— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
À la mémoire de Pradel Pompilus,
pionnier de la lexicographie créole contemporaine
et auteur, en 1958, du premier « Lexique créole-français »
(Université de Paris).
À la mémoire de Pierre Vernet,
fondateur de la Faculté de linguistique appliquée
de l’Université d’État d’Haïti et précurseur du partenariat créole-français
en Haïti.
À la mémoire d’André Vilaire Chery, rédacteur d’ouvrages lexicographiques
de haute qualité scientifique et auteur
du « Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti »
(tomes 1 et 2, Éditions Édutex, 2000 et 2002),
La lexicographie créole, entendue au sens de la production d’ouvrages lexicographiques ciblant le créole (dictionnaires et lexiques français-créole ou anglais-créole, dictionnaires unilingues créoles) remonte aux travaux pionniers du linguiste haïtien Pradel Pompilus auteur, en 1958, du premier « Lexique créole-français » (éditeur : Université de Paris). Au terme d’une ample recherche documentaire, nous avons procédé à la première grande cartographie de l’ensemble des dictionnaires et des lexiques créoles parus de 1958 à 2022 et les résultats de cette recherche documentaire sont consignés dans notre « Essai de typologie de la lexicographie créole de 1958 à 2022 » (Le National, 21 juillet 2022). Nous avons ainsi répertorié 64 dictionnaires et 11 lexiques, soit un total de 75 ouvrages édités pour la plupart au format livre imprimé. À ces 75 ouvrages il faut maintenant ajouter le 76ème, le « New Jersey Judiciary Glossary of Legal (and Related) Terms – English/Haitian creole » publié en mai 2018 et dont nous avons fait un compte-rendu analytique dans l’article « Le naufrage de la lexicographie créole au « New Jersey Judiciary Glossary of Legal (and Related) Terms – English/Haitian Creole » (Rezonòdwès, 16 septembre 2023). Il faut également ajouter le 77ème, le « Haitian-Creole Glossary of Legal and Related Terms » du National Center for Interpretation (University of Arizona, 1998). Nous avons procédé à l’évaluation analytique de cet ouvrage dans notre article « Le traitement lexicographique du créole dans le « Haitian-Creole Glossary of Legal and Related Terms » du National Center for Interpretation (University of Arizona) » (Rezonòdwès, 25 septembre 2023). Le 78ème ouvrage complétant notre typologie est le « English Haitian Creole Legal Glossary » de Jean Robert Cadely et Joëlle Haspil (Éditions EducaVision Inc., 1999) qui sera ultérieurement examiné.
Notre « Essai de typologie de la lexicographie créole de 1958 à 2022 » (Le National, 21 juillet 2022) a permis de mettre en lumière plusieurs caractéristiques de cette production lexicographique vieille de 64 ans. D’une part, la langue source est souvent l’anglais puisque dans leur majorité ces ouvrages ont été élaborés aux États-Unis où résident plus d’un million de locuteurs créolophones natifs d’Haïti. D’autre part, et de manière liée, leurs rédacteurs ne sont pas des lexicographes professionnels et ces ouvrages n’ont pas été réalisés en conformité avec la méthodologie de la lexicographie professionnelle. Il en résulte une production lexicographique lourdement lacunaire sur le plan méthodologique et sur le registre de l’inadéquation d’un grand nombre d’équivalents créoles (voir les tableaux comparatifs 1 et 2).
