« Le Mythe de Sisyphe », d’après Albert Camus, adaptation et jeu Pierre Martot

— Par Michèle Bigot —

Qu’il est étrange d’assister à une représentation du texte adapté de Camus au lendemain d’un premier tour des élections portant le RN en tête des suffrages et dans l’attente d’un deuxième tour ne promettant guère de lendemains qui chantent. Alors même que ce texte fut écrit en février 1941 au lendemain de la défaite de la France face au nazisme triomphant. Peut-on y puiser quelque espoir?

Oui et non, répondra la critique pondérée. Oui, car cette adaptation est un hymne au théâtre et à l’humanisme en général, en forme de pied-de-nez au totalitarisme qui monte. Pierre Martot qui incarne à merveille la figure de l’homme absurde portant son désespoir et sa révolte en étendard, illuminant notre nuit d’une lucidité vengeresse, portant haut la fierté des humains, laquelle consiste à accepter sa condition en dehors de toute transcendance. En tant qu’homme de théâtre, Camus voit dans l’art dramatique et le jeu des acteurs une parfaite image de l’humaine condition, se résumant au corps qu’il incarne dans sa finitude consentie et même revendiquée. En ce sens Pierre Martot continue et sublime ce message , par son jeu épuré quoique fortement incarné, sa diction claire, sa gestuelle éloquente non moins que par le jeu avec les rythmes et les tonalités. Il interprète magnifiquement l’allégresse de la pensée comme les abîmes du désespoir. Humain, trop humain! Il reçoit l’appui d’une scénographie habilement mesurée, l’acteur évoluant dans un espace noir, à peine éclairé par un jeu de suspensions qui soulignent ses évolutions et accompagnent le va-et-vient de la pensée vagabonde à la recherche d’une possible paix de l’esprit.

Et pourtant non, car on mesure aujourd’hui à quel point l’absurde s’est déplacé. Alors qu’il figurait pour Camus une image du vide qui sépare le monde et l’homme, la vanité de la tentative que fait la raison pour se mesurer à l’univers et tenter de le com-prendre, il semble qu’à l’heure actuelle et à l’aune de ce qui se passe dans la sphère politique, c’est de la raison elle-même que l’homme paraît désespérer, non pas du hiatus qui le sépare à tout jamais du monde mais de la béance qui se creuse à l’intérieur même de la pensée humaine, laquelle semble désespérer de ses propres forces, s’affaisser sur elle-même. L’humanisme triomphant et superbe de Camus qui s’autoproclame jusqu’au cœur de la guerre paraît aujourd’hui se déchirer, renoncer à ses propres forces et céder devant les mirages de la force brute. Tant et si bien que le spectacle offre l’image nostalgique d’un chant du cygne, et nous laisse comme un regret amer de la grandeur humaine quand elle consent à accepter ses limites. On a beaucoup de mal aujourd’hui à imaginer Sisyphe heureux, et pourtant c’est la leçon que l’humanisme devra faire sienne s’il veut repartir pour un incessant combat.

 

Festival d’Avignon off 2024

Théâtre Transversal 29.06>21.07