— Par Jean-José Alpha —
Le « marronneur de mots » comme il se définit lui même, le poète philosophe Joby Bernabé, a livré à son auditoire une telle affirmation de la Vie, récit de sa propre trajectoire, que la charge poétique qui le portait souleva d’acclamations la salle comblée sous les yeux émus de « l’orfèvre de la parole ».
De son apparition éclairée en demi-teinte plantée derrière un micro sur pied, sur un plateau nu plongé dans le noir, « le musicien de la parole » qu’il est, s’est révélé une fois de plus maître de son instrument. Il s’est livré avec aisance et plénitude à son art captivant, celui de dire dans le souffle, la retenue, l’exaltation et l’agilité, tout ce qu’il pense et tout ce qu’il ressent avec cette voix parfaitement maitrisée de ténor⋅
On peut penser que l’exercice du dire pratiqué par les adeptes du « stand up » ou du « one man show », utilisant comme genre théâtral la dérision ou la satire livrée à un débit de mitraillette, captivent l’auditoire subjugué par la performance ; mais très vite, la fatigue s’installe aussi vite que les pensées s’escamotent ou se vident de sens dans un tempo métronomique, répétitif, qui lasse et qui décroche.
Fort heureusement, ce n’était ni le cas, ni le genre voire même l’intention du comédien qui a livré à la salle captivée, sans se hâter, les modulations, les dominantes du récit épique (co-écrit avec Nicolas Bonneau) de sa trajectoire de vie, ses lumières, ses ombres et par-dessus tout, ses mouvements et sa gestuelle créole, dans un ballet de gestes et de corps qui arrachent, comme un magicien, des visions « verticales à la terre » pour se soustraire avec élégance aux aspects trompeurs du monde.
Le poète-semeur qui fut laboureur auparavant, est de la trempe de Seamus Heaney (1939-2013), poète Irlandais, Prix Nobel de littérature en 1995, qui refusait de considérer son travail comme une activité exclusivement intellectuelle. En renvoyant à son origine paysanne, Heaney se comparaissait volontiers à un agriculteur qui ne connait que la terre, le ciel, le vent, le soleil et la pénibilité de la tâche. « Le poète doit creuser sans cesse la langue, afin d’y extraire des émotions et des images fortes », disait-il. Comme Joby Bernabé, l’artisan bijoutier et styliste, s’évertue à extraire de la matière brut, ses bijoux, ses parures, ses oiseaux, ses pensées, … ses poèmes.
De l’émouvant poème « l’année de l’arbre » certainement en hommage à Man Ninie, sa grand-mère de Saint Pierre en Martinique, jusqu’à l’apparition de la neige qui se pose sans bruit sur son visage ébahi un soir d’hiver dans les Alpes du Sud en France, l’auditoire s’envole sans s’en apercevoir vers la mythique Afrique où il témoigne de ses implosions, de ses luttes fratricides.
Puis, exalté par le récit dans lequel le héros symbole de l’humanité, entreprend de conter un monde meilleur au rythme d’une existence jalonnée de découvertes, de déconvenues et de doute, on apprend ses nécessaires métamorphoses au fil des rencontres avec la danse, la musique, les arts martiaux, la beauté artistique, féminine, humaine et mystique, le cinéma d’Euzhan Palcy où il plongea dans le regard du comédien sénégalais Douta Seck.
Revenu en terre natale, on y mesure la force de son Théâtre soutenu par Aimé Césaire, ses expériences politiques, son écriture, son artisanat et puis cette poésie qui se colle à lui comme une femme pour ne jamais le quitter.
De cet émouvant parcours de Vie que chacun porte en lui enkysté dans sa propre trajectoire, Joby Bernabé s’écarte pour prendre un chemin de traverse comme un arrêt sur image. Il laisse monter tout doucement cette douleur cathartique qui caractérise les trahisons et les regrets, les sentiments de vengeance et les apaisements du temps, quand il parle du «Morne » dans le Monde (et le Monde était le Morne). Ce lieu de rencontres culturelles et artistiques qu’il avait créé à Fort de France dans les friches d’un hôpital perché au dessus de la ville foyalaise, avec les solidarités humaines d’ « une bande de copains poètes, architectes, sculpteurs, peintres, musiciens, comédiens et dramaturges ». La diffusion artistique y avait trouvé un espace de création, de brainstorming et d’émancipation.
Que reste-t-il aujourd’hui du « Morne » comme du Monde ? La question est enfin posée par le poète à tous ceux qui ont participé à son effacement. A tous ceux qui ont stoppé l’élan créateur des travailleurs poètes du spectacle vivant en Martinique, faisant d’eux aujourd’hui des porteurs d’eau, … des sans-abris de la culture et des arts. Mais que reste-t-il de nos forces portées par l’enthousiasme, l’inspiration et l’exaltation ? Elles ont été décapitées par des détresses politiques et des paroles creuses de mauvaise conscience… « il n’en reste aujourd’hui, dit le poète, qu’un petit bout de céramique, un éclat à moitié enfoui » dans la mémoire de la terre chauve.
A cet instant, le poète debout, les jambes écartées, les yeux clos, les mains ouvertes le long du corps, pose lentement le menton sur sa poitrine… Silence.
Mais l’affirmation de la Vie est l’acte spirituel par lequel l’homme cesse de se laisser vivre, et commence à se dévouer avec respect, à sa propre vie pour lui donner sa véritable valeur. « Même si l’art ne peut changer le monde, il donne à chacun la conscience de le changer », a répété plusieurs fois le poète éveilleur à son public debout.
L’habillage musical est réussi ; conçu et exécuté subtilement par Sébastien Bertrand et Gaël Desbois, il fait serpenter ce récit de Vie dans des univers urbains pas très éloignés de ceux de Steve Reich. Les lumières efficaces révèlent le vocabulaire physionomique et corporel de l’artiste pris entre doutes et révélations.
Et les remerciements sincères adressés parmi d’autres au poète-chanteur-guitariste argentin Atahualpa Yupanqui, m’ont ramené à ma propre trajectoire.
Fort-de-France,
le 08/11/2014
J-J A.