TABLEAU 1 / Identification des productions lexicographiques haïtiennes élaborées
en conformité avec la méthodologie de la lexicographie professionnelle
(10 ouvrages sur un total de 75 publiés entre 1958 et 2022)
Titre de l’ouvrage |
Auteur(s) |
Année de publication |
Éditeur |
|
Henry Tourneux, Pierre Vernet et al. |
1976 |
Éditions caraïbes |
and II) |
Albert Valdman (et al) |
1981 |
Creole Institute, Bloomington University |
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Henry Tourneux |
1986 |
CNRS/ Cahiers du Lacito |
|
Pierre Vernet, B. C. Freeman |
1988 |
Sant lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti |
|
Pierre Vernet, B. C. Freeman |
1989 |
Sant lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti |
|
Bryant Freeman |
1989 |
Sant lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti |
|
André Vilaire Chery et al. |
1996 |
Hachette-Deschamps / EDITHA |
|
André Vilaire Chery |
2000 et 2002 |
Éditions Édutex |
|
Albert Valdman |
2007 |
Creole Institute, Indiana University |
|
Albert Valdman, Marvin D Moody, Thomas E Davies |
2017 |
Indiana University Creole Institute |
RAPPEL D’UN ENSEIGNEMENT MAJEUR : la lexicographie est une activité scientifique fortement codifiée, elle s’élabore dans l’ancrage sur un socle méthodologique modélisé qui en garantit la scientificité et la crédibilité. Ainsi les dictionnaires et lexiques présentés au tableau 1 sont de grande qualité scientifique, ils mettent tous en œuvre le même cadre méthodologique qui consiste (1) à définir le projet éditorial et les usagers-cibles visés ; (2) à identifier les sources du corpus de référence en vue de l’établissement de la nomenclature ; (3) à procéder à l’établissement de la nomenclature des termes retenus à l’étape du dépouillement du corpus de référence ; (4) et, exception faite des lexiques qui ne comprennent pas de définitions, à procéder au traitement lexicographique rigoureux des termes de la nomenclature (catégorisation grammaticale, équivalence motivée des unités lexicales, etc.) et à la rédaction des rubriques dictionnairiques (définitions, notes).
(Sur le dispositif de la méthodologie de la lexicographie professionnelle, voir nos articles « Toute la lexicographie haïtienne doit être arrimée au socle méthodologique de la lexicographie professionnelle » (Le National, 29 décembre 2022), et « Lexicographie créole : retour-synthèse sur la méthodologie d’élaboration des lexiques et des dictionnaires » (Le National, 4 avril 2023.)
TABLEAU 2 / Principales caractéristiques des ouvrages élaborés en dehors de la méthodologie de la lexicographie professionnelle (échantillon représentatif de 5 publications)
Titre de l’ouvrage |
Auteur(s) |
Catégorie |
Principales caractéristiques lexicographiques |
Diksyonè kreyòl Vilsen |
Maud Heurtelou, Féquière Vilsaint |
Dictionnaire unilingue créole. Formats papier et Web. |
Incohérence, insuffisance ou inadéquation de nombreuses définitions. Certaines rubriques comprennent des notes explicatives plutôt que des définitions. |
Leksik kreyòl : ekzanp devlopman kèk mo ak fraz a pati 1986 |
Emmanuel Védrine |
S’intitule « leksik » alors qu’il est un glossaire unilingue créole. |
De nombreuses entrées (« mots vedettes ») sont des slogans ou des séquences de phrases ou des proverbes. De nombreuses entrées ne sont pas des unités lexicales. Incohérence, insuffisance ou inadéquation des rares définitions. |
Diksyonè kreyòl karayib |
Jocelyne Trouillot |
Dictionnaire unilingue créole au format papier uniquement. |
Incohérence, insuffisance ou inadéquation de nombreuses définitions. De nombreuses entrées (« mots vedettes ») ne sont pas des unités lexicales, ce sont plutôt des noms propres ou des toponymes. |
Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative |
MIT – Haiti Initiative |
S’intitule « Glossary » alors qu’il est un lexique bilingue anglais créole. Accès Web uniquement. |
Équivalents créoles en grande partie fantaisistes, erratiques, a-sémantiques et non conformes au système morphosyntaxique du créole. |
Haitian-Creole Glossary of Legal and Related Terms |
National Center for Interpretation, University of Arizona |
2018 |
Nombreux équivalents créoles erratiques , faux ou non conformes au système morphosyntaxique du créole ; usage fréquent de périphrases explicatives en lieu et place d’équivalents créoles lexicalisés. |
