Et si, comme les femmes, les hommes étaient depuis toujours victimes du mythe de la virilité ? De la préhistoire à l’époque contemporaine, une passionnante histoire du féminin et du masculin qui réinterprète de façon originale le thème de la guerre des sexes. Pour asseoir sa domination sur le sexe féminin, l’homme a, dès les origines de la civilisation, théorisé sa supériorité en construisant le mythe de la virilité. Un discours fondateur qui n’a pas seulement postulé l’infériorité essentielle de la femme, mais aussi celle de l’autre homme (l’étranger, le « sous-homme », le « pédéraste »…). Historiquement, ce mythe a ainsi légitimé la minoration de la femme et l’oppression de l’homme par l’homme. Depuis un siècle, ce modèle de la toute-puissance guerrière, politique et sexuelle est en pleine déconstruction, au point que certains esprits nostalgiques déplorent une « crise de la virilité ». Les masculinistes accusent le féminisme d’avoir privé l’homme de sa souveraineté naturelle. Que leur répondre ? Que le malaise masculin est, certes, une réalité, massive et douloureuse, mais que l’émancipation des femmes n’en est pas la cause. La virilité est tombée dans son propre piège, un piège que l’homme, en voulant y enfermer la femme, s’est tendu à lui-même. En faisant du mythe de la supériorité mâle le fondement de l’ordre social, politique, religieux, économique et sexuel, en valorisant la force, le goût du pouvoir, l’appétit de conquête et l’instinct guerrier, il a justifié et organisé l’asservissement des femmes, mais il s’est aussi condamné à réprimer ses émotions, à redouter l’impuissance et à honnir l’effémination, tout en cultivant le goût de la violence et de la mort héroïque. Le devoir de virilité est un fardeau, et « devenir un homme » un processus extrêmement coûteux. Si la virilité est aujourd’hui un mythe crépusculaire, il ne faut pas s’en alarmer, mais s’en réjouir. Car la réinvention actuelle des masculinités n’est pas seulement un progrès pour la cause des hommes, elle est l’avenir du féminisme.
Olivia Gazalé a enseigné la philosophie pendant vingt ans, en classes préparatoires, à l’Institut d’Études Politiques de Paris et aux Mardis de la philo, dont elle est la cofondatrice. Elle est l’auteur de Je t’aime à la philo – Quand les philosophes parlent d’amour et de sexe (Robert Laffont, 2012).
Olivia Gazalé : « La fin de la virilité n’a rien à voir avec la fin des hommes »
La philosophe Olivia Gazalé, auteur de Le Mythe de la virilité : un piège pour les deux sexes, analyse l’idéologie de domination qui a structuré la société durant des siècles. Et explique que notre avenir commun dépend de notre capacité à en sortir.
— Propos recueillis par Béatrice Bouniol —
La Croix : Qu’est-ce que la virilité ?
Olivia Gazalé : Il existe de multiples manières d’incarner l’identité masculine et de jouer avec ses codes. L’investissement dans la sphère privée, l’expression de la sensibilité et de l’émotion, la réinvention de la paternité forgent ainsi les nouvelles masculinités qui s’inventent aujourd’hui. La virilité, elle, est un système de représentation, une idéologie de la domination, de la supériorité d’un type masculin sur les femmes comme sur les autres hommes.
Ce mythe a-t-il vécu ?
O.G. : La fin de la virilité n’a rien à voir avec la fin des hommes, comme certains s’en alarment, en fustigeant les combats féministes qui en seraient la cause. La crise de la virilité est aussi ancienne que le modèle lui-même, vu qu’il s’agit d’une construction sociale, toujours susceptible d’être remise en cause. Chaque fois que la virilité s’est sentie menacée, elle a brandi la peur pour se maintenir. Car, même s’il se fissure de toutes parts, le mythe de la virilité n’est pas mort. Et il faut le rappeler, il a encore des effets bien réels. Les filles restent par exemple minoritaires dans les filières d’élite. Les garçons, eux, ont de moins bons résultats scolaires. Or, les femmes ne sont ni inaptes à certaines études ni plus aptes à la réussite.
À quand remonte la crise que nous connaissons ?
O.G. : À la crise de la modernité. Depuis un siècle, les trois figures constitutives de la virilité ont été désacralisées. Celle du guerrier qui meurt au combat, tout d’abord. L’homme des tranchées de 1914, dont la droite nationaliste conspue la gueule cassée (il faut voir avec quelle vulgarité Édouard Drumont les nommaient les « sans-couilles ») a brisé ce mythe du sacrifice et de la belle mort, que les conflits suivants ont définitivement enterré. La deuxième figure, c’est celle de l’ouvrier héroïque, portée par la révolution industrielle. L’homme du fer, du feu et de l’eau, qui tire sa fierté de son travail. Les totalitarismes en ont détourné l’image. Le taylorisme et le fordisme en ont fait un simple chaînon. La bureaucratisation lui a préféré l’employé à col blanc, avant qu’un management violent ne vienne lui donner un coup fatal.
Et la troisième figure ?
O.G. : C’est la figure du père. Si les conquêtes féministes ont sans doute contribué à la fragiliser, ce sont les hommes régicides qui lui ont porté atteinte les premiers. L’Ancien Régime reposait sur la triple analogie entre Dieu, son représentant royal et un père tout-puissant dans sa famille. De cette société des pères, la révolution a fait une société de pairs, donc de frères.
Face aux bouleversements actuels, comment les hommes vivent-ils ?
O.G. : Beaucoup s’en réjouissent, tant le modèle viril était aussi pesant pour les hommes eux-mêmes, sommés en toute occasion d’être forts et performants. Tous ceux qui ne correspondent pas à ces critères subissent encore la violence du rejet, voire du harcèlement. Les réactions dépendent évidemment des milieux et des générations, même s’il est trop simple de penser que les jeunes bougent et que les vieux résistent. J’ai reçu des courriers d’hommes âgés m’avouant que la recherche de la puissance avait ruiné leur vie. Et il existe bien entendu de jeunes hommes virilistes.
→ ENQUÊTE. Les pères connaissent la chanson
Surtout, les résistances ne viennent pas seulement des hommes. Certaines femmes voient aussi dans les évolutions actuelles une insupportable remise en cause de leurs certitudes, comme de leur place dans la société et dans la famille. Ainsi, ce sont moins « les hommes » qu’une partie de la société qui demeure figée sur un ordre ancien, patriarcal, qui assure un confort aux dominants.
Comment rompre avec ce modèle de domination ?
O.G. : Il nous faudrait tout d’abord renoncer à l’idéologie de la performance qui nourrit la violence, de ceux qui réussissent comme de ceux qui échouent. Abandonner la rhétorique qui l’accompagne, comme l’opposition entre les premiers de cordée et ceux qui ne sont rien. Valoriser une vie réussie autrement que par l’argent et la position sociale. Ensuite, il existe des mesures concrètes pour effectuer cette mutation : allonger et rémunérer le congé parental pour que les hommes prennent leur part et que l’on cesse de faire de la maternité un argument de moindre salaire, mais aussi sanctionner les insultes et bien sûr, au long cours, éduquer. L’évolution des mentalités se fera sur une ou deux générations. Nous n’avons pas le choix. Il faut rompre avec ce modèle de domination, qu’il soit de l’homme sur la femme, de l’homme sur l’homme, ou de l’homme sur l’animal et la planète. C’est ainsi la crise climatique qui aujourd’hui porte le coup final au mythe de la virilité. Nous devons aller vers une société qui en finisse avec la puissance comme manière d’appréhender le monde et de construire sa vie.
Béatrice Bouniol
Source : LaCroix.com