical de la langue » créole » et le prétendu enrichissement de la langue « d’un nouveau vocabulaire scientifique » ne reposent pas sur des bases scientifiques : ils illustrent en réalité une « arnaque lexicographique » capable de compromettre lourdement l’usage scolaire du créole si un jour le « Glossary » du MIT – Haiti Initiative parvenait à s’implanter dans les écoles haïtiennes. Car en toile de fond l’enjeu est de premier plan : bricoler et tenter de diffuser, comme le font Michel DeGraff et son équipe, un « modèle » lexicographique amateur, fantaisiste, erratique, dénué de toute valeur scientifique, ou instituer et consolider une lexicographie créole de haute valeur scientifique rigoureusement conforme à la méthodologie de la lexicographie professionnelle.

Il est tout aussi important de rappeler que le Département de linguistique du MIT, par mes soins, a été informé du naufrage et du caractère essentiellement fantaisiste et pré-scientifique du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative ». Dans un courriel daté du 21 décembre 2021 que j’ai adressé au Département de linguistique du Massachusetts Institute of Technology et à ses 18 enseignants, j’ai proposé qu’une évaluation critique du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » soit confiée, à l’échelle internationale, à un comité ad hoc composé de lexicographes et de linguistes créolistes. Cette proposition a été reproduite dans ma « Lettre ouverte au MIT Department of linguitics : « Pour promouvoir une lexicographie créole de haute qualité scientifique » (Le National, 1er février 2022). Dans la réponse qu’il m’a adressée peu après, le Département de linguistique du MIT –qui n’a, je le rappelle, aucune compétence avérée en lexicographie générale et en lexicographie créole–, a refusé de donner suite à ma proposition. Écartant toute évaluation critique du « Glossary » du MIT Haiti Initiative à l’échelle internationale, il a préféré s’en tenir à sa complaisante « politique de l’autruche » et a prétendu ne pas s’immiscer dans les projets de son personnel enseignant…

En guise de conclusion, j’estime utile d’inclure dans le cheminement de la réflexion critique consignée dans cet article, d’une part la problématique de la « didactisation » du créole et, d’autre part, celle de la production d’une lexicographie créole de haute qualité scientifique (voir là-dessus mes articles « Aménagement et « didactisation » du créole dans le système éducatif haïtien : pistes de réflexion », Le National, 24 janvier 2020, et « Plaidoyer pour une lexicographie créole de haute qualité scientifique », Le National, 14 décembre 2020. La problématique de la « didactisation » du créole a fait l’objet d’un livre collectif de référence, « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (par Robert Berrouët-Oriol et al., Éditions du Cidihca, Montréal, et Éditions Zémès, Port-au-Prince, mai 2021).

Montréal, le 14 novembre 2022