Plusieurs institutions universitaires américaines sont le lieu d’élaboration d’ouvrages lexicographiques ciblant le créole. C’est notamment le cas du Creole Institute (Indiana University) où le linguiste-lexicographe Albert Valdman et ses équipes de lexicographes ont élaboré des ouvrages de haute qualité scientifique, à savoir le « Haitian Creole-English-French Dictionnary » (vol. I et II, 1981), le « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » (2007) et le « English-Haitian Creole bilingual dictionnary » (2017). Contrairement aux travaux lexicographiques élaborés en conformité avec la méthodologie de la lexicographie professionnelle, les travaux menés au National Center for Interpretation de l’Université de l’Arizona et ceux menés dans l’environnement stratégique du Département de linguistique du MIT se caractérisent (1) par l’absence totale du recours à la méthodologie de la lexicographie professionnelle, (2) par l’absence totale du recours au critère central de l’exactitude de l’équivalence lexicale conjoint à celui de l’équivalence notionnelle, ce critère majeur devant être placé au centre de toute démarche lexicographique et terminologique, et (3) par le caractère souvent erratique et fantaisiste des équivalents créoles. (Sur la problématique de l’exactitude des équivalents lexicaux, voir l’étude « Fonction des équivalences dans un dictionnaire bilingue » de Martine Schuwer (revue Geras, 3/1994 : Actes de l’atelier « Langue de spécialité » du 33ème congrès de la SAES, Perpignan, 1993. Voir aussi « L’équivalence lexicographique dans la différence / Des réflexions pour l’avenir », par Cosimo De Giovanni, Université de Cagliari, LaBLex – Laboratoire de lexicographie bilingue, 2011.)
Le « Haitian-Creole Glossary of Legal and Related Terms » du National Center for Interpretation (University of Arizona) comprend de nombreux équivalents créoles erratiques, faux ou non conformes au système morphosyntaxique du créole et il fait un usage fréquent de périphrases explicatives en lieu et place d’équivalents créoles lexicalisés (voir notre compte-rendu analytique « Le traitement lexicographique du créole dans le « Haitian-Creole Glossary of Legal and Related Terms » du National Center for Interpretation (University of Arizona) », Rezonòdwès, 25 septembre 2023). Ces lourdes lacunes caractérisent également l’ouvrage réalisé dans l’environnement stratégique du Département de linguistique du MIT, à savoir le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » (faussement présenté comme un « glossaire » alors qu’il est un lexique bilingue anglais-créole). L’ouvrage du MIT – Haiti Initiative comprend, tel qu’illustré au tableau IV, des équivalents créoles en grande partie fantaisistes, erratiques, faux, a-sémantiques et non conformes au système morphosyntaxique du créole (voir nos comptes-rendus analytiques « Le traitement lexicographique du créole dans le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » (Le National, Port-au-Prince, 21 juillet 2020, et « Le naufrage de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative » (Le National, Port-au-Prince, 15 février 2022). Les données comparatives du « Haitian-Creole Glossary of Legal and Related Terms » (National Center for Interpretation, University of Arizona) et du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » illustrent rigoureusement ce diagnostic analytique (voir les tableaux III et IV).
TABLEAU III / « Haitian-Creole Glossary of Legal and Related Terms » du National Center for Interpretation Testing, Research and Policy (NCI) / Échantillon de termes anglais, suivis de leur définition et des équivalents créoles + Équivalents français du *GDT ou de **Termium Plus / Remarques de RBO
Terme anglais |
Définition anglaise |
Équivalent créole (unité lexicale ou utilisation d’une phrase définitoire comme équivalent créole) |
Équivalent français du GDT* ou de Termium Plus** / Remarques de RBO |
acquit |
To set free from an obligation or an accusation. |
declare moun pa koupab |
rendre un verdict d’acquittement (Termium Plus) |
citizen |
A person born in the United States or later naturalized. A person who enjoys all of the rights, privileges and responsibilities which can be enjoyed by any other person within a legal district. |
sitwayen peyi Etazini ; |
Remarque de RBO / Le terme générique « citizen » est traduit par des termes créoles spécifiques qui réduisent la notion à une appartenance géographique exclusive, sitwayen peyi Etazini = « citoyen des États-Unis ». |
act in concert |
To act together or with the same purpose. |
ansanm ak lòt moun ; fè (yon bagay) ; |
agir de concert (GDT et Termium Plus) |
Remarque de RBO / La séquence verbale « act in concert » (« agir de concert ») est traduite à la fois par une séquence substantive « ansanm ak lòt moun » et également par une séquence verbale « fè (yon bagay), fè (kichoy) ». |
