— par Janine Bailly —
La représentation de Hedda Gabler par la troupe de l’Adapacs m’a donné une furieuse envie d’aller relire la pièce, d’aller aussi naviguer sur la toile où foisonnent les écrits sur Hedda, des écrits dont je me suis avec gourmandise nourrie. Et ne serait-ce que pour cela, il me faut remercier qui fut à l’initiative du spectacle montré cette fin de semaine au lycée Schœlcher.
Relire Hedda c’est vouloir se tenir au plus près de ce personnage si intrigant, dont Isabelle Huppert, au moment d’endosser le rôle, disait en interview que beaucoup avouaient ne rien avoir compris à cette étrange figure féminine. Son créateur, Henrik Ibsen donc, a lui-même beaucoup parlé de Hedda, comme s’il se trouvait devant un mystère à élucider, et que la créature à laquelle il avait donné vie lui échappât. À ceux qui veulent voir dans cette œuvre un plaidoyer en faveur de la femme, il aurait ainsi répondu « Je ne suis pas certain de savoir au juste ce que sont les droits des femmes. Bien sûr, il est souhaitable de résoudre au passage les problèmes de la femme, mais je le répète, ce ne fut pas là mon dessein. Mon objet est de peindre l’être humain. ». L’on voit en effet qu’il ne prend pas de Hedda la défense comme il prenait celle de Nora dans Une Maison de Poupée !
La difficulté de vivre propre à la condition humaine, et qui s’incarne en chacun de nous de façon si singulière, prend chez Hedda la forme d’une quête, quête de liberté et de grandeur d’âme quand elle veut échapper à la médiocrité de son milieu, se libérer du carcan des conventions bourgeoises, transgresser les interdits qui étaient ceux de son époque. Mais d’où tient-elle cette peur du scandale, contradictoire à ses aspirations ? Il y a sans doute en amont des traumatismes qui nous resteront inconnus, et que l’on pressent. Hedda souffre d’un ennui existentiel, en cela elle est une héroïne tout à la fois moderne et intemporelle. Hedda porte avec elle une énergie de vie qu’elle convertit en force de destruction et de mort, une mort qu’elle voudrait sublime, et en cela elle est aussi une héroïne de tragédie. Alain Françon veut voir, dans sa démesure, une « figure de notre condition ». « Mettre le monde en son pouvoir », tel est le désir impossible et insensé de Hedda. « Elle assumera jusqu’au bout cette impossibilité, en se donnant le seul pouvoir possible : se tuer. ». Plus qu’une vie subie, une mort délibérément choisie.
Nombreux sont les grands metteurs en scène qui ont tenté de cerner la complexité du personnage, d’en déchiffrer les énigmes et de nous en donner les clefs, de Stanislavsky dès 1889 à Thomas Ostermeier en 2012, en passant par Raymond Rouleau, Brigitte Jaques, Ingmar Bergman, Alain Françon,, Jean-Pierre Miguel, Eric Lacascade ou Polanski, pour ne citer en désordre que les plus célèbres d’une longue liste. Beaucoup ont réfléchi à l‘angle sous lequel aborder le texte, qui se sont heurtés à la complexité de la pièce, une complexité tenant au fait qu’elle allie des éléments naturalistes — c’est-à dire en rapport avec le milieu social — à des problèmes existentiels. Ainsi Alain Françon, par crainte de tomber dans le naturalisme au détriment d’autres voies potentielles, a supprimé à l’acte 1 toutes les répliques de la servante, éliminant par là même ce qui eût pu apparaître comme une problématique de la lutte des classes. L’essentiel fut pour tous de se choisir une lecture, un axe dominant, et de s’y tenir, sous peine de priver la mise en scène d’une nécessaire cohérence.
Mais quel qu’ait été le choix du metteur en scène, le dernier mot reviendra toujours au spectateur actif, qui doit ici faire, avec les éléments proposés, sa propre représentation mentale de Hedda. De plus, au théâtre comme ailleurs l’on sait bien que dans toute communication le message reçu n’est pas forcément l’exacte réplique du message émis, et que « l’essentiel n’est pas toujours dans les mots, mais dans ce qui est dit entre les mots », dixit encore Isabelle Huppert, ce qui engendre trop souvent incompréhensions et vaines querelles entre ceux qui font métier de critiquer et ceux qui font métier de théâtre. Chacun se construira donc librement son Hedda, emportant avec lui ce qu’on lui a donné à entendre mais aussi ce qu’il a entendu, au double sens d’ouïr et de comprendre. Chacun quittera la salle avec ses interrogations, ses doutes et ses certitudes, un peu plus riche de savoirs et d’humanité à chaque fois !
Janine Bailly, Fort-de-France, le 7 juin 2016