|||
youthful offender |
A youth who is treated as delinquent and not as a criminal in the juvenile court. |
minè ki fè zak |
délinquant juvénile, enfant délinquant, jeune contrevenant, adolescent délinquant » |
Remarque de RBO / L’équivalent créole prend la forme d’une phrase définitoire et le sème « offender » (« délinquant, contrevenant ») est absent de « minè ki fè zak ». |
|||
zoning ordinance |
Laws with limit the use as to which land in each area may be put, the minimum site of each lot, building types, etc. |
lwa ki regle sa ki ka fèt nan dives zòn yon vil (monte kay, legliz, lopital, magazen…) |
ordonnance de zonage (Termium Plus) |
Remarque de RBO / L’équivalent créole prend la forme d’une phrase définitoire qui n’exprime pas l’articulation sémantique existant entre « zoning » (« zonage ») et « ordinance » (« ordonnance »). Une « ordonnance de zonage » n’est pas obligatoirement une loi, elle peut être une simple directive administrative émise, par exemple, par une municipalité. |
|||
child abuse |
The failure to take the proper care of a child. |
fè timoun pase mizè ; maltrete timoun ; fè timoun abi |
enfance maltraitée n. f. (GDT) ; violence envers les enfants, violence à l’égard des enfants, violence à l’endroit des enfants (Termium Plus) |
lease |
A contract for the use of land or buildings for a given period of time, but not for their ownership. |
lwayaj ; fèm ; anfèmaj ; fèmaj |
bail n.m (GDT et Termium Plus) |
expert witness |
A person possessing special knowledge or experience who is allowed to testify at a trial not only about facts (like an ordinary witness) but also about the opinions or the professional conclusions he or she draws from these facts. |
yon temwen ki espesyalis ; yon temwen ki espè |
témoin expert n. m. (GDT et Termium Plus) |
extortion |
Any illegal taking of money by using threats, force or misuse of public office. |
fè abi pou vòlò ; |
extorsion n. fém. (GDT et Termium Plus) |
Remarque de RBO / La définition française de « extortion » dans le GDT expose le trait notionnel majeur de « crime » : « Acte criminel par lequel une personne induit ou tente d’induire une autre personne à accomplir un acte, en usant de menaces, d’accusations ou de violence ». À l’inverse, les équivalents créoles sont plus restrictifs et privilégient le sème définitoire de « voler » qui est certes un crime mais tous les crimes ne se résument pas à « voler ». |
|||
false arrest |
An unlawful restraint of deprivation of a person’s liberty. |
lè yo arete yon moun pou anyen ; lè yo fèmen yon moun san rezon ; lè yo mete yon moun nan prizon san lalwa pa mande fè sa |
arrestation illégale n. f. détention arbitraire n. f. (GDT) ; arrestation illicite n. f. (Termium Plus) |
Remarque de RBO / Hypothèse : le segment « lè yo » à l’initiale des équivalents créoles semble mettre l’accent sur une temporalité future (quand telle chose adviendra) plutôt que sur la chose advenue et saisie dans une temporalité présente (l’« arrestation illégale » est attestée au présent). |
*GDT : Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française. **Termium Plus : dictionnaire terminologique du Bureau de la traduction du gouvernement fédéral canadien.
TABLEAU IV / Échantillon de termes anglais suivis de leurs équivalents « créoles » relevés dans le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative »
Termes anglais |
Équivalents « créoles »** |
bar graph |
grafik ti baton [1,2,3] |
accumulation |
antipilasyon [1,2,3] |
atomic packing |
makonn atomik [1,2,3] |
air resistance |
rezistans lè [1,3,4] |
air track |
pis kout lè // pis ayere [1,2,3,4] |
and replica plate on |
epi plak pou replik sou [1,2,3,4] |
escape velocity |
vitès chape poul [1,3,4] |
multiple regression analysis |
analiz pou yon makonnay regresyon [1,2,3,4] |
center of mass |
sant mas yo [1,2,3,4] |
checkbox |
bwat tchèk [1,2,3,4] |
flux meter |
flimèt [1,3,4] |
line integral |
entegral sou liy [1,2,3,4] |
how many more matings would you like to perform ? |
konbyen kwazman ou vle reyalize ? [1,4] |
peer instruction |
enstriksyon ant kanmarad [1,3,4] |
prior (conjugate) |
konpayèl o pa [1,2,3,4] |
seasaw prinsiple |
prensip balanswa baskil [1,2,3,4] |
spin angular momentum |
moman angilè piwèt [1,2,3,4] |
**Remarques analytiques sur ces équivalents « créoles » : 1 = équivalent faux et/ou fantaisiste et/ou qui ne constitue pas une unité lexicale ; 2 = équivalent non conforme à la syntaxe du créole ; 3 = équivalent présentant une totale opacité sémantique ; 4 = équivalent dont la catégorie lexicale n’est pas précisée.
L’examen comparatif de ces deux productions lexicographiques élaborées dans un environnement universitaire américain –le « Haitian-Creole Glossary of Legal and Related Terms » (National Center for Interpretation, University of Arizona, 1998) et le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » [2015 ?]–, permet d’exposer des enseignements de premier plan car il y a d’évidentes parentés entre ces deux ouvrages. Les linguistes haïtiens, les traducteurs et lexicographes dont la langue cible est le créole, les enseignants oeuvrant en Haïti ainsi que les rédacteurs de manuels scolaires créoles sont invités à inscrire ces enseignements de premier plan dans le cours normal de leur réflexion sur la problématique linguistique haïtienne et singulièrement sur les modalités de l’usage du créole dans la transmission des savoirs et des connaissances au sein de l’École haïtienne.
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À l’exception notable de l’Université de l’Indiana qui est dépositaire, depuis plus de trente ans, d’une solide expertise lexicographique, la lexicographie générale et la lexicographie créole ne sont pas enseignées au National Center for Interpretation de l’Université de l’Arizona et au Département de linguistique du MIT. Malgré cela, ces deux institutions universitaires américaines ont vu surgir, dans leur environnement immédiat, les deux lexiques les plus déficients et les plus lacunaires, sur le plan scientifique, de toute l’histoire de la lexicographie créole.
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L’une des caractéristiques majeures du « Haitian-Creole Glossary of Legal and Related Terms » (National Center for Interpretation, University of Arizona, 1998) est le recours fréquent à des périphrases explicatives en lieu et place d’équivalents créoles lexicalisés. Exemples : « deklare moun pa koupab », « lwa ki regle sa ki ka fèt nan dives zòn yon vil », « yon temwen ki espesyalis », « lè yo arete yon moun pou anyen ». Le recours fréquent à des périphrases explicatives en lieu et place d’équivalents créoles lexicalisés est modélisé dans ce lexique juridique, à contre-courant des règles de base de la lexicographie professionnelle. Il s’agit d’une modélisation erronée et contre-productive en raison de la fréquence élevée d’utilisation des périphrases explicatives en lieu et place d’équivalents créoles lexicalisés et, surtout, parce que ce processus de fabrication d’équivalents créoles procède de l’absence totale du critère central de l’exactitude de l’équivalence lexicale conjoint à celui de l’équivalence notionnelle, critère majeur au centre de toute rigoureuse démarche lexicographique. Comme dans le « Haitian-Creole Glossary of Legal and Related Terms » (National Center for Interpretation, University of Arizona, 1998), la modélisation erronée et contre-productive de l’usage des périphrases explicatives en lieu et place d’équivalents créoles lexicalisés se retrouve également dans le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative ». Exemples : « analiz pou yon makonnay regresyon », « konbyen kwazman ou vle reyalize », « enstriksyon ant kanmarad ».
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Le recours fréquent à des périphrases explicatives en lieu et place d’équivalents créoles lexicalisés renvoie à la complexe problématique des emprunts et de la néologie créole aussi bien dans des ouvrages lexicographiques généralistes de la langue usuelle que dans des ouvrages lexicographiques spécialisés. Lorsqu’un terme de la langue source (l’anglais ou le français par exemple) n’existe pas dans la langue cible (ici le créole) pour dénommer la même notion, le traducteur ou le lexicographe doit effectuer des choix à la fois méthodologiques et lexicaux : trouver un équivalent dans le corpus de la langue usuelle ou emprunter un terme d’une langue sœur ou créer un mot nouveau, un néologisme. Le traducteur ou le lexicographe effectuera ces choix selon les critères qui gouvernent toute production néologique rigoureuse, l’objectif étant de consigner des équivalents créoles motivés et univoques. (Sur la problématique de la néologie créole, voir l’étude de la linguiste-créoliste Marie-Christine Hazaël-Massieux, « Prolégomènes à une néologie créole » parue dans la Revue française de linguistique appliquée, 2002/1, vol. VII ; voir aussi l’étude du linguiste-lexicographe Albert Valdman, « L’évolution du lexique dans les créoles à base lexicale française » (revue L’information grammaticale no 85, mars 2000), ainsi que l’étude de Robert Berrouët-Oriol, « La néologie scientifique et technique, un indispensable auxiliaire de la didactisation du créole haïtien » parue dans le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (par Robert Berrouët-Oriol et alii, Éditions Zémès, Port-au-Prince, et Éditions du Cidihca, Montréal, 2021). Pour une revue des principes méthodologiques de la néologie, voir entre autres l’étude de Salah Mejri, « Néologie et unité lexicale : renouvellement théorique, polylexicalité et emploi » parue dans Langages 2011/3, no 183 ; voir aussi l’article fondateur « Théorie du néologisme » de Louis Guibert paru en 1973 dans les Cahiers de l’AIEF, l’Association internationale des études françaises ; voir également l’étude de Sylvia Pavel, « Néologie lexicale : transfert, adaptation, innovation » parue dans la revue TTR (Traduction, terminologie, rédaction), volume 2, 1er semestre 1989) ; voir aussi le livre « Néologie et terminologie dans les dictionnaires », sous la direction de Jean-François Sablayrolles (Éditions Honoré Champion, 2015). Sur la problématique générale de l’emprunt, voir le livre de Christiane Loubier, « De l’usage de l’emprunt linguistique », Office québécois de la langue française, Québec, 2011 ; voir aussi « L’adaptation morphologique des emprunts néologiques : en quoi est-elle précieuse ?, par Anna Anastassiadis-Syméonidis et Georgia Nikolaou, revue Langages, 2011/3 (n° 183).
Tel que précisé précédemment, l’examen comparatif des deux productions lexicographiques qui ont vu le jour dans un environnement universitaire américain –le « Haitian-Creole Glossary of Legal and Related Terms » (National Center for Interpretation, University of Arizona, 1998) et le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » [2015 ?]–, permet d’exposer plusieurs enseignements de premier plan car il y a d’évidentes parentés « élaboratives » entre ces deux ouvrages. Le rappel des caractéristiques lexicographiques majeures du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » en fournit une fort éclairante illustration et c’est toute la lexicographie créole qui est en fortement interpellée par les enseignements issus de l’examen comparatif entre ces deux ouvrages.
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Le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » a été bricolé dans un environnement universitaire avec l’aval complaisant et « l’aura scientifique » du Département de linguistique du MIT. Les promoteurs de ce « Glossary », dépourvus de la moindre compétence connue en lexicographie générale et en lexicographie créole, n’ont produit jusqu’à présent aucune étude académique, aucun texte théorique de référence, aucun article de vulgarisation sur la lexicographie créole et encore moins sur la néologie créole.
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Cette absence généralisée mais banalisée de toute compétence connue en lexicographie créole au MIT Haiti Initiative est à l’origine d’une lourde lacune conceptuelle sur l’objet lui-même : le MIT Haiti Initiative a produit un lexique anglais-créole de plus de 800 termes alors même qu’il le présente comme un « glossaire », contrairement aux fondements scientifiques et à la longue tradition de la lexicographie. Dans les domaines spécialisés de la lexicologie, de la lexicographie et de la terminologie, le terme « glossaire » signifie « Dictionnaire expliquant ou remplaçant par des expressions courantes, des mots anciens ou obscurs d’une langue » ; « Liste de mots d’une langue, d’une œuvre, accompagnée de définitions, d’explications, de références » (ORTOLANG, Centre national de ressources textuelles et lexicales du CNRS, France).
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Les rédacteurs-bricoleurs du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » accréditent un pseudo « modèle » lexicographique qui à l’analyse se révèle être un « modèle » essentiellement amateur, erratique, fantaisiste et pré-scientifique de type Wikipedia inconnu de la lexicographie professionnelle. Le pseudo « modèle » lexicographique du MIT Haiti Initiative a inauguré une « lexicographie borlette » ou « lexicographie lamayòt » qui appauvrit considérablement la créolistique. À l’échelle internationale, le pseudo « modèle » lexicographique Wikipedia/MIT Haiti Initiative n’est enseigné dans aucune université et il n’a fait l’objet d’aucune publication scientifique de référence. Il n’est cité en référence par aucune étude de lexicographie créole. Les remontées de terrain ont plusieurs fois confirmé que le pseudo « modèle » lexicographique de type Wikipedia du MIT Haiti Initiative n’est pas parvenu à s’implanter dans les universités en Haïti ou dans le secteur de la traduction générale et technique/scientifique (voir notre article « La « lexicographie borlette » du MIT Haiti Initiative n’a jamais pu s’implanter en Haïti dans l’enseignement en créole des sciences et des techniques » (Fondas kreyòl, Martinique, 5 juillet /2023).
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Les promoteurs de la « lexicographie borlette » ou « lexicographie lamayòt » au MIT Haiti Initiative prétendent innover en matière de néologie créole mais leurs prétentions ne sont nullement fondées sur le plan scientifique. En effet, l’élaboration du « Glossary » est présentée, sur le site du MIT – Haiti Initiative –au chapitre « Kreyòl-English glosses for creating and translating materials in Science, Technology, Engineering & Mathematics (STEM) fields in the MIT-Haiti Initiative »–, dans les termes suivants : « (…) l’un des effets secondaires positifs des activités du MIT-Haïti (ateliers sur les STEM, production de matériel en kreyòl de haute qualité, etc.) est que nous enrichissons la langue d’un nouveau vocabulaire scientifique qui peut servir de ressource indispensable aux enseignants et aux étudiants. Ces activités contribuent au développement lexical de la langue » créole » [Traduction : RBO]. Le tableau IV illustre l’inanité et la fausseté de cette prétention à l’innovation en matière de néologie créole : en grand nombre ces équivalents « créoles » sont fantaisistes, faux, nombre d’entre eux ne constituent pas une unité lexicale, ils sont souvent non conformes à la syntaxe du créole et ils présentant souvent une totale opacité sémantique.
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En raison du fait que de nombreux équivalents « créoles » du Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » sont fantaisistes ou faux, a-sémantiques et non conformes au système morphosyntaxique du créole, il est attesté qu’ils n’ont pas été élaborés dans la stricte observance du principe de base de l’équivalence lexicale/équivalence notionnelle qui est une exigence essentielle de la méthodologie de la lexicographie professionnelle. Et parce qu’un grand nombre d’équivalents « créoles » ne peuvent pas être compris du locuteur créolophone, ils ne peuvent en aucun cas être utilisés dans l’enseignement des sciences et des techniques. Et de manière liée, ils ne peuvent pas être mis à contribution pour élaborer une compétente didactique du créole et encore moins pour assurer l’expansion de la didactisation du créole.
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À l’instar du « Haitian-Creole Glossary of Legal and Related Terms » (National Center for Interpretation, University of Arizona), le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » n’apporte aucune contribution scientifique à la didactique du créole : le caractère erratique, fantaisiste et faux de nombreux équivalents « créoles » confirme que les rédacteurs-bricoleurs de cet ouvrage ont été incapables d’élaborer un lexique bilingue en phase avec les véritables besoins langagiers des usagers créolophones, qu’ils soient enseignants ou élèves. Le mode de production du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative », parce qu’il tourne le dos au principe de base de l’équivalence lexicale/équivalence notionnelle, génère des équivalents en grande partie non opérationnels et en cela également ce lexique n’apporte aucune contribution scientifique à la didactique du créole.
Il ressort de l’examen comparatif de ces deux productions lexicographiques élaborées dans un environnement universitaire américain –le « Haitian-Creole Glossary of Legal and Related Terms » (National Center for Interpretation, University of Arizona) et le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative »–, que la lexicographie créole doit aujourd’hui impérativement relever quatre grands défis.
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Un défi institutionnel d’abord : la lexicographie créole doit rompre avec l’amateurisme et les mirages de la « lexicographie borlette » / « lexicographie lamayòt ». La lexicographie créole doit bénéficier d’un enseignement de qualité dispensé dans un cadre institutionnel national, notamment à la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti. Pour consolider un enseignement de qualité de la lexicographie, cette institution universitaire pourra faire appel, en fonction de ses besoins, à l’expertise internationale attestée et connue, entre autres celle de l’Université de l’Indiana, de l’Université Laval ou de l’Université de Montréal.
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Un défi de professionnalisation de l’activité lexicographique ensuite : c’est par l’acquisition à l’université et par des stages pratiques encadrés d’un véritable savoir méthodologique que la lexicographie créole saura durablement s’ancrer dans l’espace modélisé des productions scientifiques. La professionnalisation de l’activité lexicographique est la seule voie capable de garantir la production d’outils lexicographiques de haute qualité scientifique. De manière liée, la professionnalisation de l’activité lexicographique est la seule voie capable d’inscrire dans la durée l’indispensable rupture d’avec l’amateurisme et les mirages de la « lexicographie borlette » / « lexicographie lamayòt ».
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Un défi de maillage, de mise en commun des compétences des lexicographes et de spécialistes de disciplines apparentées : par exemple, l’élaboration d’un vocabulaire français-créole du Droit sera le lieu du maillage des compétences de juristes, de traducteurs, de lexicographes, de rédacteurs juridiques et de rédacteurs de manuels scolaires ainsi que d’enseignants de créole.
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Le défi du recours systématique à la méthodologie de la lexicographie professionnelle, à la stricte application du critère central de l’exactitude de l’équivalence lexicale conjoint à celui de l’équivalence notionnelle.
La lexicographie créole a ses pionniers, ses éclaireurs et ses artisans ayant élaboré des œuvres de grande qualité scientifique en conformité avec la méthodologie de la lexicographie professionnelle. Promouvoir aujourd’hui une lexicographie créole de haute qualité scientifique requiert d’être à l’écoute des enseignements de Pradel Pompilus, Pierre Vernet, Bryant Freeman, Albert Valdman, Henry Tourneux, André Vilaire Chery… Nous leur sommes redevables et leur legs est précieux dans les institutions où est enseignée la lexicographie depuis quelques années, la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti et l’ISTI, l’Institut supérieur de traduction et d’interprétation. Une lexicographie créole citoyenne et rassembleuse est celle qui s’élabore dans l’ancrage aux sciences du langage et au creux d’une vision constitutionnelle de l’aménagement des deux langues officielles d’Haïti, le créole et le français, conformément à la Constitution de 1987 et à la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996. Une lexicographie créole citoyenne et rassembleuse est celle qui promeut la dimension institutionnelle de la professionnalisation du métier de lexicographe –et cette exigence est la même pour le métier de traducteur professionnel. Une lexicographie créole citoyenne et rassembleuse est celle qui apporte aux rédacteurs et aux éditeurs de manuels scolaires les dictionnaires et les lexiques créoles ou français-créole dont a besoin l’École haïtienne pour assurer adéquatement un enseignement de qualité en langue maternelle créole. La survenue d’une véritable École lexicographique haïtienne –fortement ancrée sur le socle méthodologique de la lexicographie professionnelle–, sera d’un apport majeur pour l’apprentissage en créole des savoirs et des connaissances. Au creux d’une lexicographie créole citoyenne et rassembleuse, l’arrivée prochaine d’un dictionnaire scolaire bilingue français-créole, qui sera mis à la disposition de l’École haïtienne, permettra à l’élève d’apprendre la langue-objet et de mieux maîtriser la langue-outil dans l’apprentissage des savoirs et des connaissances (voir notre article « Les dictionnaires et lexiques créoles, des outils pédagogiques de premier plan dans l’enseignement en Haïti », Le National, 18 août 2020).
Montréal, le 5 octobre 2023